De l’argent, en avoir ou pas ?

De l’argent, en avoir ou pas ? Un coup d’œil suffit pour nous apercevoir que dans le monde et chez nous en France, il est globalement mal réparti. Nous sommes dans le camp de ceux qui en ont… ou pas ! La question de comment faire pour en avoir est donc parfois cruciale, vitale même car nos sociétés ne permettent pas de vivre sans aucun argent. Les périodes de crise comme celle que nous traversons accroissent encore cette tension. Il est plus surprenant de voir que cela reste assez souvent une préoccupation importante chez ceux qui en ont déjà beaucoup, alors que peu de gens osent dire qu’ils aiment l’argent. En effet nous en avons avons envers lui une attitude ambivalente faite de désir et de condamnation, d’attraction et de répulsion. Cette attitude est souvent irrationnelle, l’argent étant beaucoup plus qu’une monnaie d’échange. Il est chargé de valeurs symboliques et d’un poids psychologique auxquels nul n’échappe, qu’on en ait ou pas. Et puis, l’argent n’est pas neutre. Qu’en font les hommes ? A quoi sert-il ? Quels sont ses manifestations et ses enjeux, d’un point de vue personnel et collectif  ? Va-t-il dans le sens de la vie ou tout au contraire ? Et si on changeait le mot argent par un autre, de quelles nouvelles significations cette question pourrait-elle… s’enrichir ? Mais commençons par regarder ce qu’il est, et où nous en sommes.

Ce qu’il est, c’est un médiateur entre des personnes qui souhaitent vendre et acheter, il permet une liberté plus grande que le troc. Le troc se pratique depuis l’aube des âges entre deux personnes ou deux entités. Sa limite est qu’il faut que j’aie sur l’instant un bien à échanger contre celui que je veux me procurer. Dans les campagnes au Moyen âge, le troc a été longtemps utilisé plutôt que le paiement en pièces, faute de numéraire tout simplement et parce que le paysan, serf attaché à la terre, n’avait pas de projets dispendieux hors du champ, si j’ose dire, couvert par le troc : pas de vol lowcoast, pas de chirurgie esthétique, même pas de dentiste ! De nos jours le troc est remis à l’honneur, on peut échanger du concret, comme un poulet, ou de l’abstrait, comme un cours de maths, et même l’un contre l’autre. Mais même en réseau, même adapté, le troc garde ses limites. Que faire si étant prof de maths, j’ai besoin d’un plombier tout de suite mais que lui n’a pas besoin de cours de maths ? Les réseaux comme le SEL (Systèmes d’Échanges Locaux) ont dû pour plus de souplesse inventer des unités de paiement et une forme de banque interne réservée à leurs adhérents, une sorte de système hybride entre le troc et l’argent.

Débarrassé de toutes ces contraintes, l’argent simplifie les transactions du fait qu’on établit un prix normalement consensuel qu’on peut régler par un nombre variable d’unités de paiement selon son achat. Quand il en faut beaucoup, c’est cher et tout le monde ne peut pas tout acheter, mais des sociologues ont assuré qu’il était un progrès de civilisation : c’est toujours mieux qu’une spoliation du plus fort au plus faible, genre pousse-toi de là que je m’y mette et ferme-la… L’argent est une monnaie d’échange à la valeur établie par convention, qui favorise le libre choix dans le temps et dans l’espace et qui fluidifie les échanges. Grâce à l’argent, mon plombier pourra prendre des cours de gestion si les maths ne lui servent pas, en payant sa formation de compta avec la somme réglée par le matheux pour son intervention. Ou pas.

En ce sens, ce que représente avoir de l’argent peut se dire de n’importe quelle autre unité d’échange considérée comme précieuse et admise par convention dans une population et particulièrement entre les membres d’une transaction. Queues de renard, bœufs, moutons, pierres précieuses ou par exemple sel. Cette denrée miraculeuse permettait de ne pas mourir de faim en conservant les aliments jusque dans les saisons ingrates. Les Romains ont donc payé longtemps leurs soldats en doses d’un sel, d’où notre mot salaire. J’ajoute que celui-ci étant gratuitement extrait par des forçats (esclaves, voleurs, mendiants) ce n’était que bénéfice pour le pouvoir, qui se trouvait ainsi riche d’une inépuisable fortune qui ne lui coûtait rien. Bien après, le sel restant précieux, nous eûmes chez nous la gabelle, impôt de sel assez lourd selon les régions. Il reste que depuis des millénaires et dans le monde entier, la monnaie d’échange la plus répandue fut métallique comme le signifie notre mot argent.

