26 janvier 2025

L’attention

Il existe un jeu sur le temps, à pratiquer le soir : rembobiner la journée à l’envers en partant de l’instant présent. Ce jeu, censé aiguiser la mémoire, prévenir Alzheimer, nous persuader de la vanité des choses, ce jeu m’a consternée. Il m’a mise en face de mon incapacité à me souvenir correctement de ce passé si récent qu’une journée qui s’achève. Mais comment ça se faisait-il qu’il y eut tant de blancs dans ma mémoire ? Qu’est-ce qui me manquait ? Comment y remédier ? Après réflexion, j’ai pris la décision… de ne plus jouer. Mais j’aurais pu aussi faire plus attention à ce que je vivais puisque c’est elle qui donne la conscience de ce qui se passe et la possibilité de s’en souvenir. Selon la neuro-psychologue Morgane Bernard Bonnet dans le blog qui porte son nom, « cette habileté est définie comme étant une tension de l’esprit vers un objet, à l’exclusion de tout autre ». Et l’Institut du cerveau précise que cela permet de « s’adapter à l’environnement ». S’il grêle des balles de pingpong et que nous y ayons fait attention, nous resterons à la maison, dans le cas contraire, notre crâne pourrait bien ressembler à une boite à œufs. L’attention peut donc être une question de vie ou de mort, elle mérite bien un peu d’attention. De quoi dépend-elle? A quoi s’applique-t-elle? Que se passe-t-il selon nos choix d’attention?

Pour la définir plus précisément, tournons-nous vers les informations de la langue française. Attention vient du latin ad, vers, et de tendere, tendre. L’étymologie confirme la définition de madame Bernard Bonnet : dans ‘tendre son esprit vers’, il y a mouvement et direction, projection même de la conscience. A partir de là, l’attention peut aller à droite ou à gauche, en haut ou en bas, devant ou derrière, en un mot, vers l’extérieur. Rien n’empêcherait de la diriger vers l’intérieur, vers notre corps par exemple, mais nous ne l’avons pas appris, et nous ne savons pas le faire. A vrai dire, quand ça nous prend de regarder par là, il n’y a rien. Comme disent les enfants, c’est nul. Nous avons donc l’habitude de la diriger exclusivement vers l’extérieur, et le mot attention va avec le verbe faire, verbe de l’action par excellence. On dit ‘faire attention’. En continuant la phrase on tombe sur la préposition ‘à’: on dit ‘faire attention à quelque chose’. Du coup, c’est encore plus directionnel : ça veut dire que le verbe va vers ce qui le complète, qu’on appelle justement un « complément », et même un complément d’objet. Le but, ou l’objet, de l’attention est donc déterminant parce qu’il indique quelle sera la spécificité de cette attention. On dit bien, et même parfois on le crie : Attention ! Sans complément, mais celui-ci est toujours sous-entendu. Attention au piéton, attention le spectacle va commencer, ou avec faire : fais donc attention – à ce que tu fais, à ce que je te dis, etc. Connaître les domaines de l’attention nous aidera donc à la définir autant que nous intéresser à sa source. En somme, l’attention a deux pôles, et la grammaire nous incite à les analyser : le sujet et le complément d’objet, qui fait attention, et à quoi.

Revenons donc au sujet du verbe, l’émetteur de l’attention. Celle-ci étant définie par madame Bernard Bonnet comme une orientation de l’esprit vers quelque chose à l’exclusion du reste, j’ai pensé à la comparaison avec une photo et son appareil, et la métaphore m’a bien plu, parce qu’elle montre que l’attention dépend de nombreux facteurs et qu’elle n’est pas si facile à exercer.

En premier lieu, quand on prend une photo, on doit tenir compte de la qualité de l’appareil. On voit aussi précisément l’objet que la qualité de l’appareil le permet. Je me souviens avoir pris un certain nombre de photos étonnamment voilées. Finalement, c’était dû à la marque des doigts remplis de goûter de mes petits-enfants sur le viseur… L’attention dépendra donc de notre appareil personnel, de notre état général de santé. Si l’appareil dysfonctionne, il n’y aura moins ou pas d’attention. Le sourd ne prêtera aucune attention à ce qu’on lui dira, parce qu’il n’a pas d’oreille. Comme dit le proverbe que j’invente à l’instant : Qui a le nez bouché ne sent pas le gâteau brûler. Cela nous mène tout droit aux différents capteurs dont nous avons besoin dans la vie pour faire attention à notre environnement. Bouddha les a enseignés très clairement: ce sont les cinq sens et la conscience que nous en avons, la vue, l’ouie, l’odorat, le toucher et le goût. C’est pourquoi on parle aussi d’une oreille attentive, d’un regard attentif etc. A ce titre, il faut un bon fonctionnement sensoriel pour apprécier pleinement un verre de vin. En plus du goût, l’oreille est concernée par le bruit du bouchon, la vue par la couleur de la robe, le sens olfactif par le bouquet, et le toucher interne nous indiquera si le vin est rond en bouche ou non. Bouddha nomme en plus de ces cinq consciences une sixième conscience, celle de la pensée, nous y reviendrons.

