26 janvier 2025

De quoi avoir peur ?

De quoi avoir peur ? Cette question nous concerne tous parce que nous avons tous peur. Plus ou moins peur, mais aucun mortel qui se pense mortel ne vit sans elle, puisque notre peur principale est celle de cesser de nous sentir être, et que nous appelons mort cet anéantissement. Et peut-être même que nous avons rencontré la peur au moment même de notre naissance, peut-être que nous sommes nés avec elle. Aujourd’hui, la mort est partout, qu’elle explose dans des bombes, brûle dans des forêts, se tapisse dans des maladies, qu’elle assèche, qu’elle gèle, qu’elle affame ou qu’elle joue aux jeux politiques et cruels de la division planétaire. Nous vivons dans le monde de la peur. Mais qui l’a fait, ce monde ? Nous. Serait-ce donc que la peur nous plaît ? Dans le cas contraire, qu’est-ce que nous avons mis en place pour en sortir ? Avons-nous travaillé toutes les options ? On ne peut échapper efficacement à un danger que s’il est clairement déterminé. Observons donc précisément quels dangers nous assaillent et comment la peur s’installe dans nos vies. Est-elle temporaire ? Est-elle durable ? Voyons nos stratégies et celles des sociétés devant elle et osons dresser un constat lucide. Mais commençons par un tour du côté du vocabulaire, et par observer ce qu’elle est.

Il suffit de regarder la pile de mots de son champ lexical pour avoir confirmation de la place de la peur dans nos vies. Du côté de la petite peur, nous aurons une légère appréhension, ou un peu d’inquiétude, ou un trac plus ou moins prononcé. Pour la grande peur, nous n’avons que l’embarras du choix : effroi, terreur, horreur, panique ou épouvante, jusqu’à la mort où nous traverserons les affres de l’agonie, pour ne rien dire de ce qu’il y a après et de l’angoisse de l’enfer. Je vous fais grâce de toutes les familles de mots de chacun de ces noms, genre terrifiant, horrible ou épouvantable. Voulons-nous parler de peurs bien installées ? Voici l’insécurité, l’angoisse et l’anxiété. Nous sommes envahis de tics et de TOC, ou entravés dans les phobies les plus diverses, les névroses et les hantises. Nous pouvons aussi être craintifs par nature depuis la naissance, poltrons, pleutres, lâches, pusillanimes, ou simplement timides et timorés. L’argot n’est pas en reste de vocabulaire bien sûr, étant historiquement le vocabulaire des marginaux qui vivaient dans la précarité, l’illégalité et le danger. On peut avoir un coup de flip ou un coup de pression, la trouille, les foies ou les jetons, ou simplement les chocottes, la frousse et la pétoche. Le vocabulaire nous le dit sur tous les tons : tenons-nous sur nos gardes. C’est effarant !

Les psychologues ont rangé la peur parmi les émotions, au même titre que la joie, l’amour, la tristesse ou la colère. La caractéristique d’une émotion est de commencer par un évènement extérieur qui nous entraîne dehors, c’est-à-dire que ça nous tire hors de nous-mêmes jusque dans l’émotion appropriée à la situation. Un deuil nous entraîne dans la tristesse, un cadeau d’anniversaire dans la joie, ou alors nous serions des robots sans les couleurs de la vie. L’étymologie du mot émotion le dit exactement : une émotion c’est ce par quoi on est bougé ex, hors de, c’est à dire hors de notre assise, hors de notre assiette diraient les cavaliers. Le sens apparaît encore plus clairement dans le terme é-mu, qui est mu hors de. L’émotion nous meut, elle nous émeut, même. D’ailleurs c’est une expression courante que de dire : ‘Il était hors de lui’ en parlant de quelqu’un de furieux. Ajoutons que puisque nous sommes agis par l’émotion, nos réactions aux émotions ne dépendent pas d’un choix délibéré et conscient mais d’un ensemble de modifications qui s’emparent de nous en fonction des circonstances. Dans ces conditions, il n’y a pas plus à nous féliciter d’être heureux de notre cadeau qu’à nous reprocher d’être en colère.

Pour nous recentrer sur l’émotion de peur, les neurosciences et les éthologues en ont beaucoup étudié les effets sur notre comportement et notre physiologie. La réponse de la peur au danger est automatique, la part de notre réflexion y est quasiment inexistante. La nature sait bien que si le danger presse, une démarche genre « Voyons voir, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je prenne mes jambes à mon cou » serait parfaitement inadéquate. Ce ne serait probablement plus la peine de nous poser la question. Donc, que nous soyons humains ou animaux, si la peur survient, elle nous saisit. Retrouvant l’étymologie latine où pavor signifie ‘être frappé d’effroi’, on peut dire que la peur nous frappe. Quelle que soit notre activité, nous la suspendons, nous nous immobilisons. Mais pourquoi ? Pour être en alerte générale maximale et savoir d’où vient le danger, pour nous orienter et pouvoir décider si nous devons fuir, faire le mort ou attaquer. En un mot, pour survivre.

Notons que nous sommes moins armés que les animaux à l’état naturel. Nous ne pouvons pas cacher naturellement notre fuite derrière un nuage d’encre, comme la seiche. Le hérisson, en plus de ses piques, émet une substance assez puante pour éloigner n’importe quel agresseur doué d’un tant soit peu de bon sens, et à part quelques pétomanes, pas nous. D’autres, comme les lièvres, les girafes ou les kangourous sont imbattables à la course, pas nous. A cela ajoutons l’art de l’immobilité et du silence absolus. Chez les humains seuls les maîtres en arts martiaux et certains chasseurs en sont capables. A première vue, nous sommes dépourvus de plusieurs atouts que la nature a distribué aux animaux devant le danger. Du coup, nous sommes plus vulnérables aux dangers et plus sensibles à la peur.

Au premier signal de peur, l’amygdale, à ne pas confondre avec celles que nous avons au fond de la gorge, l’amygdale donc, provoque en nous plusieurs modifications physiologiques d’urgence. Le système nerveux sympathique sonne l’alarme et déclenche la sirène comme dans les films de guerre. Ça sonne dans nos surrénales ! Notre vigilance s’accroît : si la peur ne dure pas trop longtemps, le cerveau s’active. Nos pupilles se dilatent pour nous permettre de mieux voir les menaces. Une partie de notre sang quitte le haut du corps et descend dans le bas, parce que c’est là où se trouvent nos jambes, je ne vous l’apprends pas. De plus il y a une augmentation de nos capacités de coagulation, très utile en cas de blessure légère. Notre cœur se met à battre plus vite pour soutenir nos efforts en cas de fuite. On peut comme le dit l’expression populaire pisser dans sa culotte et même davantage, mais c’est pour s’alléger s’il fallait fuir. Il n’est pas rare que nos poings se crispent un peu inconsciemment. Poussons le mouvement, nous aurions vite le poing fermé en cas d’attaque. Seulement, le corps redistribuant les énergies dont nous disposons, d’autres processus s’arrêtent. L’intelligence de la nature pose des priorités et comme la digestion n’a plus aucun sens pour un cadavre, elle met le système digestif en sommeil.

Les sensations de ce branle-bas de combat ne font pas que nous déplaire. Nous aimons donc jouer à nous faire peur, à condition d’être certains que cela n’a pas lieu d’être. La fête récente d’Halloween avec ses sorcières, ses déguisements horribles et ses films d’horreur à la pelle en sont une illustration. La peur que nous savons injustifiée dans la réalité met notre corps dans un état d’excitation à peu de frais et comme nous sommes sûrs que nous retrouverons nos pantoufles à la fin du film, nous sécrétons les hormones du plaisir : endorphine, dopamine, sérotonine. Ajoutons qu’il est bien possible que parfois une catharsis ait lieu, c’est à dire une sorte de purification psychologique. En effet, les monstres que nous voyons à l’écran ont quelque chose à voir avec nos monstres intérieurs. Leurs dérèglements vibrent avec nos torsions secrètes qui se trouvent mises en lumière et peut-être même exorcisées par le film.

Dans tous les autres cas, la peur et sa chaîne de réactions au danger est quand même un processus coûteux pour l’organisme. Elle est prévue pour être temporaire, le temps que nous répondions au danger, puis elle s’efface afin que le système parasympathique rétablisse la détente et l’harmonie. Lorsque le chien a quitté la maison et que le chat l’a bien vérifié, son effroi cesse et il reprend son territoire. La peur qui l’avait poussé à prendre la fuite reflue, la nature remet de l’ordre dans son organisme, il va manger un peu et ronronner sur un coussin du salon. Il a retrouvé l’usage de son estomac et le plaisir du sommeil. Mais que se passe-t-il quand nous nous trouvons dans les conditions d’une peur qui dure ?

Il y a hélas trop d’occasions d’être installés dans un état de peur chronique. Que nous vivions en pays de guerre, comme l’Afghanistan depuis des décennies, que nous soyons contraints à la migration ou simplement enfermés dans une famille maltraitante. L’enfant maltraité vit en état de constant éveil autour de la menace, explique Boris Cyrulnik. Il est prêt à décoder telle crispation de la mâchoire par exemple pour se raidir devant les coups qui vont s’abattre, puisqu’il n’a pas le choix de la fuite. Toute son attention est focalisée là, tout le reste lui est étranger. Le paysage, les leçons à l’école, et même le reste de la famille. Quand une peur dure, la vie se restreint et se resserre autour de la cause du danger. Le chien battu se terre ou attaque quand il voit un promeneur appuyé sur un bâton.