L’usage de métal précieux (or, argent) reposait sur la valeur intrinsèque de l’objet, comme un bœuf, mais en plus maniable. La monnaie fiduciaire circulait aussi, c’est à dire une monnaie uniquement fondée sur la confiance, qui ne repose sur rien de tangible. Un billet où il y a marqué 100 euros ne vaut que son papier, à moins que les hommes ne lui accordent de la valeur et l’acceptent en échange d’une marchandise évaluée à 100 euros. Il y a eu de grandes crises financières et boursières au XXème siècle et il s’est avéré qu’on pouvait avoir des billets et ne pas avoir d’argent, ce qu’on avait en papier n’ayant plus aucune valeur marchande. Ma mère m’avait un jour montré une fort belle feuille d’emprunt russe qui en ruina plus d’un à la révolution soviétique de 1917, et qui n’avait plus qu’une valeur historique. Je me demande bien où est ce papier d’ailleurs…

Actuellement dans le monde, la monnaie fiduciaire est décorrélée de sa valeur en métal, elle est garantie par des banques d’état, la BCE (banque centrale européenne) et la banque mondiale. Mais il y a encore moins d’un siècle, en France, on pouvait entrer dans une agence avec ses billets et ressortir avec le même montant en or. Cette possibilité prit légalement fin en 1936 avec ce qu’on appela le cours forcé, c’est à dire cours forcé des billets sans contrepartie métallique. Forcé car la population n’y consentait pas, encore inquiète de la grande crise de 1929 qui plongea des millions de personnes dans la ruine et le tourment.

Le vingt et unième siècle a jeté l’inquiétude sur les réserves des banques garantes, avec la crise des subprimes aux USA en 2008 et la pratique que les économistes appellent ‘l’assouplissement quantitatif’. Vous voyez de quoi il s’agit ? C’est l’autorisation d’utiliser la planche à billets suivant les circonstances. Selon les informations du fonds monétaire international (FMI), ses gouverneurs ont accordé à la banque mondiale le droit d’imprimer sans contrepartie métal 456 milliards en billets en 2021, en vertu du ‘DTS’… c’est à dire du droit de tirage spécial. La monnaie demande de plus en plus de confiance à celui qui l’utilise. Selon Radio France International, le FMI a direct prévenu que 2022 serait une année de « turbulences monétaires »… Pour clore cette balade du côté de la monnaie fiduciaire, notons que suite à tout ça, le privilège de « battre monnaie » n’appartient plus aux états d’Europe et d’ailleurs, mais, chez nous, à la BCE qui délègue à chaque pays la possibilité de créer un certain quota de billets et de pièces dans une politique d’ensemble. La Banque de France n’a donc aucune souveraineté en la matière, c’est juste un atelier d’imprimerie. Il est clair que de nos jours, la question de cette conférence sur la possession d’argent et la liberté qu’il octroie s’applique aussi aux pays. La Grèce en a fait l’expérience il y a quelques années.

D’autre part, aujourd’hui, on va vers encore plus d’abstraction. De moins en moins de pièces sonnantes et trébuchantes circulent, et même de moins en moins de billets, avec la diminution du nombre de distributeurs dans les campagnes, la généralisation des paiements en ligne depuis les paires de chaussettes jusqu’à son obligation pour payer nos impôts. Dans le concret, observons la suppression de la fente réservée au passage des pièces et billets dans divers distributeurs, stations services et horodateurs, ou de plus en plus l’autorisation de payer en espèces seulement si on a l’exacte monnaie, les banques n’en délivrant qu’au compte-goutte. Cette évolution vers l’abstraction du moyen de la transaction s’accompagne paradoxalement d’une évolution inverse vers les acteurs de la transaction. Disparu l’anonymat de l’argent liquide, ce sont les agents de la transaction qui deviennent concrets… du moins dans le monde officiel.

Remarquons que cette abstraction de notre argent aboutit dans certains cas à ce que l’usager ne touche, au sens propre, ni sa paye ni aucune monnaie quand il achète, mais que cela ne change pas ni les conditions de salaire des gens, ni leur rapport à la dépense. J’ai même lu que la possibilité de payer en ligne et d’obtenir ainsi toutes sortes de crédits avait augmenté le taux de surendettement en déconnectant la possession virtuelle de la possession réelle de l’argent. Une grosse pile de ducats ou aucune pièce toutes poches retournées, ça c’est clair pour notre esprit. Mais quel est l’impact sur nos subconscients d’une virgule déplacée dans un nombre affiché à l’écran ? Un peu comme on dit que le deuil d’un être aimé est plus difficile quand on n’a pas assisté à ses obsèques, la virtualité n’enlève pas l’attachement, ni à l’autre, ni à l’argent, mais entrave seulement la prise de conscience des réalités. Ainsi cette abstraction toujours plus grande entraîne-t-elle un certain nombre de gens à se comporter comme s’ils étaient riches alors qu’ils ne le sont pas. En vérité, un nombre non négligeable des personnes suivies pour surendettement n’ont pas de conscience nette des sommes qu’ils ont, ou qu’ils n’ont pas.

Cette abstraction grandissante de l’argent est certainement la raison pour laquelle la langue française n’a pas inventé de synonymes familiers ou argotiques pour l’opération de paiement en ligne ni pour la carte bancaire. Il y a des biftons, mais pas de cartons. Par contre, pièces et numéraire en général continuent à être nommés de quantité de façons qui indiquent à elles seules l’importance concrète que nous accordons à l’argent et le plaisir ou le soulagement qu’il procure. Beaucoup de ces mots sont argotiques et renvoient à l’usage premier de l’argent qui est de pouvoir se nourrir. Voici quelques exemples : l’oseille permet de mettre du beurre dans les épinards, et, alors que peu de gens mangent aujourd’hui de l’oseille, ce mot a trouvé une nouvelle jeunesse dans le verlan zeyo. On a du blé aussi, ou plus un radis, ou de l’avoine ou de la fraîche. Le mot fric est le diminutif de fricot ou fricassée, qui est un plat de résistance où l’on frit des aliments avant de les laisser mijoter. Côté concret encore le pèze renvoie bien sûr au poids de l’argent, les briques au volume des billets et les plaques à leur forme, le pognon à ce qu’on met dans sa main, son poing, sa pogne, enfin la caillasse, ou yaska, au peu de valeur du montant. L’argent est international, on parlera donc du flouze, terme arabe qui désigne un coquillage, du cash, ou du lové, mot qui vient du romani. Du côté du vocabulaire standard ou spécialisé, on n’est pas en reste, mais c’est moins imagé, j’irai donc plus vite : billets, biens, pièces, espèces, numéraire, ressources, fortune, finances, disponibilités, liquidités.