La qualité de la photo dépend donc de celle de l’appareil. Ajoutons la stabilité de celui qui le tient : plus nous sommes du point de vue physique bien sûr d’abord, mais aussi psychologiquement ou mentalement stables, plus la photo sera bonne. Ainsi les maîtres des arts martiaux enseignent-ils que celui ou celle qui est capable de se maintenir centré, concentré même, qui fait attention tout le temps nécessaire sans jamais lâcher, possède la clé de la réussite. Depuis la Chine ancienne, les guerriers de l’empereur étaient entrainés à l’attention totale et immobile dans la durée. Un mouvement involontaire, ne serait-ce que des yeux, et c’était la défaite parce que ça signalait à l’adversaire une faille de l’attention dont il profitait aussitôt. A l’inverse, moins nous avons de stabilité, moins il y a de possibilité d’attention, comme si le photographe était atteint de tremblements. Si nous venons de nous faire plaquer, il sera assez difficile de nous concentrer durablement sur autre chose et on sait comment le trac peut vider la mémoire et empêcher toute adéquation avec ce que la vie demanderait : un examen, l’entrée sur une scène etc. Aujourd’hui on parle de plus en plus des troubles de l’attention et hyperactivité, désignés par le sigle TDAH. Or les travaux de Jean-Philippe Lachaux, neurobiologiste spécialiste de ce domaine à l’INSERM, attestent que l’attention est essentielle à la fonction cognitive. Incapables de maintenir notre attention suffisamment longtemps, nous n’aurons pas les bonnes conditions pour apprendre ne serait-ce qu’à l’école. Pour soigner ce handicap, à part des aides médicamenteuses, on met principalement en place des façons de vivre qui n’ajoutent pas d’autres raisons psychologiques et émotionnelles à ce déséquilibre de l’attention déjà très difficile à vivre. C’est pourquoi il est essentiel dit-on, que le diagnostic soit porté. Cela donne moyen à l’entourage de faire attention à s’adapter sans rajouter ni stress ni culpabilité. Frapper le cul de jatte parce qu’il ne veut pas sauter ne lui a jamais rendu ses jambes !

Gardant la comparaison avec la photo, nous en arrivons troisièmement à la justesse de la focale dite aussi mise au point : il s’agit du réglage de l’appareil en fonction de la distance entre son centre optique et l’objet à photographier, pour la netteté de l’image et l’ouverture du champ. C’est tellement délicat qu’aujourd’hui tous les appareils et les téléphones proposent l’option du réglage automatique. Au niveau de l’attention, la comparaison est éclairante, autant pour la netteté de l’image que pour le champ du cadrage. Prenons d’abord la netteté. Puisque la netteté de l’image dépend du choix de la distance, sommes-nous toujours à la bonne distance de ce que nous observons? Puisque elle dépend de l’ouverture de la pupille, avons-nous toujours assez de neutralité dans l’attention? Si nous ne trouvons pas la distance juste ni l’accommodation juste, notre perception de la réalité sera défaillante. La vie amoureuse en est un bon exemple. Il arrive dans ce domaine que la « mise au point » de notre appareil soit imparfaite et que notre attention soit faussée. Nous ne voyons pas les choses clairement, comme aussi avec des jumelles mal réglées. Trop d’affect, trop d’émotions empêchent un réglage adéquat et on peut regarder longtemps et mal en même temps. D’ailleurs le proverbe ne reconnait-il pas que l’amour est aveugle?