Les symptômes physiologiques et psychologiques négatifs deviennent prédominants et s’étendent même aux plages de temps où nous pourrions goûter la vie. Comme on l’a vu sur des souris, la peur est très inhibitrice. Voici l’expérience. Dans un large périmètre non pas de sécurité, mais de liberté, on a lâché des souris normales et des souris contaminées aux modifications hormonales induites par la peur. Les souris naturelles se sont rapidement aventurées dans toute la surface à leur disposition jusqu’en son milieu pour vaquer à leurs occupations. Les autres sont restées terrées tout le temps de l’observation dans un coin ou le long des bords. Cette expérience était-elle si nécessaire à notre édification ? L’éthologie nous montre que lorsque nous nous trouvons en terrain jugé dangereux, c’est ce que nous faisons. Par exemple, nous évoluerons près du bord de la piscine ou agrippés à la rambarde de la patinoire si nous ne nous sentons pas en confiance. Pire, nous demeurons parfois paralysés, malheureux et crispés à l’endroit où nous nous serons trouvés. Quand bien même faudrait-il aller chercher de la nourriture, nous ne bougerions pas. Plutôt mourir !

En d’autres termes, cette peur qui doit nous éloigner du danger si elle est temporaire devient source de danger lorsqu’elle dure. Lorsque nous nous rendons compte de ces dysfonctionnements, les psychologues nous disent que nous ajoutons à ce que nous vivons au moins deux autres souffrances, comme la culpabilisation et la honte, mais ce n’est pas de notre faute. La peur installée nous a plongés malgré nous dans un état d’inhibition et de confusion mentale, notre digestion laisse à désirer, notre aptitude au plaisir s’éteint, l’anxiété chronique que cela génère épuise le corps en général et les reins en particulier. Notre sommeil lui-même vire à l’insomnie et nos rêves aux cauchemars. C’est horrible et nous ne savons pas comment en sortir. La peur s’étend dans notre vie comme un cancer, nous laissant de moins en moins de place, et nous nous refermons sur un espace de plus en plus étroit. Les chercheurs en génétique ont remarqué que la modification de notre génome se met à chevaucher les génomes caractéristiques de la schizophrénie et des troubles bipolaires.

Une solution serait de considérer la raison de nos peurs et de retrousser nos manches, même des manches de colibri, pour que les dangers diminuent ou s’éloignent de nous et de tous. Il est de notre responsabilité d’en prendre conscience, si nous sommes en moins grande souffrance que d’autres qui ne peuvent pas agir. Et il nous faudra aussi veiller à l’esprit dans lequel nous agirons car ce n’est pas en ajoutant du noir à un tableau qu’on l’éclaircit. Il est clair que ces dangers que nous avons créés ne diminueront pas sans que nous ne nous mettions à les décréer.

Pour reprendre mes exemples précédents, on ne peut laisser un enfant dans l’enfer. Si nous avons des doutes, avons-nous le courage et la compassion nécessaire pour intervenir ? Peut-on laisser un peuple entier sans secours ? Peut-on voir comme ces jours-ci des migrants qu’on est allé chercher par charters entiers être déposés devant la forêt biélorusse en direction de la Pologne, et puis savoir qu’effrayés et gelés, ils mangent des racines pendant plusieurs jours en traversant la forêt sans boire  ? Peut-on entendre qu’ils sont accueillis à la frontière par les matraques de la soldatesque, qu’ils se font rompre les os et renvoyer de l’autre côté où on leur fait subir la même chose en leur interdisant le retour dans leur patrie ? Quelle peut être leur terreur au fur et à mesure des jours ? Que pensons-nous de ce macabre ping-pong politique ? Qu’est-ce que nous faisons ?

De quoi avoir peur ? Moi, j’avoue que j’ai peur de cet homme inhumain, de ces hommes débordant de folie furieuse tels qu’il se montrent ici et ailleurs. J’ai peur de leur cruauté, de leur errance telle qu’ils ne voient plus un semblable dans leur semblable, ni même un animal, ou quoi que ce soit de vivant. J’ai peur parce qu’ils se sont perdus de vue eux-mêmes et qu’ils n’ont peur de rien, ni de l’enfer qu’ils amènent sur la terre, ni de Dieu, ni du karma, ni d’eux-mêmes, peut-être seulement d’un maître comme un Caucescu ou un Bolsonaro, et ce maître n’est pas le mien. Pourtant, disent les Dialogues avec l’ange, il faudrait qu’ils aient peur, eux. Bien dosée, la peur aurait pu leur servir, au sens propre du terme, de garde-fou. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous nous sommes dotés de lois : par la peur de la sanction, elles maintiennent les petits enfants que nous sommes sur une route compatible avec la circulation d’autrui, jusqu’à ce que nous ne garions plus sur la place du handicapé non pas pour économiser 135 euros mais par compassion.

Nous avons aussi un autre chantier qui demande un autre courage, celui du contrôle de notre esprit. En effet, on sait aujourd’hui grâce aux neurosciences que penser à quelque chose est capable d’éveiller les mêmes zones du cerveau que la chose elle-même. De ce fait, lorsque nous pensons à un danger, même s’il n’y en a pas dans la réalité, pour nous il est bien là. Nous nous mettons à avoir physiquement et émotionnellement peur des dangers auxquels nous pensons, avec les mêmes conséquences que celles dont nous venons de parler. Ce qui n’est pas là gâche ce qui est là. Le danger virtuel avale le plaisir réel de l’instant. Nous souffrons. Nous ne nous rendons pas compte que nous interdisons aux mécanismes naturels de notre corps de s’exercer normalement parce que nous ignorons que notre évocation a le même poids pour notre cerveau que la réalité.

Les dangers pensés sont de deux ordres, les uns sont déjà passés, et les autres pas encore là selon la direction de notre pensée. Vers l’arrière, la pensée réactualise un trauma et une peur passée qui n’a plus lieu d’être. Le chauffard a disparu depuis longtemps mais nous nous créons à nous-mêmes une nouvelle souffrance  : celle de la remémoration, de la rumination qui finit par donner au trauma et au danger une continuité qu’il n’a pas dans la réalité. Nous sommes capables de nous infliger l’accident indéfiniment. L’autre désynchronisation porte sur l’avenir. On se met à redouter un danger qui n’est pas là et qui peut-être ne se présentera jamais. Parfois, la rumination du passé alimente la crainte de l’avenir et dans le cas du chauffard, nous redouterons tout ce qui a trait aux voitures jusqu’à nous pourrir l’existence. Il est pourtant statistiquement rarissime qu’une même personne soit victime de deux chauffards dans sa vie.

En nous re-présentant les dangers, au premier sens du verbe re-présenter, en nous les présentant sans cesse à nouveau, nous les re-créons. Cette torsion de notre esprit est particulièrement visible dans le cas de la phobophobie : la peur d’avoir peur. Les personnes atteintes de crises de panique se mettent à avoir peur de nouvelles crises, au point de vouloir éviter des situations de plus en plus nombreuses et de s’enfermer dans une souffrance et une solitude de plus en plus oppressantes. Certains perdent dans cette maladie leurs amis, leur famille, leur travail. Or que se passe-t-il ? La pensée de la peur précédente crée la peur d’une prochaine peur. Ce qu’on nomme la phobophobie montre bien quel dysfonctionnement notre esprit a infligé à la nature. Au lieu d’être provoquée par un élément extérieur, c’est notre propre peur qui crée la peur, au lieu d’être temporaire, elle devient chronique, au lieu de nous sauver, elle nous tue. De quoi avoir peur ? De nos pensées donc, quand elles sont déréglées…

Ajoutons à toutes ces peurs celles qui sont simplement imaginaires et ne correspondent pas à ce que nous vivons. L’idée que nous avons des situations et des gens finit par les remplacer dans leur réalité – et c’est une autre raison d’avoir peur car nous nous mettons en danger en quittant une perception saine de la réalité. D’autre part, ça ne nous gêne pas d’avoir peur d’une chose et de son contraire en même temps. Par exemple nous avons peur du gendarme et peur du voleur quand bien même il n’y aurait pour nous de menace ni de l’un ni de l’autre. Nous avons peur de la solitude et peur des autres, même si pour l’instant notre quotidien est assez harmonieux. Nous avons peur de mourir et peur de vivre. Cette incohérence ne nous saute pas aux yeux, comment ça se fait ? Parce que nous y sommes habitués depuis des générations. Nos peurs ne concernent pas que nous, elles expriment aussi celles de nos ancêtres depuis la glaciation, comme le disait Freud dans des hypothèses dites phylogénétiques.

Je m’explique. Nos ancêtres devaient s’inquiéter des ours, des lions et des loups qui rôdaient devant leur caverne obscure et qui guettaient leur assoupissement pour les manger tout crus. Vous me direz que c’est fini depuis longtemps. Oui, mais non ! Parce que, est-ce que toutes nos cellules à nous sont au courant qu’il n’y en a plus, des ours ? Supposons que, réveillés dans leur sommeil par la griffe acérée d’un tigre, ils n’aient pas réussi à obtenir avant leur mort soudaine une paix parfaite ni à insérer le calme et le pardon dans cette situation. Supposons que les générations d’après n’aient pas non plus traité la question, eh bien cette peur ancienne est susceptible de rester encore aujourd’hui quelque part dans nos inconscients. Nous avons peur sans le savoir. Ces évènements que nos ancêtres ont subis pendant des milliers d’années incitent l’enfant au coucher à vouloir de la lumière dans sa chambre comme un feu devant sa grotte, pour le préserver des monstres de la nuit.

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le virus du COVID est une menace indéniable plus lourde que la maladie elle-même. Au 14ème siècle et rien qu’en Europe, la Peste Noire a fait en cinq ans 25 millions de morts, c’est-à-dire, tenons-nous bien, une personne sur trois. Prenons un instant pour nous représenter cette calamité, à partir du nombre des membres de notre famille par exemple, ou de celui de nos meilleurs amis. Vu la proportion et l’extension géographique, il est impossible que nos ancêtres n’aient pas été décimés eux aussi. Ainsi, cette pandémie réveille-t-elle des effrois épouvantables. Nous nous mettons à nous sentir menacés les uns par les autres. Certains refusent de se réunir désormais dans une même famille, on se brandit l’information des décès comme des arguments contradictoires. La ligne de démarcation des peurs entre provax et antivax divise au point que j’ai lu qu’il y a des gens qui redoutent qu’une nouvelle tension ne tourne à la guerre civile.