Alors, certes, nous avons le choix des noms, mais pour le verbe qui les accompagne, il n’y en a qu’un : avoir. Dans son ombre, avoir traîne son contraire : « ne pas avoir », manquer. Or comme nous l’a démontré notre promenade à travers mots, manquer d’argent, c’est à terme manquer de moyens de se nourrir et mourir. Christian Junod remarque à ce sujet qu’on dit gagner sa vie, et non pas gagner son argent. Mais n’est-ce pas un raccourci parlant ? Sans argent, est-ce une vie, la vie qu’on vit ? Nous ne parlerons pas de la misère des lointains pays émergents, qui émergent d’ailleurs si lentement qu’on y meurt toujours de pauvreté, ni d’aucun pays suffisamment loin de nos yeux pour nous épargner la compassion. Non, restons simplement ici, en France et parlons de gens que nous croisons. Ne pas avoir d’argent et connaître les tribulations de la pauvreté, ce n’est pas une vue de l’esprit pour des millions de personnes sur notre territoire. Les restos du cœur ont acquis au fil des années une discipline tatillonne et soupçonneuse dans leur distribution alimentaire tant les demandeurs ont augmenté en nombre. Immigrés, personnes âgées, mères de famille, artistes, étudiants, ou travailleurs en fin de droits, même des cadres, forment une troupe hétéroclite de nécessiteux, dans le sens littéral du terme c’est à dire qui manquent du nécessaire, à moins que vous ne préfériez la périphrase administrative « économiquement faibles. » Mais de plus en plus, on rencontre parmi les indigents (c’est à dire littéralement dont les besoins ne sont pas assouvis) des gens qui travaillent. Aux ravages de ce qu’on appelle ‘ubérisation’, à savoir travail à la tâche et protection sociale et salariale amoindrie, s’ajoutent diverses conséquences de la crise actuelle sans oublier la condition faite aux paysans. J’ai pris récemment un vrai taxi dont le chauffeur était accablé par des journées de 15 ou 16 heures pour des bénéfices quotidiens d’une trentaine d’euros, faute d’assez de clients et par rigidité des charges.

Pour ces personnes, philosopher sur l’argent est complètement déplacé, inutile et presque obscène. Donne-moi d’abord à manger et de quoi vivre au chaud avec mes enfants, permets-moi de gagner ma vie, on parlera après. C’est à chacun de nous si nous ne sommes pas dans cette situation, de répondre à cette demande légitime à notre façon. Nous ne pouvons pas ne pas prendre position, car ne rien faire, c’est encore faire.

Et ne croyons pas que, si nous ne sommes pas pauvres, la pauvreté d’autrui ne nous concerne pas. Parmi nos aïeux nous avons forcément eu des gueux et des miséreux dont les mémoires nous ont été transmises, même à notre insu, au même titre que la forme de nos narines. Un jour, je me suis aperçue que lorsque je desservais des plats, je me débrouillais toujours pour en avaler subrepticement une cuiller entre la table du repas et l’évier, surtout quand il y avait des amis. Impossible de m’en empêcher, je me serais sentie mal. Mais pourquoi ? Personne ne m’aurait interdit de me resservir ! Un jour, j’ai compris que j’avais hérité d’un réflexe de misérable servante qui cherchait à manger à sa faim avec quelques miettes volées aux riches attablés en allant à l’office. C’est elle qui m’avait légué cet automatisme pour que je survive. Il arrive aussi bien sûr que cette mémoire de manque soit récente et que nous ayons eu des parents ou grands-parents qui, comme on dit, ‘comptaient’ lorsque nous étions petits, à moins que la pauvreté n’ait été notre propre compagne.

C’est une des raisons pour lesquelles l’insécurité du manque n’est pas exactement corrélée à la situation objective. On demandait à John DavidsonRockefeller, sans doute l’homme le plus riche du monde au siècle dernier, à partir de quel montant il considérerait qu’il aurait assez d’argent et il répondit : « Encore juste un petit peu plus. » Mais il avait été l’un des six enfants d’un colporteur sur les marchés. Il avait grandi avec le manque et la fortune qu’il avait acquise ne l’avait pas guéri de cette blessure. Dans bien des cas donc, cette souffrance consciente ou non, fait de nous des thésauriseurs, pour ne pas dire des grippe-sous, des rats, des rapiats, des pingres, des radins, des ‘gens qui les lâchent avec des élastiques’. Des avares comme Harpagon ou l’oncle Picsou. La peur du vide se conjure par le trop plein et la constante vérification du niveau.