Pour le degré de focalisation ou zoom, la question est délicate car le propre de l’attention est justement de n’éclairer qu’une part de ce qui est pour mieux le voir, en faisant passer le reste au second plan, voire en l’ignorant complètement, selon madame Bernard Bonnet. Nous gagnerions à prendre conscience, au sujet de l’ouverture du champ, que si notre attention néglige certains détails et se contente d’embrasser vaguement trop d’éléments comme dans un plan général, nous n’aurons pas toutes les informations nécessaires parce que ce qui est près de nous sera vu trop petit et donc imprécis. Si au contraire notre attention est trop focalisée, on ne verra rien de l’image globale et nous manquerons aussi des informations nécessaires à notre existence. Imaginons une BD faite d’une succession de gros et très gros plans : une verrue, puis une phalange poilue, puis un nuage, puis un bout de balcon, et ce pendant des pages et des pages. Nous finirions sans doute par ne rien comprendre. De même notre existence quand nous ne prêtons attention qu’à ce que nous avons sous le nez sans vision d’ensemble. C’est ce qui nous arrive quand nous sommes amenés à conduire notre vie la tête dans le guidon. En fin de compte, ce que capte notre attention, c’est le guidon. Nous risquons des erreurs de choix, de comportement, et même l’accident ! Mais la distance juste entre le sujet et l’objet de l’attention n’est pas facile à trouver. Peut-être serions-nous aidés par cette question du photographe que j’ai déjà posée au sujet de la netteté : Suis-je à la bonne place ?

Enfin, un autre enseignement de cette comparaison de l’attention et de la photo nous ramène à la place du sujet : c’est celui de l’importance du point de vue au départ de toute image. L’art du photographe est souvent celui de la justesse de ce point de vue. Un micro-déplacement suffit à changer le champ « d’attention » de l’appareil. Normalement, un élément intéressant se trouvera mis en valeur au premier plan dans une image bien cadrée, ce qui est d’une importance secondaire se trouvera plus loin, et hors champ ce qui n’a pas d’intérêt. Le photographe n’hésite pas à essayer plusieurs prises, à se déplacer, se pencher, s’accroupir, à monter sur quelque chose, jusqu’à ce qu’il ait le point de vue le plus parfait. Nous-mêmes, sommes-nous donc à la bonne place pour exercer notre attention sur ce qui importe ? Dans le domaine de l’attention, ce bon point de vue et ce bon cadrage donnent les moyens de ce qu’on appelle le discernement. Pour être plus sûr de l’exercer, de nombreuses écoles depuis l’antiquité conseillent donc comme pour la photo, de multiplier les postes d’observation, de les déplacer volontairement pour élargir l’analyse à la perception d’autrui et aux différentes évolutions possibles d’une situation afin de modifier éventuellement sa propre position devant la situation. On en a une illustration dans le jeu d’échecs. Pour choisir le meilleur déplacement, un bon joueur doit anticiper les différentes configurations du jeu et s’ouvrir à la tournure d’esprit du partenaire.

Cet exemple valorise la concentration mentale et l’analyse sans affect, mais bien sûr la vie ne se réduit pas à cette dimension, la justesse du point de départ de l’attention non plus. Le plaisir d’être vivant sur la terre n’est pas principalement mental, il est fait du plaisir d’aimer et d’être aimé et d’en avoir conscience. La juste place est souvent celle du cœur , et notre cerveau y collabore. Nous possédons des neurones dits neurones miroirs qui nous permettent de prendre conscience de ce qu’éprouve l’autre et de nous ouvrir à des relations généreuses, ce qu’on nomme l’empathie. Qu’il s’agisse du mental ou de l’émotionnel, la pertinence dans le choix de nos postes d’observation ne nous est pas forcément naturelle. Ce qui nous est naturel sans aucun entraînement, c’est d’être capable de faire attention à ce qui n’est pas important et de louper l’essentiel ! L’exercice du discernement est donc une discipline de l’esprit qui nous ramène toujours à la même question : Suis-je moi-même avec moi-même et avec les autres à la bonne place?

Puisque le poste d’observation est essentiel, qu’est-ce qui le détermine en nous ? En commençant par le début, si nous observons le bébé, nous tombons sur la perception du temps qui passe. Le bébé ne comprend pas le temps, et savoir qu’il verra mémé demain ne l’intéresse pas. Même s’il aime bien sa mémé, ça l’intéressera quand il la verra, parce que ce qui l’intéresse, lui, c’est la tétée de maintenant ou d’observer comment si on touche une antenne de l’escargot, il la rétracte. Son poste d’observation c’est l’instant présent, son attention est ouverte, innocente et tranquille. Dans son état habituel, il vit harmonieusement avec le reste du monde et même les inconnus lui sourient. Le tout petit peut rester longtemps avec l’escargot, mais il n’a pas le développement du cerveau nécessaire pour être conscient du processus. En d’autres termes, comme monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, il fait attention sans savoir qu’il fait attention. Son avantage sur nous est pourtant énorme parce qu’il est à ce qu’il fait, l’attention calée sur l’instant qu’il vit. D’ailleurs, si nous reprenons la comparaison avec la photo, on voit que la dimension temporelle est essentielle : on ne peut prendre que celle qui s’offre au moment exact du déclic, et c’est ce qui fait le prix des photos dites instantanées. Ca vous est déjà arrivé de vouloir prendre la photo d’un instant précieux, mais que le temps de chercher votre téléphone, l’oiseau s’était envolé ? Moi oui, heureusement qu’il y a des escargots ! Le seul poste possible de l’attention, c’est le présent, et nous l’avons perdu. Comment ça se fait?