Aujourd’hui, des études scientifiques appuient l’intuition de Freud. Elles prouvent que nos mémoires cellulaires véhiculent d’un âge à l’autre les souvenirs qu’on n’est pas arrivé à désactiver soi-même. Selon un article de Science et vie, une étude en Hollande a montré que suite à la famine due à un blocus allemand à la fin de la deuxième guerre mondiale dans une région de 4,5 millions de personnes, les bébés étaient nés plus petits et maigres, avec des tendances à l’anxiété et à diverses pathologie dans la suite de leur existence : en effet on sait maintenant que les émotions des mères agissent intra utero et modifient l’ADN des bébés. D’ailleurs les anciens le savaient déjà puisque aussi bien les philosophes grecs et latins que les anciens Chinois préconisaient que les femmes enceintes vécussent dans le calme et la beauté. Mais ce que l’étude hollandaise a découvert de plus surprenant, c’est que les enfants des bébés de 1945 devenus adultes, ont eu dans une proportion non négligeable les mêmes caractéristiques de poids à la naissance que leurs parents et qu’ensuite ils ont manifesté la même tendance à l’anxiété qu’eux. Pourtant il n’y avait nulle famine en Hollande dans les années 70. La peur avait modifié durablement le génome de ces familles.

En d’autres termes, si nous croyons que nos peurs se limitent à celles dont nous sommes conscients, nous sommes probablement en train de considérer qu’un iceberg se limite à sa pointe. Ces peurs profondes et inconnues amoncelées depuis des générations façonnent pourtant et notre physiologie et notre psychologie, comme nous venons de le voir. Du coup, nous avons peut-être tort de penser que notre psychologie est une composante personnelle de notre identité. Une partie de notre caractère pourrait nous ramener à une mémoire de traumatismes extérieurs, acquise il y a plus ou moins longtemps. C’est une très bonne nouvelle, non ? Car ce qui a été ajouté peut être enlevé, comme je disais tout à l’heure que ce qui a été créé peut être décréé.

Prendre conscience qu’une partie de nos peurs, conscientes et inconscientes, nous ont été léguées et peuvent être abandonnées devrait donc éveiller en nous l’enthousiasme du bon ouvrier devant un beau chantier, et aussi l’angoisse de ne pas être à la hauteur de nos propres responsabilités par rapport à ceux qui viendront après nous. Alors, de quoi avoir peur ? De mourir avant d’avoir pris congé de chacune de nos peurs, pour ne plus en transmettre l’information.

En attendant que tout ça soit désamorcé, nous avons quand même besoin de refuges contre la peur pour nous sentir tant soit peu en sécurité. Dans la pyramide de Maslow, la sécurité du gîte et du couvert est à la base des besoins, rien ne peut se développer par dessus si cette base n’est pas stable, et les yogis la place au chakra racine, en bas. Autrement dit, ce besoin est vital et touche l’ensemble de notre existence. Si nous n’en disposons pas, nous sommes contraints de chercher dehors cette sécurité qui nous manque. Et si d’aventure nous avons l’impression de la trouver dehors, quelle en sera la conséquence ? Eh bien nous allons devenir dépendant de ce refuge comme le chien dépend de son maître pour sortir de l’appartement. Seulement, cette dépendance nous asservit à ce qui nous rassure, et dès que nous nous sentons un peu sécurisés, nous nous mettons à éprouver une nouvelle peur : celle que ça change.

Ceux qui ont moins peur que nous y ont vu un mirobolant moyen de gagner milliards et pouvoir. Pour nous protéger, nous achetons très cher des détecteurs de toutes sortes, des triples serrures et nous blindons nos portes. Nous entrons des codes compliqués pour la moindre démarche en ligne, nous prenons des assurances à qui mieux mieux, même pour un billet d’entrée au théâtre ou un trajet en train à 20 euros. Nous laissons nos libertés et notre intimité se réduire comme peau de chagrin et l’expression « Pour votre sécurité » est le sésame de toutes les prises de pouvoir. Pour notre sécurité, nos conversations sont susceptibles d’être enregistrées, nos valises sont susceptibles d’êtres ouvertes, nos statuts sur les médias sont susceptibles d’être censurés. C’est pour notre sécurité que les vitesses sont de plus en plus limitées et que nous payons des amendes à tire larigot pour excès de vitesse à 32 km à l’heure. Dans une rue proche de chez moi, la vitesse était limitée à 40km à l’heure et le détecteur me souriait lorsque je le longeais à 38. Maintenant que la limite a été descendue à 30, rouge de colère, il me montre les dents et clignote ‘Danger’ en grosses lettres. Il me fait peur ! Pour notre sécurité, nous votons des lois ou des décrets sécuritaires et liberticides, nous consommons des psychotropes. Tant que la peur générera plus de profit que d’embarras, cet emballement sécuritaire n’a pas de raison de s’arrêter. On le voit tous les jours dans le contenu des informations et les campagnes publicitaires.

Et ce n’est pas tout. Pour notre sécurité, nous devenons globalement inhumains, fous inconscients, au cœur de congélateur. Nous fermons les frontières aux misérables qui pourraient nous envahir parce que nous préférons les voir mourir ailleurs. Dans le désert, la montagne ou la mer, qu’importe, du moment que ce n’est pas chez nous. Pour notre sécurité nous dépensons dans l’armement un budget mondial qui suffirait à éteindre la faim et la pauvreté dans le monde mais nous avons préféré apprendre à regarder avec l’œil de l’indifférence les visages maigres, désespérés et salis par la misère. Et pourtant, comme le souligne Krishnamurti, il faut avoir l’esprit bien engourdi pour penser que la prolifération des armes de destruction aux mains de pays qui se détestent soit la meilleure solution pour la paix dans le monde, et que le pullulement des instruments de mort protégera la vie.

Et dans notre vie privée ? Dès que nous nous sentons en sécurité, notre dépendance est la même envers les personnes qu’envers les lois ou les objets. Si c’est dans un conjoint que nous trouvons refuge, notre amour se transforme aussitôt en tentative d’emprisonnement. La question « Tu m’aimeras toujours ? » est d’abord l’aveu d’une peur et donc hélas, la menace d’un contrôle à venir. C’est vrai, il nous faudra régulièrement vérifier le degré d’amour de l’autre comme on vérifie la température de la piscine. Pour que l’autre soit plus heureux ? Non, pour que nous nous vérifiions nos paramètres de sécurité.

Dès que nous avons trouvé un abri extérieur à nous, surgit donc une nouvelle peur : la peur de le perdre. Nous nous accrochons et ça nous plonge dans une nouvelle souffrance, comme celle du patineur immobilisé à sa rambarde. Tout change sans cesse, et l’inconnu fourmille de dangers potentiels, surtout pour celui qui se sent seul. Si ça bouge, si la roue tourne, qui va me ramasser si je tombe ? Qu’est-ce qui m’attend au tournant ? L’aléatoire, l’incontrôlable, l’étranger. L’avenir en somme. La peur entraîne le réflexe de la saisie, du renfermement, de l’immobilisation et du contrôle. Mais cela nous met à côté de la vie parce que dans l’univers comme dans nos existences tout évolue, change, tourne et se déplace, il suffit de regarder le soleil du petit matin pour en avoir la preuve à midi.

La feuille d’automne détachée de son arbre, a-t-elle peur de la chute et de la décomposition ? La rivière a-t-elle peur de l’océan ? L’eau douce qui débouche dans le sel de cet espace sans rives ne peut pas remonter le courant. Nous, piégés par la peur, nous imaginons parfois que nous pouvons résister à ce mouvement qui va inéluctablement vers sa fin, et emporte la nôtre. Nous posons des barrages pour endiguer nos peurs, pour rester loin de l’océan, mais tout le monde sait que les digues peuvent se rompre et les nôtres n’endiguent pas complètement nos peurs. D’ailleurs, comme le remarque Franck Lopvet, plus on attend quand on fait un barrage, plus la pression augmente et non pas l’inverse. La saisie, le barrage, la résistance ne sont donc pas des solutions. Au lieu de soulager, elles finissent par grossir notre malaise et si nos peurs se trouvent justifiées, elles accroissent la souffrance de la perte en ajoutant celle de l’arrachement.

Il découle de tout ça que nous devrions ajouter une peur à notre liste : celle d’avoir peur de ne chercher nos refuges qu’à l’extérieur parce qu’ils nous rendent dépendants, et surtout surtout, parce que la plupart du temps, ils sont inopérants sur le long terme. Pour répondre à notre besoin légitime et biologique de sécurité, nous avons besoin de placer notre confiance dans un flux continu d’amour, d’abondance, d’indulgence, de sagesse, de lucidité, de discernement. Et comme aucun pistolet d’alarme ne nous les donne, aucune personne non plus, nous continuons à avoir peur. Alors puisque vers le dehors nous ne trouvons pas de solution satisfaisante, pourquoi ne pas nous diriger dans l’autre sens, c’est-à dire vers l’intérieur de nous ?

Déjà, on découvre que ce n’est pas facile d’y aller, encore moins d’y rester. Notre esprit comme nos yeux regarde dehors parce que c’est ce que nous avons appris et nos ancêtres aussi. Nous devons nous lancer dans l’aventure de notre propre chef, avec bonne volonté et détermination. Ensuite, puisque nous avons repéré nos besoin d’amour, d’indulgence, de sagesse, de lucidité et de bienveillance, c’est cette ambiance que nous aurons à installer à l’intérieur pour pouvoir nous sécuriser. Et là, bien sûr, le bât blesse, parce que ce n’est pas exactement l’atmosphère que nous y trouvons, même à notre propre égard.