Ajoutons que symboliquement, l’argent n’est pas seulement une commodité, même nécessaire. Du fait qu’il permet la vie, la sécurité et le bien-être, il symbolise l’amour, particulièrement l’amour maternel. L’argent dit ‘liquide’ circule comme le lait maternel, comme le bisou reçu et rendu, le rire partagé ou les glissades au toboggan. Les expressions ‘argent liquide’ ou ‘liquidités’ indiquent des sommes immédiatement disponibles à cette mise en circulation, tout comme l’amour est toujours disponible. Même en bourse, on parle des cours de la bourse comme des cours d’eau, on parle de flux. Des parent souvent absents voudront couvrir leurs enfants de cadeaux s’ils le peuvent, comme des marques de l’amour qu’ils n’ont pas pu leur donner et des truchements pour garder le lien lors de nouvelles absences.

Si nous avons fait le transfert amour/argent, manquer d’argent c’est donc peut-être révéler qu’on n’a aucun amour à faire circuler. Les psychologues affirment que si telle est la situation, c’est qu’on a en a manqué dès le début, qu’on n’en a pas reçu, ou pas assez. Refuser de dépenser aussi. Si on a ressenti trop peu d’amour et si l’argent a compensé ce manque, il nous faudra nous recroqueviller sur ce que nous posséderons, qui paraîtra toujours trop peu, vu que la béance de l’amour ne se soigne pas de cette façon. Pour rester dans le registre de la liquidité, toute dépense paraîtrait une fuite. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même, on n’en a pas à notre disposition, on souffre d’être sans. Il pourrait s’agir aussi de nous maintenir dans un mal-être compatible avec une mauvaise opinion de nous, instillée par nos parents, comme une auto-punition qui prolongerait leur opinion à notre égard, une action du sur-moi. De l’argent, si nous en avons, ce sera comme si nous n’en avions pas.

Le souvenir et la crainte de la misère, le manque d’amour familial qui provoquent cette thésaurisation jette une nouvelle lumière sur le caractère particulièrement épargnant des Français. Mais serait-ce mieux s’ils dépensaient tout ? Cette compulsion qui mène du fait de la possession à la ruine est une pathologie qui, comme l’alcoolisme, a donné lieu à des groupes de parole, les DA, débiteurs anonymes, qui cherchent à traverser un jour à la fois, un seul jour sans dépenser… Les psychologues relient cela, entre autres choses, à une souffrance enfantine qui bizarrement ramène elle aussi au manque d’amour. La sur-dépense traduit la dévalorisation (nous ne nous accordons pas le droit de disposer de quoi vivre normalement si bien que nous nous débrouillons pour nous priver de ce que nous avons, ou encore nous avons besoin d’acheter constamment le droit d’exister). La sur-dépense illustre aussi la nécessité de se prouver son pouvoir faute d’en avoir la tranquille certitude (se payer quelque chose est rassurant dans un premier temps). Enfin, sur-dépenser est un moyen de s’assurer l’amour d’autrui, l’acheter en quelque sorte, en le couvrant de cadeaux, puisque nous sommes pénétrés de l’idée que notre seule présence ne peut suffire.

Dans tous les cas, les causes de nos dysfonctionnements nous échappent le plus souvent. Nous projetons sur l’argent des souffrances intimes souvent non reconnues, nous dépendons de mémoires inconscientes, nous nous livrons à des transferts, des amalgames et nous nageons en pleine confusion entre différentes valeurs, morales, politiques, familiales et financières. Comme par hasard, le mot valeur est le même dans tous ces domaines, valeurs morales et valeurs boursières. L’argent prend donc dans nos vies une importance beaucoup plus grande que le fait d’en posséder ou non et nous peinons à y réfléchir avec une précision scientifique.

Car ça va loin ! La plupart des couples au comptes séparés taisent à leur conjoint le montant de leurs économies comme de leur patrimoine, sujet aussi tabou que le nom de leurs amants et maîtresses. Et encore, il y a des gens qui s’interdisent de s’enrichir plus que leurs parents, par loyauté familiale, tout le monde n’étant pas capable de jouer les Rockefeller. Ils s’obligeront à tirer le diable par la queue comme papa. D’autres, lors de successions, entrent dans des brouilles infernales, des brisures d’amitiés sans faille pour des sommes dérisoires, et il y en a qui choisissent de refuser tout, l’argent comme le reste, le concret comme l’abstrait. Fondamentalement et inconsciemment, nous ne percevons pas l’argent seulement pour ce qu’il est, ou devrait être : un simple outil normalement destiné au bien-être de tous et donc de nous aussi. N’est-ce pas dommage ? Mais en prendre conscience est une porte vers la liberté intérieure.

Ajoutons qu’il n’y a pas que des raisons mémorielles, affectives et inconscientes dans nos orientations financières. On peut aussi refuser la richesse par sens moral, par idéologie, par engagement religieux, ou simplement parce qu’on s’en méfie. On peut le rejeter parce qu’on sait que l’argent n’est pas seulement la vie, c’est aussi la mort, selon ce qu’on en fait ou comment on l’obtient. Selon l’organisation de notre monde actuel, l’argent est plus rare que la main d’œuvre humaine quasiment gratuite dans de nombreux points du globe. Et comme tout ce qui est rare dans un monde marchand, il est cher. Ainsi l’humain vaut-il beaucoup moins que l’argent qu’il permet de fabriquer. Esclavage, prostitution forcée, travail des enfants, exploitation sans vergogne ni limite sont monnaie courante sur les toits du monde, en Arabie saoudite, en Chine, en Afrique aussi, au point que chaque jour des malheureux préfèrent risquer la mort et souffrir l’exil plutôt que de rester dans leur pays d’origine pendant que nous profitons de leurs richesses et de leur travail. Pas de quoi avoir envie d’être complice.