La première raison me semble être l’absence de liberté qui a tué notre enthousiasme à vivre. En grandissant, tous les enfants et nous l’avons aussi vécu, nous devons de plus en plus faire attention à suivre une direction indiquée par autrui, les parents, l’école, les écrans. Les enfants doivent faire attention là et quand on le leur demande, et ça les coupe de leur propre écoute interne, de la spontanéité de la vie. Bien sûr, l’éducation comprend une part de directivité et le radical du mot éducation c’est conduire, mais savons-nous laisser aux enfants l’espace d’être eux-mêmes sans directivité, afin qu’ils soient dans le jaillissement spontané de leur vie, attentifs à ce qui leur plait ? Étant plus ou moins perdus nous-mêmes, c’est difficile ! Et ensuite, tant de gens s’ennuient.

Nous ne pouvons transmettre que ce que nous savons, et c’est une nouvelle raison de notre décrochage du présent, parce que ce que nous savons principalement, c’est penser… Principalement? Non, parfois, c’est même notre spécialité exclusive, au point que nous en avons conclu le fameux « Je pense donc je suis ». Pas j’aime, pas je sens, pas je m’en rends compte, donc je suis, non. Je pense. Du coup, comme il est crucial de faire attention à ce qui nous identifie, la pensée devient l’essentiel et l’école est centrée sur des objets de savoir, c’est à dire de pensée. Personne ne nous enseignera à renforcer notre capacité de présence, personne ne nous aidera à prendre conscience que nous sommes en train de faire attention, ni comment nous y sommes parvenus, ni que ça nous rend heureux. Quand on a pris l’habitude de faire attention à ce que nous indique notre pensée, on entre dans le rétrécissement de la focale. On commence à ne faire attention qu’à ce qu’elle nous indique. Or, comme dit l’adage, on ne peut pas penser à tout. Si on oublie le corps, on perd notre seul poste d’attention important puisqu’on est dedans. Si on oublie le cœur, notre attention se dessèche et notre perception aussi. Et si on oublie les autres et la nature, on sombre dans le tourniquet obscur d’un mental déconnecté. Dans ces conditions, nos photos ne sont bonnes que par coup de chance, notre attention n’est pertinente que par hasard. Et alors, que se passe-t-il?

Dans cet état, nous sommes disponibles à l’inattention et à l’automatisme dès qu’une habitude se profile. Elle est encore une raison d’oubli. Notre vie est remplie d’habitudes, depuis notre premier geste du matin. Bien sûr c’est très utile d’avoir des habitudes, c’est une grande source d’économie d’énergie puisque ça nous libère des efforts d’adaptation et de mémorisation, et que nous n’avons plus à affronter le stress de la découverte. Seulement, nous pouvons du coup nous absenter et agir machinalement. Prenons l’exemple d’un trajet régulier. Au début, nous y faisons attention, puis nous tournons à droite automatiquement même quand pour une fois il faudrait tourner à gauche et le paysage que nous regardions ne nous intéresse plus. Parce que pendant ce temps où nous ne coïncidons plus à ce que nous faisons, nous pensons, nous pensons sans savoir toujours à quoi. Voilà comment le soir, au moment de rembobiner la journée, ce moment risque d’avoir disparu de notre mémoire. Normal, il n’y était quasiment pas entré. J’ai lu que c’est le fonctionnement normal du cerveau depuis des millénaires que la pensée divagante. Il n’y a pas lieu de culpabiliser. Mais de là à nous y identifier… En agissant ainsi par automatismes dans beaucoup de domaines, nous nous volons la présence à ce que nous faisons, nous nous privons d’émerveillement, nous vivons machinalement. Un automate n’est pas un être vivant et nous perdons sans nous en rendre compte le plaisir d’être vivant. Qui se hâte a compris, disait Paul Valéry. Plus grave, si nous nous souvenons que l’attention est un moyen de nous adapter à l’environnement, l’inattention a l’effet contraire, elle nous met en danger et peut-être les autres aussi. Combien de temps allons-nous pouvoir traverser la rue sans tenir compte des voitures qui circulent?