A ce moment là commence une nouvelle révolution : celle de la conscience des choses sans parti-pris et de la validation de soi tel que l’on est. Nous avons peur ? Eh bien c’est ça, nous avons peur. Tout le vivant connaît la peur et nous aussi, il n’y a pas de vie sans souffrance et nous sommes vulnérables. Respirons un bon coup et balayons toutes les auto-condamnations que nous ajoutons à notre angoisse. Dépoussiérons la peur de tous ses corollaires : ne nous traitons plus de mauviettes et cessons de nous mépriser nous-mêmes. Ne nous laissons plus sombrer dans le désespoir au motif que nous n’arrivons pas à éradiquer notre peur, cela nous plongerait en plus au fond de la dépression. Ne marinons plus dans le jus du découragement, ne nous faisons plus de reproches comme si nous étions coupables de nos angoisses car la culpabilité coupe nos ailes et notre vaillance, au contraire, reconnaissons que nous avons beaucoup essayé. N’attendons pas non plus de résultat rapide comme un claquement de doigts et apprenons la patience envers nous et la persévérance. Choisissons d’être notre propre allié et de ne pas nous trahir. Et ensuite, comme disait Thérèse d’Avila à ses amies aux heures de la prière : « Au travail ! »

Entraînons-nous au voyage intérieur. Vu l’ampleur du travail à faire, il faut nous y consacrer entièrement, au moins quelques minutes par jour. C’est ce qu’on appelle la méditation. Ensuite, nous chercherons à exporter dans le quotidien les bénéfices de ce moment particulier et ce que nous entreprendrons pour guérir nos peurs en sera beaucoup plus efficace. Mais en attendant, explorons l’intérieur.

Si nous méditons avec notre cerveau qui pense, nous rencontrerons à nouveau nos pensées. Ce ne sera pas vraiment de l’exploration ! Nous devons aller contre le Je pense donc je suis, qui prône que la pensée prouve l’être. Alors testons. Si Descartes a raison, dès que je ne penserai pas, j’arrêterai d’être. Les instructeurs transmettent qu’il est bon de guetter le silence entre les pensées pour nous rendre compte que dans cet espace, nous restons quand même vivants. En effet, assez vite nous nous apercevons que nous ne mourons pas entre deux pensées. Mais comment le savons-nous puisque nous ne pensons pas ? Parce que nous en avons conscience. Cette conscience est difficile à sentir car elle est toujours là, silencieuse et immobile. Dans la vie ordinaire, nous cessons de prêter attention aux objets qui sont toujours dans notre champ de vision. Alors, quand il s’agit de silence et d’immobilité, quelle chance aurions-nous eu de nous en apercevoir ?

Mais quand on lui accorde de l’intérêt et qu’on se place du côté de ‘ce qui se rend compte’ et non de ce qui est vu, nous voyons l’instabilité de nos pensées et des émotions qui passent au sein de cet espace. Elles se succèdent et parfois se répètent comme on voit toujours les mêmes chevaux de bois tourner sur un carrousel. Pendant que nous jouons sur ce manège, nous finissons par nous prendre pour ces émotions et les pensées qui passent et repassent, même si elles sont douloureuses. Nous nous prenons pour le cheval, identifiés à la matière. Nous sommes diagnostiqués objet, fût-il empli de peurs. A la fin du tour, tout le monde descend, game over.

Nous oublions que c’est un jeu facultatif, ou plutôt nous ne l’avons jamais su et si personne ne nous en informe, nous ne prendrons jamais conscience qu’il y a bien quelque chose qui se rend compte de tout ça, quelque chose en nous, calme et stable, quelque chose qui est nous puisque c’est bien nous qui observons. Tant que nous en restons ignorants, nous tournons avec le manège, le temps passe et nous emporte jusqu’à notre anéantissement. Mais commencer à entrevoir que nous sommes ces objets et aussi la conscience qui les baigne amorce un changement radical et invisible. La conscience est-elle impactée par l’arrêt du carrousel ? Non. Nous gagnons peu à peu en confiance en ce qu’elle est et nous nous centrons dans un état plus sécure. Don Ruiz dans le cinquième accord toltèque utilise la métaphore du spectateur au cinéma. Ce qui passe sur l’écran ne l’impacte pas et il sortira bien vivant de la salle après la mort du héros… Nous nous donnons donc la chance de mettre en lumière tous nos visages, tous nos rôles, toutes nos blessures dont la peur, toutes nos tactiques de contournement. De quoi parfois nous faire peur aussi, si nous n’étions pas réfugiés dans l’amour ! La sécurité que nous cherchons dehors contre les ricanements de notre anihilation, nous la découvrons à l’intérieur au fur et à mesure que nous prenons conscience de ceci : ce qui observe ne meurt pas.

En effet la conscience ne peut pas se casser. Il n’y a que les objets qui se cassent. Elle, elle est sans objet, comment serait-ce possible ? Formulons donc ainsi  : puisque nous ne sommes pas seulement objet, notre vérité de base est incassable, invirussable, inenfermable. Libre. Si nous expérimentons cela, nous devenons libres : nous, dans notre véritable nature, nous sommes incassables, intouchables, inattaquables. Intuables. Tout simplement, nous sommes. Lorsque l’expérience se fait complètement, la peur disparaît complètement : de quoi aurions-nous peur si la mort n’en est pas une ? C’est pourquoi le Christ n’y va pas par quatre chemins. Il dit chez Luc : « Je vous le dis à tous, mes amis, ne craignez pas ceux qui tuent le corps mais qui ensuite ne peuvent rien faire de plus. » Certes, nous quitterons notre corps, même sans être assassinés, mais c’est comme on sort d’un véhicule disent les bouddhistes, puisqu’il s’agit de revenir dans la liberté de cette intelligence aimante, chaude et claire qui a toujours été là et dont il faut faire l’expérience le plus tôt possible pour mourir en paix.

Une question se pose alors : si la mort n’est rien, si la vie est inattaquable et invariable, agissons-nous comme il convient pour le bonheur de tous et de la planète pendant que nous sommes dans le temps de notre existence ? Ou alors la peur nous fait-elle rater ce que nous devrions faire pour nous-mêmes d’abord, et pour un monde plus vivable et beau ? Sommes-nous heureux, délivrés de nos fantômes ? Est-ce que nous montrons le courage que l’instant nous demanderait si nous habitions cet instant, si nous ne nous étions pas réfugiés dans l’ailleurs de nos pensées ? « Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, disait Maurice Zundel, mais si nous serons vivants avant la mort.»

Ainsi, plutôt que de nous précipiter exclusivement vers les remèdes extérieurs contre la peur, exerçons-nous, prenons la direction du miracle, suivons la voie de la libération comme disent les indiens. Toute la question étant celle du comment ? voici une technique simple. Enfin, simple à expliquer. La voici. Avec quelle partie de notre corps pensons-nous ? Notre tête. Voulons-nous nous débarrasser de la pensée ? Suivons l’imagerie des saints décapités : enlevons-la. « Laissez le vent dissiper complètement votre tête, conseillent les sages. Visualisez-vous en face de vous sans tête. » Quoi ? Voici une pratique qui m’a placée directement en face de mes peurs. Une sorte de panique m’a prise devant cette consigne. Qu’allais-je devenir sans ma tête ? Finalement, chacun ses trucs, j’ai préféré la déposer à côté de moi gentiment à ma gauche en lui promettant que j’allais la reprendre très, très prochainement. Et pour respirer alors ? Devant l’affolement de l’asphyxie, je me suis vue obligée de descendre de ma tête pour imaginer des petites narines sur mon sternum et ma poitrine, et sentir que ça respirait par le cœur, puis aussi par le ventre redevenu plus mobile. Lorsqu’on parvient à entrer tant soit peu dans cette pratique, notre cœur se délasse, il s’ouvre à plus d’amour, plus d’humanité. Notre corps s’assainit, le ventre s’assouplit et l’énergie peut s’y installer. Le cerveau inutilisé et même disparu se détend en sa propre absence et nos angoisses s’effacent.

Au moment où tout ceci se produit, rendons-nous compte que nous avons toujours et plus que d’habitude la sensation d’être, qui ne dépend pas de notre histoire. Notre mémoire personnelle n’est donc pas la seule expérience possible. Apprenons donc à rester détendus dans la conscience comme un bébé contre sa maman, amour dans l’amour. A un moment peut-être, nous ferons l’expérience de ce que nous transmettent les sages : l’expérience de la connaissance. Mais !!! je suis Cela, ce vide plein de la physique quantique, cette intelligence inconcevable d’où ont surgi les objets et le temps ! Je suis avant, pendant et après le temps et les objets !! Ou comme disait Jésus : « Avant qu’Abraham fût, je suis ? »

Cette unité avec la conscience, dès que nous la ressentons même par bribes, nous ouvre un grand pouvoir pour nous et pour l’harmonie générale aussi. Peut-être nous sentons-nous faibles, pauvres, vieux, isolés, impuissants, inutiles devant les défis de notre époque ? C’est parfait. Parfait parce qu’il n’y a besoin ni de force, ni d’argent, ni de compagnie ni de puissance pour aller à notre rencontre. La force que nous découvrirons n’est pas la nôtre et c’est elle qui sera à l’œuvre. Tout se fera. Ainsi, au lieu de la devise infernale en application dans notre monde actuel : ‘Effroi, aveuglement, mort’, les Védas nous assurent que nos efforts vers l’intérieur nous donneront à tous l’Être, la conscience et la félicité : Sat, chit, ananda’. Saisirons-nous la crise actuelle comme une opportunité pour aller d’une devise vers l’autre ?