La France en tant que pays est restée en 2020 le troisième producteur et vendeur d’armes au monde, derrière les USA et la Russie. On se félicite de ce « fleuron de l’industrie française ». Fleur, oui, mais de chrysanthème. Avec notre armement, la mort balance son étendard au Yemen. Les états ne sont pas les seuls : la mafia assoit aussi son pouvoir sur un argent sale, qui provient de ventes d’armes, de drogue, d’organes humains ou d’humains entiers et de trafic sexuel.

Et à titre individuel, qu’en est-il ? Je connais des sans-papiers qui travaillent dur au chantier et que leurs patrons payent des queues de cerise. D’ailleurs, personnellement, la malhonnêteté ne nous aguiche-t-elle pas ? Du simple silence au moment où la caissière s’est trompée en notre faveur à l’omission de quelque revenu dans notre feuille d’impôt, en passant par l’oubli d’informer nos acheteurs de certaines défaillances de nos voitures et par de menues escroqueries aux assurances… mmm ? Je miserais une bonne somme sur cette paraphrase de La Fontaine : ‘Ils ne cédaient pas tous, mais tous avaient l’idée’. Alors, existe-t-il un argent propre ?

La réponse est difficile. En tout cas, dès qu’il est du côté plus clair de la force, la plupart du temps, il est difficile à gagner… Nous avons appris cette souffrance depuis des millénaires. Dès les premières lignes de la bible, Dieu a chassé Adam du paradis avec cette malédiction : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Il est admis qu’il s’agit d’un commandement premier et préalable au décalogue, suivi de près par l’ordre aux femmes d’accoucher dans la douleur. Cette injonction à la souffrance et à la peine a été prétextée pendant des millénaires pour justifier l’exploitation de la plus grande partie de l’humanité, à l’exclusion de quelques happy few qui ne se sont pas du tout sentis visés par la divine sentence mais qui ont su l’utiliser à leur profit.

Aujourd’hui certes, on interprète aussi cette phrase comme une constatation désolée de la Conscience omnisciente, pour qui l’éternité est un instant. On l’entend comme un dernier appel à Adam pour qu’il change d’attitude. Il faudrait sous-entendre, ‘Si tu continues comme ça, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.’ Un peu comme le destin de fatalité et le destin de providence des bouddhistes. Si tu continues comme ça, tu erreras emprisonné dans le destin de fatalité du samsara. Regardons le monde. Nous en sommes toujours là, nous avons continué. En témoignent des axiomes comme le darwinien Struggle for life, se battre pour survivre, ou la loi : No pain, no gain. Le champ d’application de ces injonctions est vaste. Adèle Combe vient de publier en 2022 une étude intitulée ‘Comment l’université broie les jeunes chercheurs’. Elle y détaille la souffrance infligée aux étudiants qui préparent une thèse dans le mépris, le harcèlement et l’absence totale de rémunération. Certains furent accueillis par cette phrase inaugurale : « Un doctorant qui ne souffre pas est un mauvais doctorant. » Encore plus vaste, pensons au proverbe sadique sans doute inventé par des hommes et destiné aux femmes : « Il faut souffrir pour être belle ».

Mais qu’est-ce que nous avons continué, depuis la rupture du jardin d’Eden, pour stagner dans cette situation ? Nous avons continué à nous projeter dans l’avoir, et à nous sentir insatisfait d’être. Nous voyons dans la possession de l’avoir la seule source de pouvoir, au point que cela s’étend à toute notre vie, par exemple nos relations. Lors de présentations, n’avons-nous jamais entendu ou dit avec un petit geste : ‘ma femme’, voire ‘ma meuf’ ou ‘mon mari’, ‘mon keum’, comme on aurait montré sa montre ou ses chaussures ? Le berger dans les pâturages observe la joie de vivre de l’agnelet et constate que même si l’agnelet n’a rien, il est riche de joie et de vitalité. Parfois même le berger se laisse contaminer par cette exultation de l’instant et tout en n’ayant pas, ou en tout cas en ayant peu, il se sent riche et tranquille. Mais sans doute a-t-il eu besoin de l’espace des montagnes et du ciel, des leçons animales et du silence des étoiles pour se dessaisir de l’addiction de l’humanité à l’avoir.