Cet état d’inattention machinale nous amène un cran plus loin dans l’inattention qu’on appelle la distraction. La distraction nous tire hors de nous, et même, comme le dit le mot, elle nous tracte. Selon les bouddhiste c’est un poison, le sens est assez fort vu que le poison est souvent mortel. Et où nous tracte-t-elle? Toujours dehors et parfois nulle part, « dans la lune », la confusion, le brouhaha indistinct. Pas dans la conscience active, souvent vers l’agent de la distraction. Ce n’est plus nous qui choisissons, c’est de l’extérieur que vient le stimulus qui nous tracte vers lui et au lieu que l’information vienne du dehors au dedans, c’est le contraire qui se passe. Inconscients de nous, décentrés, nous lui accordons machinalement notre attention au point que les neurologues ont parlé d’une attention passive. C’est une fuite d’énergie. Bien sûr, si nous voyons que la maison voisine se met à flamber, il faut accorder de l’attention à ce stimulus et réagir en conséquence. Mais remarquons que nous nous laissons aussi distraire par beaucoup moins, car à force de ne pas assez faire attention à notre vie, nous nous sommes vidés d’elle et de nous. Nous nous ennuyons et nous en venons à attendre d’être distraits.

Il faut reconnaître aussi que notre distractivité est exploitée par des instances beaucoup moins distraites que nous et à qui c’est utile. Puisque la distraction nous met en position de réactivité au stimulus et nous éloigne de notre centre à nous, de notre attention à notre individualité, elle nous éloigne donc de notre liberté. Notre manque d’attention à nos véritables besoins et aux mécanismes environnants fait de nous des êtres aisément manipulables. D’autant qu’en choisissant les stimuli, les émetteurs contrôlent les réactions. Si je vous attire dans la chambre froide, je sais que vous prendrez un manteau. Si je vous emmène vers la cheminée, vous l’enlèverez, c’est sûr. Notre dispersion, notre distraction font de nous des êtres à l’attention captable et aussitôt captée. Distraire l’attention d’autrui de l’essentiel au secondaire entre donc en première catégorie dans les procédés de manipulation de l’opinion. Sans porter de jugement, on peut quand même constater que pendant qu’on se focalise sur l’interdiction de l’abaya à l’école, on ne voit pas d’autres réformes profondes des programmes et des financements de l’enseignement et qu’une bonne épidémie de punaises de lit détourne l’attention du salarié de l’augmentation actée de l’âge de la retraite. En stratégie militaire, cela porte même le nom de manœuvre: manœuvre de diversion. L’ennemi dirigeant son attention et ses forces sur un leurre, l’attaque se passe sur un point moins défendu. Beaucoup de collégiens ont aussi pratiqué ce genre de manœuvre pour dévier l’attention d’un copain à la cantine et lui piquer son dessert…

Une autre raison de notre perte d’attention au présent, c’est que nos sens s’émoussent. Pourquoi? Quand nous sommes déjà attentifs à quelque chose, le stimulus de diversion devra être plus fort que notre attention. On en fait souvent l’expérience avec la publicité qui interrompt nos émissions. Elle est plus forte en décibels et en luminosité que le reste, pour nous capter malgré nous. Mais pour nous en protéger ou par la vertu de l’habitude, nous y faisons de moins en moins attention, du coup il y a surenchère. Dans les rues les publicités papier sont remplacées par des pubs lumineuses dans lesquelles en outre l’image fixe cède de plus en plus souvent la place à une autre qui clignote… Je me suis attardée un instant devant un film d’animation que regardait mon petit-fils. Les couleurs saturées, les mouvements simplifiés, les gros plans invasifs sur son grand écran m’ont fait penser que l’apprentissage de la lecture avec ses petits signes noirs sur des feuilles d’un blanc terne ne faisait pas le poids. L’attention tranquille au délicat, au subtil, s’amenuise à mesure que nos sens sont émoussés. Ce n’est pas de notre faute, simplement les capteurs biologiques qui déclenchent les circuits de récompense (la sécrétion de dopamine) demandent des doses de plus en plus fortes pour être mis en action, puisqu’ils s’adaptent à ce qu’on leur a déjà envoyé. Pour finir, certaines personnes arrivent au point où il n’y a plus qu’une distraction plus forte pour les délivrer de leur premier état d’attention passive à un stimulus précédent. T.S. Eliot parle dans son poème Quatre quatuor, d’êtres aux visages tendus et harassés, « distraits de la distraction par la distraction ». Notre besoin de distraction s’apparente à l’addiction : de plus en plus, de plus en plus fort, de plus en plus souvent.