Pâques, récits du passage vers l’éveil

 

Tous les ans, Pâques prend place au printemps, parce que c’est la fête de la vie. La terre célèbre la résurrection de la nature après la mort de l’hiver. L’oeuf fermé s’ouvre sur la vie du poussin, et on cache les oeufs de Pâques dans les jardins pour les petits enfants. Pâques chante la vie, on pourrait même dire que Pâques avec la nature chante la renaissance, la naissance même, passage s’il en est. Et le mot Pâques signifie ‘passage’ : de l’esclavage à la liberté, de la mort à la vie. Pâques est un moment clé aussi bien pour les Juifs que pour les Chrétiens. Ces moments sont pour chacun d’eux des passages vers la joie et ce que nous en conte la Bible peut donner à notre réflexion d’aujourd’hui des éléments de réponse à nos questionnements. En ces temps troublés, nous ne savons pas où nous allons, nous sentons qu’il serait bon de changer quelque chose et nous avons besoin de joie. Quel est le sens de ce que nous traversons? Quelle direction donner à notre existence dans cette instabilité ? Un passage est transitoire, certes, mais il peut être difficile. Alexandra David Neel rapportant son expérience au Tibet il y a plus de cent ans disait qu’il était temps pour l’humanité de rassembler la sagesse du monde et de s’en souvenir. Alors souvenons-nous des aides que chez nous des sages ont placées dans les anciens récits. Et puissent leurs indications nous être utiles. Où aller et comment? Avec qui ? Qu’est-ce qui empêcherait de passer? Qu’est-ce qui nous y aiderait ? Dans les contes, il arrive que les fées donnent des objets magiques nécessaires à la quête du héros. Ici avec les hébreux, nous rencontrerons en chemin : l’eau et le feu, le puits et le bâton.

Mais avant de partir nous mêmes à leur rencontre, vérifions que notre projet est sensé. Interrogeons-nous sur la validité de ces deux récits et sur leur véracité historique. Au sujet de la fuite des Hébreux hors d’Egypte, plusieurs affirment que tout cela n’a jamais eu lieu. Ils disent que si comme le racontent l’Exode, le Lévitique et les Nombres, qui sont des noms de livres de la bible, si 400 000 personnes avaient quitté l’Égypte et traversé le désert avec des centaines de milliers de bêtes et leur or et leur argent, s‘ils avaient causé non seulement une crise économique majeure mais la mort du chef de l’état, de ses armées et de ses chevaux, eh bien alors on trouverait trace de ce cataclysme dans les écrits de ce pays connu pour ses scribes et sa manie de tout noter. Or il n’y a rien. A tout le moins concèdent-on, si cela a existé, ce serait le fait d’une très minime partie du peuple.

Au sujet du Christ, les objections à la vérité de sa résurrection se sont fait connaître aussitôt. Ce sont les Evangiles eux-mêmes qui nous en informent. Les chrétiens d’ailleurs considèrent que croire en la résurrection du Christ est un acte de foi, acte de foi fondateur de la totalité de leur foi et de leur joie. « Si le Christ n’est pas ressuscité, dit Paul aux Corinthiens, vous n’avez rien à croire. » J’ai lu aussi des contestations sur l’existence entière de Jésus, qui pourrait avoir été inventée de toutes pièces, et des désaccords sur plusieurs éléments de sa vie.

Alors? Eh bien, même si personnellement ces assertions me déstabilisent un peu, sur le fond cela n’a pas d’importance. S’ils n’avaient pas d’historicité, les récits vaudraient toujours par leur fonction. Ils resteraient des modes d’emploi vers Pâques, cette fête de la vie dont la valeur est universelle et toujours proposée. Ils nous enseigneraient quand même. Que les auteurs de ces récits aient grandement aménagé l’histoire resterait une mise en œuvre pédagogique, comme dans les récits mythologiques. En outre, cela nous autoriserait à prendre quelque distance avec certains aspects trop marqués par la mentalité du moment. C’est par leur valeur méta-historique, selon l’appellation d’Annick de Souzenelle, que ces textes anciens gardent aujourd’hui pour nous la saveur de l’enseignement.

Pâques signifie donc Passage en hébreu : pessah. La racine de ce mot, c’est le pas, ce mouvement du pied qui nous met en déséquilibre pour que nous puissions avancer lorsqu’il se reposera. Il y a toujours dans le pas et le passage et une notion de direction selon l’endroit où nous choisirons de reposer le pied, et une notion d’insécurité puisqu’il y a un moment de perte d’équilibre entre deux équilibres différents : celui d’avant et celui d’après. Heureusement le passage est transitoire : il s’agit juste de passer. On parle parfois de nos passages à vide, et derrière le passage à niveau, le passage du train est rapide. Ensuite, ce qui est dé-passé reste derrière, dans le « passé ». Il arrive donc que le moment du passage soit inconfortable, mais si la destination est bonne, nous ne nous rappelons plus une fois arrivés les dangers du trajet ni les difficultés du départ. C’est de ces passages positifs que parle la Bible. Quand une femme a accouché, la douleur du passage de l’enfant s’efface devant sa merveille et les corps se reposent.

Que se passa-t-il chez les Hébreux le jour de Pâques? La Bible nous dit que ce jour-là, les esclaves juifs mangèrent sans s’asseoir pour fuir hors d’Egypte. Fuir oui, mais partir aussi, s’élancer vers la terre promise où coulent le lait et le miel, naître à la liberté. On emploie aussi le mot de Pâques pour le passage libérateur de la Mer Rouge. Chez les chrétiens, le Christ se montre le jour de Pâques dans un corps rené, corps d’énergie et de lumière, passé par la mort physique. L’église des premiers âges considéraient la croix aussi comme une Pâque puisqu’il est évident que la crucifixion est en soi passage de la vie à la mort et aussi parce qu’il faut bien mourir pour faire ce passage dans l’autre sens et ressusciter. Peut-être aussi à cause du passage du Christ aux enfers dans les deux jours avant sa résurrection. Puis, rapidement la jubilation du passage de la mort à la vie a été privilégiée et c’est ce jour seul qu’on a appelé Pâques. 

En unissant les deux récits, nous nous apercevons que Pâques englobe la totalité du passage : le départ, le chemin et l’arrivée. Le départ, avec la fuite des esclaves, le chemin, avec la traversée de la Mer Rouge à pied sec, et la destination avec la résurrection. Le dénominateur commun de toutes ces pâques, c’est la joie, l’ouverture à un état meilleur et différent. Imagine-t-on la hâte et la joie des Hébreux quittant un lieu où ils étaient exploités jusqu’à la moelle et partant tous ensemble pour une terre d’Eden ? Ensuite, après l’inexplicable traversée de la Mer Rouge, Rébecca la soeur de Moïse empoigna son tambourin pour danser et acclamer. Vous représentez-vous cette liesse générale ? Le peuple entier est vivant. Tout le monde est là, sain et sauf contre toute attente. Elles dansent, les familles, elles exultent de se voir si définitivement débarrassé de leur joug, en sécurité. Enfin, on ne sait rien de la joie de la resurrection mais elle doit être à la mesure de la victoire de la vie sur la mort : énorme.

Ce qu’on appelle Pâque débute donc avec les premiers pas sur la voie de la liberté (au sens propre pour les Hébreux dans la Bible). On peut qualifier de petite pâque tous les événements objectifs ou intérieurs de notre vie qui nous libèrent. Qu’ils soient survenus abruptement ou qu’ils aient couronné de longs efforts, ils représentent des sortes d’étapes, de petits éveils, un accroissement de lucidité et de conscience, une plus grande ouverture à l’amour et à la tranquillité. Pouvons-nous en évoquer dans notre propre existence ? Un instant d’émotion devant l’eau scintillant aux rayons du soleil ? L’évaluation enfin honnête d’un événement de notre vie, qui s’allège ? Si nous l’avons-nous vécu, avons-nous su garder ce moment précieux ? Si nous ne l’avons pas vécu, nous sommes-nous entraînés dans cette direction ? Avec le Christ, Pâque débouche sur la démonstration d’une nouvelle naissance, le passage d’un état d’être à un autre, une mutation bienheureuse

Aussi, selon les récits bibliques de Pâques, on n’y arrive pas seul, il faut un guide, un passeur, un Moïse, un Jésus. Il faut, dirait-on en Inde ou au Tibet, un maître à la longue patience et compassion, un gourou à l’infaillible constance. Il y a deux et trois mille ans, il fallait beaucoup de circonstances particulières pour se trouver dans l’entourage de Jésus, de Moïse ou de Bouddha. Aujourd’hui, avec les livres, les vidéos et les avions, Jésus, Moïse et Bouddha continuent à s’offrir à nos chemins, et d’autres enseignements de nombreux sages s’approchent de ceux qui veulent s’approcher d’eux. Alors avons-nous cherché, avons-nous trouvé notre Moïse? De toute façons, cela fait, rien n’est fait.

Non. Car il ne suffit pas d’avoir un livre sur un rayon de sa bibliothèque, ou de pratiquer un rite comme d’aller à la messe ou de respecter le ramadan, il faut s’engager réellement dans le passage indiqué. Selon les leçons de la bible, il faudra littéralement se mettre en route, suivre le guide, avancer droit, dans le bon sens et courageusement. Voilà qui ramène encore à la notion de pas. Passer peut sembler facile et linéaire, comme le train qui roule sur sa voie ferrée, mais les textes anciens nous disent le contraire. Il y a de nombreuses façons de ne pas suivre le guide, de ne pas arriver au moment de la renaissance. Peut-être nous y reconnaîtrons-nous car elles sont intemporelles.

D’abord, et c’est le cas le plus courant, nous n’avons pas envie du voyage, pas même celle de démarrer. Longtemps, le peuple hébreu accablé par l’esclavage ne manifeste pas l’énergie nécessaire à sa libération. Il a juste la force de se plaindre et de récriminer. Or il est clair que sans premier pas, il n’y en aura pas de deuxième. Dans ce genre de situation, nous comme eux, nous choisissons de stagner là où la vie nous a posés jusqu’à ce que mort s’en suive. Ce n’est pas drôle, mais c’est moins fatigant que de prendre la route. Jésus pourrait bien parler à la télé sur France 2 que nous passerions sur TF1.