Par contre, en tant que pays, nous sommes en plein dedans. Rendons-nous compte que nous comptons encore la croissance du PIB pour seul indice de la croissance de notre bien-être et de notre bonheur. Or le PIB, produit intérieur brut, est calculé à partir de l’augmentation des productions économiques d’un pays, et c’est tout. Le Bouthan a bien tenté le Bonheur National Brut, le BNB, mais bon. Personne ne l’a suivi. Or donc, chez nous, pour 2021, les prévisions de croissance de notre PIB selon le Fonds Monétaire International étaient de 14 % et nous caracolons à la cinquième place des pays les plus riches, derrière les USA et la Chine, le Japon et l’Allemagne, sur un total de 195 pays indépendants reconnus par l’ONU. Cette information m’a laissée pantoise pour deux raisons. Premièrement quelle peut être la responsabilité d’un pays si riche envers les 190 autres pays moins riches que nous et dont plusieurs sont à l’agonie ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui cloche ? Qui devrait si nous en étions pleinement conscients, nous empêcher de dormir ? Que faire de notre place pour changer ce scandale ?

Et d’autre part, si l’avoir est l’origine du bonheur d’être, nous devrions appartenir à l’un des cinq pays les plus heureux du monde. Est-ce le cas ? Eh bien j’espère que non, j’espère bien que même loin derrière notre PIB, de nombreuses populations jouissent de plus de bonheur que nous, vu chez nous le nombre de SDF, le nombre d’anxiolytiques consommés annuellement, le nombre de stupéfiants sur le marché, le nombre de suicides, le nombre de crimes, le nombre de maltraitance, le nombre de maladies psychiques et physiques !

Nous avons gagné avec la réduction de l’être à l’avoir, un billet première classe et plein tarif pour l’enfer. Car, en plaçant en numéro 1 de nos ambitions l’augmentation du PIB, de la croissance et de la production, nous plaçons forcément en 2 l’humain et plus largement la terre et tous ses animaux, ses arbres et même son ciel. Qui veut la fin veut les moyens, dit-on. Dans ce renversement des valeurs de l’être et de l’avoir, toutes les formes de la vie sont ravalées au rang de moyens, c’est-à-dire chosifiées, donc sans aucun prix, donc jetables. 

Quant à la fin, dans le double sens du mot fin, à savoir le but et le terminus, c’est l’argent et son pouvoir. L’argent appelle l’argent et tout est bon pour l’accroître. La fortune des dix hommes les plus riches du monde a doublé depuis le début de la pandémie, d’après un rapport d’Oxfam, rendu public lundi 17 janvier 22, il y a quelques jours. Pendant ce temps les revenus de 99% de l’humanité ont fondu jusqu’à l’intolérable, et on a continué à supprimer des lits par milliers à l’hôpital. Les dérives politiques et sociales que j’ai mentionnées tout à l’heure ne sont donc pas des accidents mais des conséquences normales et inévitables de cette erreur de classement entre l’être et l’avoir, erreur qui a fini par faire de nous l’espèce la plus invasive et la plus malheureuse de la terre. Et comme les simplets dont rient les petits enfants, nous scions au sens propre du terme, la branche sur laquelle nous sommes assis.

Cette obsession de l’avoir est donc source de souffrance pour les autres et pour nous-mêmes, Bouddha l’avait déjà enseigné il y a plus de 2000 ans. Elle nous maintient orientés vers les phénomènes extérieurs et subissant leur attraction et leur répulsion. L’avoir nous enferme en effet dans le monde de l’attraction qu’on peut aussi nommer désir. Le désir lui-même est l’enfant du manque pour lequel nous éprouvons de la répulsion. Mais qu’arrive-t-il lorsque le manque nous est consubstantiel ? L’assouvissement du désir parvient à le combler, mais pas durablement et jamais totalement. D’ailleurs, nous sommes toujours dedans. Les publicitaires le savent, qui activent et recréent constamment ce mécanisme du désir. Comme une addiction, nos désirs nous font dépendre toujours plus d’un extérieur qui nous échappe en grande partie.

En effet, si nous confondons avoir et être, nous croyons vital d’avoir pour être. Notre désir devient une soif qui ne peut jamais s’éteindre, se manifestant aussi par son ombre, la peur de perdre ce qu’on a. Ainsi naissent et prolifèrent des négativités comme la jalousie, la convoitise, la cupidité, la peur et l’avarice, qui ne rendent heureux ni ceux qui les éprouvent ni ceux qui les subissent. Mais comment faire autrement ? La richesse, comme tout ce qui est créé, comme nous-mêmes, a un début et une fin et nous n’avons aucune certitude que notre fortune puisse échapper à cette règle d’impermanence. Et quand bien même, lorsque notre propre impermanence nous éclatera au nez, nous ne l’emporterons pas en paradis. Nous devrons partir sans, comme des pauvres. Quel sort pénible que de dépendre d’un avoir aléatoire et temporaire pour asseoir notre besoin vital et constant de nous sentir être ! Dans l’Avare de Molière, Harpagon crie cette confusion dans son délire, alors qu’il vient de s’apercevoir qu’il a été volé : « Au voleur, au voleur, » et aussitôt : «  à l’assassin, au meurtrier ». Puis il balance de l’être à l’avoir dans une même désolation : « Je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. »

Dans la quête de l’avoir chacun devient l’ennemi implicite de l’autre. Dès qu’on est dans le monde des objets, on se heurte à l’existence de limites, si bien qu’à un moment, ce qui est donné à l’un ne sera plus disponible pour l’autre. Dans le royaume des égos, si Obélix prend la plus grande part du gâteau, Astérix n’en aura qu’une petite. En revanche, si on se débarrassait d’Obélix, Astérix pourrait tout manger… Ha ha… Dans cette logique, l’augmentation du pouvoir donné par l’argent n’est que l’augmentation du pouvoir de nuisance de l’homme et l’établissement d’un monde de division. La division, c’est exactement le sens étymologique du mot ‘di-able’, c’est à dire en grec, ce qui est ‘jeté au milieu’, et qui brisant l’unité fait d’un seul morceau deux morceaux séparés et bientôt antagonistes.