Les conséquences sont voisines aussi. Comme la faculté de faire attention est naturelle – l’enfance nous le montre sans cesse et les laboratoires de neuropsychologie l’ont repéré aussi, plus nous perdons la conscience de nous, plus le malaise nous guette. Il s’agit donc de nous désintoxiquer pour retrouver un état normal. Comment? L’attention ayant besoin d’un objet, on peut décider d’inverser le mouvement et de la diriger vers le dedans au lieu de tout miser dehors. C’était déjà la préconisation des védas, du taoïsme et de Bouddha au moyen de la méditation. Puis dans les années 60, des études en laboratoire menées en Californie sur des méditants ont démontré scientifiquement que ce simple retournement de l’attention avait des répercussions bénéfiques importantes. Changement de rythme des ondes de notre cerveau vers un apaisement de l’ensemble du comportement, amélioration du sommeil, accroissement de la mémoire, diminution de l’impact de la douleur et même rajeunissement et guérisons diverses ! Tout ça sans dépense excessive. Du coup, depuis, les études se sont multipliées partout et il s’avère que les cellules du cerveau des méditants sont plus saines que celles de la moyenne des gens, et que leurs circuits neuronaux sont plus actifs et nombreux. La pratique de la méditation s’est dissociée de la recherche spirituelle, c’est devenu celle de la pleine conscience. Désormais, elle est pratiquée très largement même en dehors de toute recherche spirituelle : la plupart des CHU en proposent et beaucoup de grandes entreprises aussi. J’ai vu dans mes recherches que récemment la BNP s’y était mise aussi.

Que faut-il faire ? Puisqu’il s’agit d’aller à rebours de nos habitudes d’attention vers l’extérieur, on s’éduque à se retourner vers soi, à être présent à son maintenant et maintenant seulement, et à des objets de plus en plus fins jusqu’à rencontrer non plus une attention à un objet, mais une attention sans objet. Il reste une attention à l’attention comme dit Philippe Lachaux, qu’on nomme aussi conscience consciente d’elle-même. C’est une aventure dans l’inconnu, et c’est pourquoi nous avons besoin de guides, religieux ou laïcs.

Donc, tournant notre objectif vers l’intérieur, nous dirigeons l’intention et l’attention vers notre volume interne de notre corps. Toutes les caractéristiques de l’attention sont là : stabilité, tranquillité, choix du point de vue, mise au point de l’appareil. Et là on découvre que si on ne voit pas l’intérieur du corps, on peut le sentir. Nous le savons déjà que nous avons un corps quand nous sommes malades ou blessés, et ce rappel ne nous fait pas plaisir, ou bien quand nos corps vivent des moments intenses par le sport ou l’amour. Mais pourquoi nous en tenir là ? Les sages ont donc entrepris de suivre leur respiration comme un guide depuis l’air inspiré de l’extérieur vers l’intérieur pour se familiariser avec l’attention au souffle subtil et au mouvement vers le dedans du corps. Ils ont préconisé d’exercer une attention bienveillante vers chacune de ses parties, ses organes, ses glandes, ses os, avec une attention de plus en plus subtile, aimante et proche de ce qu’on observe. Les boudhistes ont nommé cette approche Vipassana, et les taoïstes sourire intérieur. Emerveillés, ils ont découvert que notre corps était un lieu d’énergie relié à l’univers entier par des circuits dédiés, par des centrales internes et par le vide de nos atomes, vide rempli d’énergie que la physique quantique a désormais démontré. L’attention au plus petit les a menés tout droit à la communication avec l’immensité.

Au cours de ce travail, ils ont aussi rencontré les objets internes que sont nos émotions et nos pensées. Les bouddhistes les repèrent comme objets à cause de leur densité qui apparait en nous, passe et disparaît comme tous les objets, même si nous ne pouvons pas les empoigner par les mains. Parfois nous les croyons constants à cause de leur rythme soutenu au point de nous y identifier, mais disent les bouddhistes, quand bien même seraient-ils constants dans notre existence, cela disparaîtrait en même temps que notre objet corps à l’heure de la mort.