L’autre écueil qui nous est signalé sur le chemin de Pâque est notre tendance à regarder en arrière au lieu de regarder devant nous. Outre que c’est dangereux quand on se déplace, cela entraine un déplacement erratique. Ce n’est pas ainsi qu’on traverse. La bible nous alerte sur ce point avec l’épisode du veau d’or. Moïse est parti la-haut sur sa montagne, il s’éternise, si j’ose dire, avec Dieu. Les gens s’impatientent en bas, ils s’inquiètent et faute de mieux, disent-ils, ils retournent aux vieilles idoles, celles-là mêmes qu’ils avaient quittées. Pourquoi? Simplement parce qu’ils les connaissent et qu’ils en ont eu l’habitude. On voit bien ici que le passage dont il est question dans l’Exode n’est pas seulement un passage géographique d’un point à un autre, ou un changement d’état social d’esclave à homme libre, qui serait offert comme on gagne au loto. Il faut un passage intérieur d’un état à un autre et une nouvelle assiette : esclave ou libre, c’est aussi une question de mentalité.

Or comme le dit Jésus à quelqu’un qui le questionne : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas propre au Royaume de Dieu », le royaume de Dieu, c’est à dire à l’état d’éveil. J’ajouterai que celui-là n’est pas propre non plus au labour. Son sillon sera tout tordu. Qu’en est-il du sillon de nos vies? Nous sommes nombreux à avoir arrêté dix fois de fumer ou de manger du chocolat, à retomber dans nos travers à la moindre occasion. Notre chemin de vie dessine parfois des zigzags serrés. Nous rendons nos efforts inutiles en parcourant dans l’autre sens l’espace que nous avions gagné dans une direction. Pour utiliser une désagréable comparaison biblique – et sauf notre respect, nous sommes alors comme les chiens qui retournent manger leur vomi. Du coup, nous devons refaire encore et encore le premier pas et nous risquons de nous décourager une fois pour toutes

La Bible nous alerte encore sur un puissant ennemi du passage : la peur. La peur fait rater la tere promise. Pourquoi? Si on a peur, c’est qu’on n’a pas confiance, l’autre mot pour dire foi, qui est l’absolue certitude de l’amour. Pour entrer dans le pays où coulent le lait et le miel, il faut une confiance totale, telle qu’on se jette dans l’inconnu, qu’on saute sans rétraction dans les bras de l’impensable. Eh bien, c’est ce que ne firent pas les Hébreux devant le pays qui leur avait été promis. Inquiets de l’accueil qu’on leur réserverait dans ce pays apparemment déjà habité, ils avaient envoyé des éclaireurs. Lorsqu’ils revinrent, ceux-ci les inquiétèrent encore davantage. Ils rapportèrent que l’endroit était peuplé de géants géantissimes. Un seul eut assez de foi pour conseiller d’avancer quand même, puisque c’était le pays de la promesse, mais nul ne l’écouta. On le fit taire. Les gens donnèrent à leur peur la première place. Et qu’arriva-t-il ensuite?

La peur nous amène à tourner en rond dans l’espace, pourvu qu’il soit connu, et fût-il désertique. C’est donc ce que firent les Hébreux, tournant pendant quarante ans dans le désert comme dans une cage, le temps que tous les inhibés soient morts. Sans doute aussi, à force, l’inconfort du désert avait-il accrû chez la génération suivante la volonté d’en sortir. Et nous? De quoi avons-nous si peur que nous pourrions rater la terre promise? Au-delà de peurs multiples qui demandent guérison, « Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toute limite, » a cité Mandela. Et justement, tout le problème est là : sortir des limites dont nous avons l’habitude.

Voilà bien le coeur de Pâques, ce passage au-delà des limites. Ajourd’hui, même si cela ne dure pas depuis quarante ans, nous tournons de confinement en confinement dans des limites trop étroites si bien que nous rêvons daventure. Baudelaire se languissait tant de plonger enfin « dans l’inconnu pour trouver du nouveau » qu’il en appela jusqu’à la mort dans le poème Voyage. De plus, indépendamment du corona, nous voyons l‘état de la terre et le sort que nous faisons à des milliards de vivants, des humains aux insectes. La terre nous montre que nous la menons, et nous avec elle, dans une voie sans issue, une im-passe. Notre conscience nous chuchote ou elle nous crie qu’il faut passer, passer à autre chose.

Voudrons-nous écarter les trois obstacles que nous avons observés : l’inertie, l’attachement à une situation même si elle n’apporte pas de bonheur et la peur de l’inconnu? Sommes-nous décidés à partir vers le printemps de Pâques pour trouver un nouveau passage ? Pour rendre à la terre son état de jardin et aux vivants la douceur de la vie ? La période est idéale pour répondre oui. Mais aussitôt surgit la question : comment partir ?

Réponse pratico-pratique donnée par les Hébreux : à pied. Vous allez m’objecter qu’on ne voit pas en quoi cela peut nous servir d’enseignement, puisqu’il leur était impossible à l’époque de prendre le train ou le bus. De plus, cela ne nous donne pas d’indice sur la direction. Bien sûr. Mais les caractéristiques de la marche pourraient bien nous être utiles quand même aujourd’hui.

La marche est faite de pas, de ces pas qui forment le passage. Elle est lente. Cette lenteur a de quoi énerver à l’heure du TGV et des vols internationaux, mais elle est d’autant plus précieuse que la vitesse de nos moyens de transports nous fait oublier nos contraintes physiologiques devant la distance. Sans moyens mécaniques, livrés à nos seules jambes, nous n’allons plus très loin, et beaucoup plus lentement. La marche nous rend donc plus lucides sur nos capacités réelles et nous ramène à la modestie. Sans jeu de mots, la marche, ça fait atterrir. Ca nous enseigne la patience. Un pas après l’autre, un pied devant l’autre, pas à pas.

La lenteur de la marche offre encore une opportunité que nous pouvons saisir, celle de la communication avec nous. Dans l’emballement de la vitesse de nos vies, il arrive que nous nous perdions. Nous sautons dans le temps d’objectif en objectif, nous sommes toujours après, ou avant, ou ailleurs. Au cours de nos trajets, surtout s’ils sont familiers, nous nous absentons en pilotage automatique et nous ne sommes plus là, nous pensons à autre chose, à ce que nous ferons quand nous serons arrivés par exemple. Nous nous volons ainsi à nous-mêmes notre propre existence. C’est pourquoi des centaines de milliers de gens parcourent à pied chaque année la route de Compostelle sans être ni juifs ni chrétiens, mais à la recherche d’eux-mêmes.

Ensuite, la marche d’un peuple dessine dans l’espace un ruban plus ou moins large et ininterrompu. Rien à voir avec les habitacles séparés de nos voitures, ou même des wagons des trains. La marche ne pose pas d’autre obstacle entre les êtres que celui des corps. Lors de processions, ou de manifestations, on peut ressentir la joie de cette unité, mais avez-vous déjà ressenti l’unité des voitures dans les embouteillages, même si tout le monde va dans le même sens ? Le peuple hébreu qui marche reste ensemble, même au coeur de ses plus grandes aventures comme le passage à travers la mer ouverte. Et la sensation d’être ensemble est porteuse de vie et de courage pour tous les voyages. On l’a bien vu, lors du premier confinement surtout, quand les ainés devaient mourir dans la solitude et partir sans être accompagnés des leurs. C‘était une souffrance de plus. Rapportées à l’échelle individuelle, toutes nos petites avancées sont des accroissements de paix et de joie, c’est à dire un renforcement de notre cohésion interne, ensemble avec nous-mêmes.

La marche nous enseigne enfin qu’il faut voyager léger, pour reprendre une formule taoïste. On peut bien commencer comme les Hébreux, lourdement chargés, mais le poids en devient si handicapant qu’on s’en débarrasse. Que leur restait-il à eux, après des décennies? Ne gardons que l’essentiel, le reste alourdit. L’essentiel est toujours simple. A un moment, peut-être arriverons-nous à cette simple évidence: nos pieds se posent sur la terre, et la terre nous porte. Les chamanes disent que nous marchons sur le ventre de maman. Sans doute si nous parvenons à ouvrir notre perception à cette relation, le monde nous paraîtra différent et plus beau que celui de nos cités, et nous aurons envie que celles-ci retrouvent la vérité de la terre mère. Le rythme de nos pas s’accordera aux battements de notre coeur et c‘est par lui que nous trouverons le passage, puisqu’il est clair que notre cerveau est passé à côté.

Toutefois, marcher ne suffit pas, sinon tous les gens d’autrefois auraient vécu leur Pâque, alors que l’histoire humaine nous informe du contraire. Il faut aussi marcher derrière un maître pour connaître la bonne direction. « Suis-moi « dit Jésus plusieurs fois à ses interlocuteurs. « Où on va? » demandent les petits enfants, et quelques uns dans les évangiles. Jésus a répondu en Mathieu quelque chose qui ressemblait à « Nulle part ». Il a dit : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le fils de l’homme n’a pas d’endroit où poser sa tête ». Il est douteux que ce charpentier fils de charpentier n’ait pas eu de toit, d’autant que ses amis et sa mère lui ouvraient volontiers leur demeure. Jésus indiquait donc que sa véritable identité n’avait pas d’oreiller. Et quand un Christ n’a pas d’oreiller, c’est qu’il n’en a pas besoin.