C’est pourquoi Jésus dit que « Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon. » Il acte ici que l’argent (Mammon) ne nous sert pas mais que c’est lecontraire qui se passe. Saint Jacques à son tour invective les riches avec violence. «  Vos richesses sont pourries, dit-il, et vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés; et leur rouille s’élèvera en témoignage contre vous, et dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez refusé de payer le salaire des ouvriers qui travaillent dans vos champs. » La rouille n’attaque que les objets, et précisément les objets métalliques comme les armes. Dans le monde de l’avoir déconnecté de l’être, l’argent c’est une arme de mort.

Or la vie est précieuse, elle est faite pour être facile et joyeuse, et remplie d’amour d’autant plus qu’elle dure peu. Regardons les petits animaux, ils sont comme les petits d’hommes. Ils veulent jouer, manger, dormir et puis des câlins. Tel est le plaisir, telle est la direction naturelle et universelle de la vie. Ça m’a rappelé une anecdote dont je n’ai pas réussi à retrouver la source. C’était un sociologue qui suivait un indigène d’Amazonie. L’indigène tua un gros animal. Il le découpa et l’emporta sur son dos.
– Que vas-tu faire avec tout ça ? demanda l’occidental. Tu vas le vendre à la ville et déposer ton argent à la banque pour être assuré en cas de disette ?
Après un court silence d’incompréhension, l’indigène accueillit cette proposition d’un énorme rire qu’il eut du mal à calmer tant cette idée lui parut saugrenue. Quand il eut repris son souffle, il déclara : « Ma banque, c’est ma tribu. »
En d’autres termes, pas de plus grande richesse que le vivant. Et dans l’unité de l’amour, quand il aurait faim, il allait de soi que les autres le nourriraient comme lui s’apprêtait à le faire pour eux. Tous vivaient donc non pas dans la richesse mais dans la conviction qu’ils ne manqueraient de rien, c’est ce qu’on nomme abondance.

Cette nouvelle notion délivre autant de la convoitise et de la malhonnêteté que de l’avarice. La richesse financière n’appartient qu’au genre humain – et encore comme on vient de le voir, pas tous. L’abondance appartient aussi à la nature. Comme les cerises sur un cerisier, elle peut être considérée comme le fruit naturel de la vie et ne lèse personne, pas même le cerisier. D’ailleurs le verbe qui accompagne ce mot n’est pas ‘avoir’ mais ‘être’, ou ‘vivre’. Même vivre dans l’abondance, comme dans un environnement naturel. L’abondance est possible, elle est souhaitable, et qu’elle prenne ou non la forme de l’argent, nous la méritons tous et pouvons tous y prétendre. Il est temps de nous rééduquer.

Il existe donc des centaines de livres sur l’abondance, dont le titre contient le mot comme un appel. L’un des plus connus c’est Créez l’abondance, de Deepak Chopra, réédité dans des dizaines de langues depuis vingt ans. Ces livres nous proposent en général la rééducation du subconscient, la discipline de la reprogrammation, le contrôle de la pensée, des paroles et du comportement. Ainsi s’exercera la loi de l’attraction de l’univers dont les richesses sont infinies. Sur le thème de l’attraction, on peut aussi trouver des centaines d’ouvrages, dont le best seller de Rhonda Byrne : Le secret. Si nous incarnons l’abondance, si nous faisons la paix avec elle, elle viendra à nous et nous saurons l’accueillir. En un mot, « Qui se ressemble s’assemble. »

On pourrait prendre pour une entourloupe linguistique le succès de ce mot. « Allez, hop ! Un petit tour de passe passe, voyez l’argent ici, il est sale, il est dangereux, il est insuffisant, berk, et hop ! Où est-il ? Il a disparu messieurs dames ! Plus d’argent, c’est fini ! Mais, mais ! regardez par ici : la voici la voilà, c’est l’abondance ! » Pourquoi pas ! Cependant, en réalité c’est un changement de paradigme que ce mot propose. L’abondance inclut l’argent bien sûr, les moyens de notre subsistance et de quoi nous offrir aussi des produits aujourd’hui nommés produits non essentiels, mais elle concerne aussi les richesses non financières, nos amis, nos années de vie et ses joies. Et encore davantage, elle inclut la reconnaissance et l’offrande. Et d’autres richesses plus surprenantes…

Par exemple, Franck Lopvet signale une contradiction entre la volonté d’être riche et le refus que nous avons de notre propre richesse intérieure, polarisée bien sûr. Il disait dans une interview YouTube qu’il était fort riche en défauts, et qu’il vivait beaucoup plus sainement depuis qu’il avait reconnu et accepté cette abondance ! Car comment vouloir des richesses si nous refusons la moitié (au moins) de ce que nous sommes ? Nous devrions tout reconnaître afin que les opposés ne se tournent pas le dos ou ne se battent pas, et que nous puissions en faire quelque chose. Virons Procuste. Vous connaissez Procuste ? Ce cinglé allongeait tout le monde dans le même lit, et il coupait les jambes de ceux qui étaient trop grands, il étirait celles de ceux qui étaient trop petits. Si le lit de Procuste nous dégoûte, observons les circonstances où nous nous infligeons à nous-mêmes ce traitement et remplaçons le refoulement ou l’amertume par l’amour. Reconnaissons-nous comme nous sommes.