Donc ils ont aussi dirigé leur attention vers leurs émotions et leurs pensées. D’abord les émotions, et pensées fortes, puis avec l’entrainement, de plus en plus fines. Il est assez facile d’observer pensées et émotions qui font du bruit comme quand on se jette dans l’eau d’une piscine pour faire une bombe, c’est plus difficile de prendre conscience de la perturbation infime causée par le moustique qui s’abreuve, comme le fait dans notre esprit une pensée ou une émotion quand elle est lointaine et furtive. Avec une attention de plus en plus précise et toujours détendue, ils ont observé qu’une émotion ou une pensée pouvait en cacher une autre, et que tout avait des répercussions dans notre corps et même autour de nous. Toujours équipés du sourire et de la bienveillance, leur attention a appris à dégager ou alchimiser leurs négativités pour nettoyer leur corps et le rendre à sa nature énergétique pure. Ils n’emploient jamais de mots du registre du jugement ni de la condamnation. La négativité pour eux est simplement ce qui est inapproprié à la bonne santé physique, psychique et mentale, qui empêche de vivre harmonieusement avec soi, les autres, la nature et la conscience de tout. Cette attention à plus d’harmonie a fait son chemin dans nos sociétés, même en dehors de temps de méditation. Citons l’essor de la communication non violente (CNV) qui part de l’observation et de l’expression de son propre ressenti dans les relations plutôt que dans l’attaque d’autrui, ou encore les écoles d’éducation à une parentalité positive et créative. Ces écoles privilégient l’attention aux besoins des enfants à l’instant plutôt qu’une distraction fréquente et l’application de principes déconnectés.

Ces écoles vont dans le même sens que les coachs en méditation: l’idéal est d’aller d’une attention momentanée à une attention constante installée dans la bienveillance. Certes, une attention momentanée, c’est mieux que rien, mais c’est moins bien qu’une attention constante puisque le temps de notre passage sur terre nous sommes sans arrêt dans ce corps en interaction avec les autres. L’attention constante prend le nom de vigilance. D’ailleurs quand les panneaux sur l’autoroute nous appellent à la vigilance en conduisant, ils visent la durée : une vigilance d’une minute pour une inconscience de huit heures de voyage serait trop néfaste à la sécurité routière. Remarquons toutefois que les panneaux se répètent, comme des rappels nécessaires à notre dispersion.

Les méditants découvrent par la vigilance un mode de vie ouvert, libre et sans image de soi, dans une dimension que le mental et sa pensée leur avait voilée : celle de la conscience. Pourtant nous nous en profitons depuis notre naissance, de la conscience, elle est le seul vecteur de l’attention. Par exemple, nous faisons attention à la mouche sur la table. Enlevons toute la conscience, il n’y a plus de mouche, plus de table, et personne pour la voir, que le noir d’un rien profond. Gardons seulement un peu de conscience, et nous regarderons machinalement la mouche sans la voir. Dans cinq minutes, nous aurons même oublié que nous avons partagé un instant de nos existences et le même lieu. Rien à rembobiner dans l’exercice du soir ! Mais si nous sommes consciemment attentifs, ce moment existera dans nos vies et la mouche aussi. Seule la conscience nous permet de nous sentir vivants.

C’est pourquoi, quand ils rééduquent leur attention, les méditants aiguisent leur attention et la portent sur des objets de plus en plus subtils. Ils observent qu’entre ces objets, il n’y a rien, certes, mais pas le rien de la mort ou du sommeil profond. Expérimentant au contraire une sensation de vie et de plénitude, ils en arrivent à déplacer leur attention de l’intérieur d’eux vers « ce » qui regarde ces objets, ce qui est témoin, et qui est la source de leur contentement d’être. C’est un retournement complet de leur conscience par rapport à l’attention ordinaire et focalisée, qui part de soi-même vers dehors. Et là, qu’est-ce qu’ils trouvent? Rien. Ils ne débusquent pas un quelconque autre poste d’observation localisé, ils ne le trouvent pas même s’ils le cherchent. Ils se rendent compte d’une dimension spatiale, vide et claire. Elle est sans aucun objet puisqu’elle n’a pas de forme. Par conséquent, vu que seuls les objets apparaissent, changent et disparaissent, elle, la conscience, elle est seulement là, libre du temps, sans commencement ni fin dans un présent constant que les Hébreux ont nommée Je Suis et l’Inde, le Soi. Incompréhensible, seulement à vivre. Elle est présence partout et en nous puisque nous en avons conscience à partir de notre conscience individuelle.

Cette Présence, disent-ils, est remplie d’amour, ou plus exactement, c’est l’amour. Pas cet amour attachement, qui est une sorte de prise de possession de l’autre contraire à la tranquillité profonde, car sait-on si l’autre, mari, amant, ami, enfant, si l’autre va rester, et combien de temps? Non, pas cette tension faite des jeux parfois désespérés de nos personnes séparées les unes des autres, mais une énergie universelle, généreuse, chaude et claire et qui fait l’univers, avant, pendant et après lui, sans temps. Ils s’aperçoivent que dans cette dimension où il n’y a plus rien d’autre que l’espace, ils sont plus vivants que jamais. On dit qu’ils se sont éveillés. Il n’y a plus de poste d’observation ni de focalisation, de cadrage, il n’y a plus de photographe, rien à photographier et pourtant ils sont là, dans leur dimension infinie, en sécurité. Ils ont trouvé ce que les bouddhistes nomment leur véritable nature qui ne meurt pas parce qu’elle n’est jamais née, et cette ouverture n’a pas oblitéré leur existence relative. Mais cela encore est une expérience, car que peut dire le mental de l’amour? Toutes les traditions savent que c’est impossible qu’il en parle. Le tao qu’on peut nommer n’est pas le tao disent les Chinois, tandis que les Hébreux interdisent de figer dans la prononciation le nom de Dieu. Alors comment les méditants qui tombent en amour de l’Amour cherchent-ils à ne plus quitter cette expérience? Par le souvenir de cet état de béatitude d’être, et par la vigilance à cette attention particulière que le chaman de Castaneda nomme attention seconde.