En d’autres termes, s‘il n’a pas d’endroit où poser sa tête c’est que là où il est, tout en étant aussi sur terre bien sûr, il n’y a pas d’endroit, et pas de tête non plus. Avant sa crucifixion, Jésus le précise à Pilate le gouverneur en toute clarté : « Mon royaume n’est pas de ce monde », c’est à dire ce monde des corps et des objets, le monde d’Hérode et de César, le nôtre aussi. Évidemment cette assertion n’avait rien éveillé dans le cerveau de Pilate qui appartenait au même monde qu’eux, et que nous.

Tous ces propos forment pour les suiveurs éventuels un écueil de taille : comment aller dans un endroit où il n’y a pas d’endroit ? Comment suivre quelqu’un nulle part? Où est-ce ? Comme le dit Thomas dans l’évangile de Jean : « Seigneur, nous ne savons où tu vas; comment pouvons-nous en savoir le chemin? » A la vérité, nous venons tous de cet « endroit » sans endroit et il faudra que nous y retournions mais la seule chose que nous puissions en dire pour l’instant, c’est que nous ne savons rien, sauf que notre corps n’y partira pas, de sorte que nous n’aurons plus non plus besoin d’oreiller.

C’est notre différence avec Moïse et Jésus, Bouddha et toutes celles et ceux qui ont franchi ce passage sans mourir. Ceux-là ont vécu consciemment dans les deux mondes: dans le monde sans corps d’où nous venons et aussi dans un corps et une maison. Ils ont vécu avec et sans adresse, ou plutôt avec une adresse localisée facile à indiquer et une adresse indescriptible. Ils nous disent que cette autre adresse est celle de l’amour universel et de la joie sans cause, et c‘est ce qui les rend si précieux pour les humains dès qu’ils sont dans cette quête. Voyons les indices du chemin dans leurs paroles et les récits qui les mettent en scène pour y repérer quelques leçons intemporelles.

Commençons par l’eau, son rôle et son message. Nous allons la rencontrer sous différentes formes. Avant la naissance de Moïse comme avant celle de Jésus, le pouvoir ordonne le massacre des nouveaux nés. Comme Jésus, Moïse échappe à la mort. Sa soeur Rébecca le dépose dans une petite boite sur l’eau près de la fille du pharaon. Celle-ci le découvre, lui trouve une nourrice qui n’est autre que sa vraie maman, l’adopte et lui donne son nom qui signifie en égyptien sauvé des eaux. Nous pourrions dire aussi ‘sauvé par les eaux’, d’autant plus qu’il n’est pas le seul nouveau-né à qui advint cette extraordinaire aventure. L’eau du Nil rappelle celle du Tibre qui sauva Romulus et Rémus, les mythiques fondateurs de Rome. Elle rappelle aussi l’Euphrate qui recueillit dans un semblable berceau le premier roi acadien de Babylonie il y a 5000 ans. Elle nous rappelle les eaux matricielles complices de la vie. Nous naissons de l’eau, notre mère a dû les perdre pour que nous passions de son monde à ce monde. D’ailleurs, dans le récit de la naissance de Moïse, la bible ne met pas d’homme en scène. L’eau matricielle, c’est la femme : la princesse et sans doute ses suivantes, Rebecca, la maman de Moïse, c’est tout. Le seul homme est un bébé. Première leçon, qu’on soit homme ou femme : privilégier le féminin qui donne la vie.

Les eaux ont une autre signification symbolique: elles indiquent les émotions et les états plus ou moins boueux dans lesquels nos existences parfois s’embourbent et parfois naufragent. Alors quand on est un bébé jeté dans un fleuve, on a besoin d’un berceau. Un berceau? Justement, le berceau n’est pas un berceau car la bible nous décrit un coffre étanchéisé par un enduit de bitume. Cela nous ramène plutôt au déluge et à l’arche construite par Noé, qui fut soulevé par les eaux et flotta tandis que tout était englouti. Ce genre d’objet se fabrique avec patience, Noé y consacra de longues années. Voici donc la deuxième leçon : Ne pas craindre les émotions, mais avoir connaissance de ses dangers et travailler longtemps à s’en prémunir. Ainsi serons-nous portés par elles et non noyés dedans.

Outre les eaux horizontales, la bible cite plusieurs puits d’Isaac à Jésus Christ, et présente Moïse comme le maître du puits du pays de Madian. Dans ces pays de sècheresse, la première chose à reconnaître est l’importance du puits, garant de la vie. Il se trouve que le point commun des histoires bibliques de puits est leur lien avec le mariage et avec l’amour. Pour Moïse aussi.

Le mouvement de l’eau du puits est inverse du mouvement du fleuve. Le fleuve est horizontal et son eau descend. Le puits est vertical et son eau doit monter, c’est le seau vide qui descend. Quelle est la leçon ici? Il faut nous pencher sur la margelle pour la comprendre. Le puits est comme un tuyau, un canal entre la lumière d’en haut et l’obscurité d’en bas. Or les taoïstes et les yogis nous enseignent que l’énergie descend du ciel jusqu’à la terre par le corps de l’homme depuis le haut du crâne, et qu’elle monte de la terre, jusqu’au ciel. Vous trouverez de nos jours facilement des enseignants, même par Zoom ou youtube. Mais revenons à notre récit. N’est-ce pas ce qui se passe dans un puits? L‘énergie sans forme et lumineuse du ciel est symbolisée par le vide du seau qui descend dans l’obscurité jusqu’à son immersion complète dans l’eau qu’il remonte à la lumière. Nous sommes bien d’accord qu’il est inutile de descendre un seau dans un puits si on ne va pas jusqu’à l’intérieur de l’eau ! Dans un puits, l’initiative vient d’en haut, l’eau attend.

Le puits associé aux mariages nous enseigne donc la fusion du feu et de l’eau, du ciel et de la terre. Lorsque la bible nous montre Moïse comme le maître du puits, elle nous indique qu’il fait dans son corps la jonction entre le ciel et la terre. Cela reste abstrait pour nous, comme les couleurs pour les yeux des aveugles… Alors cherchons à nous représenter plus précisément les implications d’une telle jonction.

La capacité d’unir en soi le ciel et la terre a pour corollaire que toute la puissance de l’univers peut être ramenée dans un point précis de cet univers : le corps de l’homme. Pour nous approcher de l’idée de la puissance de l’univers, demandons l’aide de HR5171. Elle fut découverte en 1960 dans notre petite galaxie, mesurant plus de 1300 soleils, un million de fois plus lumineuse que lui. Un million? Notre cerveau est déjà perdu, nos neurones errent à l’abandon. Allons neurones, courage ! Cette étoile appartient à notre galaxie à nous, qui se trouve dans un quartier formé d’autres galaxies aussi grandes que la nôtre et nommé groupe local. Vous voyez l’échelle du ‘local’ ? L’ensemble de ces immenses galaxies locales ne sont donc qu’un petit espace au sein d’un plus grand espace, et donc HR5171, c’est vraiment peu de chose. Alors notre terre ? Bref.

Donc, celui qui est chez lui sur la terre comme au ciel, celui qui passe d’un monde à l’autre jouit de la puissance infinie de l’univers, une puissance inimaginable, inconcevable qui n’est pas la sienne mais celle du ciel qu’il ramène ici-bas. Jéthro, le père des jeunes filles que Moïse rencontra autour du puits ne s’y trompa pas, il s’empressa de lui donner une en mariage et elle l’accompagna dans son voyage. Quant à nous, libre à nous de tenir compte ou non de la leçon du puits, dont voici le programme est donc : découvrir notre puits et apprendre à l’utiliser. Sachant que cette troisième leçon s’accompagne d’une leçon 3bis puisque le puits s’accompagne de mariages. Donc leçon 3bis : réviser notre évaluation et notre pratique de la sexualité. Et dans tous les cas, nous souvenir qu’en tout c’est l’amour qui s’exprime.

La bible nous donne avec le bâton de Moïse la version d’un puits au-dessus du sol et quelques illustrations des pouvoirs de l’homme unifié avec le ciel. Le bâton que reçoit Moïse est particulier. Quand il est horizontal, il est serpent, il rampe, rien de lui ne s’élève. Quand il est vertical, il est sceptre, il donne la vie. Le bâton de Moïse montre les deux états de l’énergie de l’être humain. Quand elle reste contre terre, endormie, l’être humain est ordinaire, il est le jouet des circonstances et de son inconscient, sans pouvoir. C’est nous. Mais si cette énergie est élevée – et la bible dit que seul Dieu peut l’élever, si le serpent se dresse, alors l’être humain est verticalisé dans sa relation terre-ciel, il est libre et puissant. Les yogis ont donné à cela le nom de kundalini. Le bâton vertical, c’est comme le puits le lien entre la terre et le feu, le signe que l’homme a rencontré les forces divines. Il représente la totale maîtrise des énergies du corps et des forces de l’univers, c’est le bâton de Dieu.

Dieu demande à Moïse de garder le bâton dans sa main pendant tout le chemin. Autrement dit, pendant le voyage de sa vie, il devra rester conscient de son corps et de sa puissance, ne pas quitter sa verticalité, ne pas oublier que son origine est en haut, dans l’énergie pure information, pure lumière et amour absolu, ni qu’il doit agir en bas. Moïse doit se souvenir de son ancrage sur la terre et que celle-ci doit s’élever en lui vers le ciel. Il me semble que dans le bâton c’est plutôt le mouvement ascendant de l’énergie qui est mis à l’honneur, mais quoi qu’il en soit, ce bâton d’un seul tenant est le signe de l’unité des mondes, unité du haut et du bas.

Avec le bois quand Moïse frappe le sol, c’est l’univers qui frappe le sol et les puissances de la terre, des sources ou de la mer obéissent. Ou alors il l’élève vers le ciel et accourent les puissances célestes. Le bâton de Moïse servira de nombreuses fois : il mangera tous les serpents de pharaon, il séparera la mer en deux, il fera sourdre l’eau du rocher, il rendra pure des eaux amères et imbuvables (comme celles de nos négativités). Et puis il permettra au peuple de gagner une guerre au désert, il sauvera de la mort celui qui lèvera les yeux vers lui s’il a été piqué par les serpents : comme un clocher d’église portatif, il rappelle au peuple de regarder vers le ciel. Et puis, et puis… tout ce qui n’est pas dit, et puis la valeur symbolique de chacun de ces miracles pour nous aujourd’hui.