On pourrait le dire aussi de cette façon : remplaçons le pouvoir patriarcal par le pouvoir matriarcal, qui aime, chérit et protège la vie. On a vu où nous conduit le patriarcat : loin de l’amour, contre la vie. Il y a bien eu des essais d’amélioration de la condition humaine, dont le communisme est un des exemples les plus répandus. Mais tout a échoué, car les procédés viennent de la même source qu’ils prétendaient tarir. Une histoire d’homme dans la matière. Les chiens ne font pas des chats. Ça suffit. Ça suffit.Seul l’amour est sans danger : il guérit et unit, le malheur se dissipe et la pathologie aussi. La médecine considère comme malade un enfant qui se mutile. A l’échelle de notre planète, c’est ce que nous faisons, mais peu importe, la sollicitude du yin ne fabrique pas de différence entre la partie et le tout, elle guérira la planète et les vivants. Pour le yin, la réponse à la question de cette conférence est simple. Avoir de l’argent (comme outil et non comme maître, subordonné à l’être, abondance) oui. A foison ! Mais alors, pour tout le monde et pour réparer ! Par contre, un système qui tue et qui divise les vivants entre ceux qui ont de l’argent et les autres, alors là c’est non. Il ne faut pas confondre féminité et passivité. Si nous voulons agir, hommes ou femmes, rendons honneur au féminin. Femmes, respectons-nous nous-mêmes en tant que femmes et faisons-nous respecter. Hommes, reconnaissons et honorons notre féminité intérieure, notre richesse inconnue en la laissant s’exprimer.

Et puis il faut trouver la force, l’énergie nécessaire à cette mutation. La force n’est pas dans la matière, cela fait des millénaires qu’on essaye en vain de l’y trouver, et on bricole. Elle est dans l’énergie une et intelligente qu’on appelle aussi conscience, ou lumière comme celle que symbolise l’or. Il n’est plus temps de se ruer vers l’or extérieur, il faut nous mener nous-mêmes à l’intérieur, là où les vagues des changements du monde n’ont pas d’impact. Et là, de quoi finit-on par faire l’expérience ? Que comme l’eau, nous avons trois états : solide, liquide et gazeux. Squelette et sang, énergie. Toute la médecine chinoise des méridiens s’appuie là-dessus et aujourd’hui c’est la science qui l’affirme. L’énergie précède la matière, c’est d’elle que surgit la matière, toute la matière des univers immenses. C’est elle la source de l’ordre et de l’amour. Et puisqu’elle est une, elle n’est pas ailleurs qu’en nous. Pouvons-nous mesurer ce que ça signifie ceci : cette énergie n’est pas un autre ?

Ainsi on peut mieux comprendre les paroles du Christ en Luc : « N’aie pas peur, petit troupeau. Vendez vos biens et donnez l’argent aux pauvres. Munissez-vous de bourses qui ne s’usent pas, amassez-vous des richesses dans les cieux où elles ne disparaîtront jamais ». Aucun des apôtres ne tomba ensuite dans le besoin, Jésus ne recommande pas la misère, mais l’allègement du surplus qui confine l’humain dans l’avoir. Il renvoie à cette partie de nous qui est la richesse même, sans coffre-fort, sans rouille et sans matière. Sans matière, mais avant elle. Comme Bouddha, il invite à se souvenir de son origine.

Seulement, nous sommes comme Harpagon et son or de matière. Nous, nous aimons le plein et pas le vide. Arque-boutés à nos corps et nos pensées, nous voulons atteindre l’illimité en restant dans nos limites et la lumière sans quitter l’obscurité. Comme bien sûr nous échouons, nous en déduisons que cela n’est pas vrai, que ça n’existe pas, ou alors que cet état s’il existe, ce n’est pas nous. Mais ceux qui ont réussi disent le contraire, ils nous supplient d’essayer pour notre jouissance infinie et pour la terre entière. Là est le trésor des trésors, disent-ils. A nous de décider de devenir ou non les chercheurs de cet or.

Terminons avec une petite fable. On raconte en Afrique du Nord et en Inde aussi, qu’il y avait un mendiant toujours assis sur la même caisse, réclamant jour après jour quelques piécettes pour manger chichement. Un jour passa un voyageur. Il vit le mendiant, il reconnut la caisse.
– Mon ami, lui dit-il, je reconnais ce coffre ! Il est rempli d’or.
L’histoire propose alors deux versions à l’auditeur. Dans l’une Djora le mendiant n’a aucune considération pour ce qu’il vient d’apprendre. Il méprise le voyageur, se moque de ses bêtises et continue misérablement à mendier plutôt que de faire l’effort d’ouvrir la caisse. Dans l’autre, il tient compte de cette information. Il sort d’un seul coup de la pauvreté et il festoie indéfiniment avec tout le village et le voyageur.