Je viens de mentionner la valeur symbolique des eaux amères. Puisque c’est Pâques, revenons un instant devant la Mer Rouge. Admettons que la puissance qui s’exprime dans le bâton de Moïse écarte les eaux symboliques de l’inconscient pour que nous passions à pied sec. La mer submerge définitivement les mémoires oppressives de Pharaon et non pas ses soldats. Car peut-on imaginer que Dieu veuille la mort de milliers de certains de ses enfants pour en sauver d’autres ? Les soldats de Pharaon, ce sont les forces que des siècles de notre léthargie ont laissé grandir. Celles qui nous poussent à nous sentir sans amour, à avoir besoin d’alcool ou de sexe, à avoir des croyances et des principes, ce sont les forces de la haine, de la séparation et de l’oubli de l’Être. Le passage de la Mer Rouge, rouge comme le sang de la terre, c’est l’ouverture de la route vers notre Pâque. De l’autre côté de cette frontière, la liberté, la terre promise. La puissance divine est plus forte que toute autre puissance, il n’y en a pas d’autre, elle est puissance de vie pour nous faire passer les eaux intraversables. Il y a de quoi danser.

Le prêtre Aaron aussi avait un bâton à prodiges et il fut déposé dans l’arche de l’alliance après qu’il eut fleuri, fleuri comme un arbre vivant. Ici nous retrouvons le Christ, que l’Eglise a dit pendu à l’arbre de vie (la croix) comme un fruit de l’amour. Le bâton du Christ, c’est la croix capable d’accomplir la métamorphose suprême de la mort à la vie. Elle est disponible en tout temps pour ceux qui voudraient une croix semblable et intérieure. Au croisement du vertical et de l’horizontal est indiqué le lieu du passage: le coeur. La résurrection du Christ signifie aussi la résurrection de chacune de ses billiards de cellules : un feu d’articice, une fête.

Ces moments offerts à notre lecture sont profondément encourageants pour les chercheurs de Pâques. Ils nous enseignent que quand la conscience individuelle a rejoint la conscience de l’univers, celui-ci coopère. Plus rien n’est de l’ordre du miracle, tout est obéissance ou complicité. La quatrième leçon est donc celle-ci : garder la vision, abandonner ses idées personnelles et collectives sur ses limitations, lâcher son passé. En gros, comme le dit la croix, se quitter soi-même !

La leçon suivante nous est donnée par un autre élément : le feu. Quarante ans après son adoption par Jéthro, Moïse se trouvait mener les brebis de son beau-père près de la montagne de Dieu, montagne de l’Horeb. C’est que Moïse continuait à vivre en la compagnie divine. Il n’est plus question des eaux basses du fleuve mais de la pointe de Moïse, des lieux élevés de son âme d’où l’espace est vaste et l’air lumineux. Et tout en marchant avec son troupeau – ses cellules, ses émotions, ses ancêtres, ses souvenirs, bref, sa multiplicité, tout en marchant en direction de la montagne de Dieu, il aperçut ce buisson ardent qui brûlait sans se consumer. Pour le voir de près, il fit un détour. Et ce détour est la cinquième leçon.

Ce passage a été commenté des centaines de fois mais si nous gardons à l’esprit que ce qui est à l’extérieur est un miroir de ce qui est à l’intérieur et que la bible nous enseigne par symboles, nous aboutissons à deux possibilités. Ou bien il s’agit d’une vision intérieure de Dieu, comme ce que disent d’eux-mêmes les prophètes Jérémie et Ezéchiel ou Jean dans l’Apocalypse. Dans ce cas il reste une dualité entre celui qui voit et ce qui est vu. Ou bien c’est lui-même sous l’aspect de ce buisson que Moïse a rencontré. Dans ce cas il a vécu sa dernière Pâques et traversé le dernier passage qui permet de parler à Dieu « face à face ». Or c’est ce que la suite du récit ne cesse de répéter.

Cela n’empêcha pas le frère et la soeur de Moïse, Aaron et Rebecca, de récriminer contre lui auprès de Dieu. Ils se firent ainsi recadrer : « A mon serviteur Moïse je parle bouche à bouche. » Pas de cerveau, pas de pensée, pas de parole, au contraire de ce qu’ils font, mais de la sensation. Un baiser. Un baiser d’amour, un baiser de feu. La Bible raconte cela d’Hénoch amoureux de Dieu et qui marchait avec lui. Jamais on ne retrouva son corps, « car l’Éternel l’avait pris ». Pâques est une histoire d’amour. Voici l’occcasion d’une sixième leçon: cesser de privilégier comme la fatrie de Moïse le mental et le jugement. S’ouvrir à la lumière et la douceur, bouche à bouche, et se taire pour rencontrer le buisson ardent.

Dans ce silence d’amour, on apprend qui est Dieu. « Je suis celui qui Suis » . La formule est très difficile à traduire, aussi on trouve d’autres traductions : « Je Suis celui qui Est », ou encore « Je Suis qui Je Serai »… René Guénon proposa carrément d’abandonner la formule Je Suis et de préférer « l’Être », impersonnel :  » L’être est l’être. » En tout cas, que ressentons-nous quand nous disons « je suis »? N’est-ce pas comme « Je vis là maintenant? » ou « je me sens vivant »? La définition est celle d’un présent infiniment continué et sans aucun début puisque dans cette stabilité le temps n’a aucun pouvoir. C’est ce que Jésus a tenté d’exprimer dans cette phrase qu’on lui reprocha : « Avant qu’Abraham fût, Je Suis. » Avant que ma forme d’être humain ne vienne au monde, et après et pendant que je suis là, Je Suis. Pur Esprit, sans rien qui doive évoluer et cesser. Avant la première étoile, j’étais là, j’y serai après la dissolution du monde. « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Paroles, c’est-à-dire verbe, puissance de vie. Oui, Jésus Christ est. Nous aussi. Nous aussi puisque nous savons intuitivement ce que veut dire Je suis. Nous Sommes. Les bouddhistes disent de leur côté : Avant que ce qui parait n’apparaisse, et toujours, il y a la source d’énergie d’où cela jaillit. Cette présence sans temps ni forme est notre véritable nature.

Telle est la clé de la destination, la découverte de notre véritable nature, le sentiment d’être qui ne dépend ni de notre naissance, ni de notre mort, ni de notre caractère ni de rien de ce qui fait notre variété sur la terre. Simplement amour, lumière et vie. Le voyage narré dans la bible est certainement instructif, mais il n’est pas nécessaire, car Pâques est une découverte intérieure. Où irions-nous en effet puisque nous sommes déjà dans cette présence la présence même ?

Ce n’est pas ce que nous vivons? Nous croyons mourir entièrement ? Nous pleurons de solitude ? Nous ne voyons pas cette lumière qui brille sans consumer ni brûler les yeux? Les soucis des autres nous dérangent peu, les nôtres nous taraudent? Nous ne sommes pas cet immense réservoir d’amour? C’est parce que nous restons dans notre petite personne et que nous n’avons pas compris que le passage à traverser, c’est celui qui nous mène hors d’elle.

Tout ce qui arrive alors, ça nous arrive à nous, à en mourir. Observons nos guides de Pâques. Ils ne sont pas dérangés par leur personnalité. Ils ne sont pas « quelqu’un ». Moïse, selon Dieu, « est l’homme le plus humble que la terre ait porté. » En écho, Jésus dit : « Je suis doux et humble de cœur ». Par delà des siècles et des distances, Dudjom rimpoché le Tibétain accorde à l’égo l’importance d’une crotte de chien. Dans l’humilité, le moi a disparu et ils ne sont pas morts. Au contraire, ils constatent comme le Christ : « Mon père et moi nous sommes Un. » Et la résurrection est la manifestation de cette unité proposée à tous. Ainsi arrivons-nous à la neuvième leçon qui est aussi la première. Puisque tout est un, tout l’univers, il n’y a qu’une chose à faire, diminuer l’importance de notre égo, ce numéro 2 devant Dieu, jusqu’à sa totale tranquillisation au sein du tout.

Car c’est lui, le numéro 2, qui nous transforme en meurtriers. « Pardonne-leur, dit à son Père le Christ sur la croix, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Ignorance fondamentale, disent les bouddhistes, sur laquelle se tisse tout le malheur de nos existences.

Mais l’éveil auquel Pâques nous invite est une traversée intérieure vers la libération, un passage à pied sec vers une terre unifiée où coulent le lait et le miel (blanc et or comme les énergies divines, sagesse et amour de la source). Dans ce pays, nous nous trouvons ramenés de l’avoir à l’Être, du mortel au sans temps, de la multiplicité des formes à la perception de l’unique battement de la Vie, à nouveau reliés à notre origine. La terre de notre corps est irriguée par la conscience universelle et cela change son ADN. Les évangiles appellent cela ressusciter.

Moïse et Jésus racontent par leur vie que cela peut arriver à l’heure de la mort, mais aussi avant. En descendant de sa montagne, Moïse doit couvrir d’un voile son visage éblouissant et Jésus se montre entièrement transfiguré à quelques disciples. La matière sans lumière a épousé la lumière et s’est remplie d’elle. Jésus le dit à Nicodème: « En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit (c’est-à-dire de feu) il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit… Il faut que vous naissiez de nouveau.  » Lorsque le feu de l’esprit descend, l’humain vit sa Pâque. Mais cela n’est pas une leçon. C’est un cadeau. Un cadeau que le ciel empressé donnera à notre terre dès que nous serons en état de le recevoir, si nous avons assez confiance en lui.