Désormais, les méditants apprennent la double attention : l’attention à la vie infinie comme à la vie localisée, à la sagesse et l’amour sans limite comme dans les limites de la matière jusqu’à se rendre compte de l’unité de tout. Ils font de cette attention leur mode de vie, attentifs au visible comme à l’invisible, de plus en plus conscients dans la Conscience. Seulement, l’attention qu’ils apportent au monde n’est plus la même qu’avant cette ouverture. Les éveillés ne sont plus seulement attentifs, mais attentionnés: la dimension de l’amour, de la compassion et de la sagesse infinie brûle à travers eux. Toujours blottis dans l’Être, ils ne sont qu’attentions… au pluriel. Et le monde s’apaise et s’éclaire à leur contact.

 

 

De quoi avoir peur ?

De quoi avoir peur ? Cette question nous concerne tous parce que nous avons tous peur. Plus ou moins peur, mais aucun mortel qui se pense mortel ne vit sans elle, puisque notre peur principale est celle de cesser de nous sentir être, et que nous appelons mort cet anéantissement. Et peut-être même que nous avons rencontré la peur au moment même de notre naissance, peut-être que nous sommes nés avec elle. Aujourd’hui, la mort est partout, qu’elle explose dans des bombes, brûle dans des forêts, se tapisse dans des maladies, qu’elle assèche, qu’elle gèle, qu’elle affame ou qu’elle joue aux jeux politiques et cruels de la division planétaire. Nous vivons dans le monde de la peur. Mais qui l’a fait, ce monde ? Nous. Serait-ce donc que la peur nous plaît ? Dans le cas contraire, qu’est-ce que nous avons mis en place pour en sortir ? Avons-nous travaillé toutes les options ? On ne peut échapper efficacement à un danger que s’il est clairement déterminé. Observons donc précisément quels dangers nous assaillent et comment la peur s’installe dans nos vies. Est-elle temporaire ? Est-elle durable ? Voyons nos stratégies et celles des sociétés devant elle et osons dresser un constat lucide. Mais commençons par un tour du côté du vocabulaire, et par observer ce qu’elle est.

Il suffit de regarder la pile de mots de son champ lexical pour avoir confirmation de la place de la peur dans nos vies. Du côté de la petite peur, nous aurons une légère appréhension, ou un peu d’inquiétude, ou un trac plus ou moins prononcé. Pour la grande peur, nous n’avons que l’embarras du choix : effroi, terreur, horreur, panique ou épouvante, jusqu’à la mort où nous traverserons les affres de l’agonie, pour ne rien dire de ce qu’il y a après et de l’angoisse de l’enfer. Je vous fais grâce de toutes les familles de mots de chacun de ces noms, genre terrifiant, horrible ou épouvantable. Voulons-nous parler de peurs bien installées ? Voici l’insécurité, l’angoisse et l’anxiété. Nous sommes envahis de tics et de TOC, ou entravés dans les phobies les plus diverses, les névroses et les hantises. Nous pouvons aussi être craintifs par nature depuis la naissance, poltrons, pleutres, lâches, pusillanimes, ou simplement timides et timorés. L’argot n’est pas en reste de vocabulaire bien sûr, étant historiquement le vocabulaire des marginaux qui vivaient dans la précarité, l’illégalité et le danger. On peut avoir un coup de flip ou un coup de pression, la trouille, les foies ou les jetons, ou simplement les chocottes, la frousse et la pétoche. Le vocabulaire nous le dit sur tous les tons : tenons-nous sur nos gardes. C’est effarant !

Les psychologues ont rangé la peur parmi les émotions, au même titre que la joie, l’amour, la tristesse ou la colère. La caractéristique d’une émotion est de commencer par un évènement extérieur qui nous entraîne dehors, c’est-à-dire que ça nous tire hors de nous-mêmes jusque dans l’émotion appropriée à la situation. Un deuil nous entraîne dans la tristesse, un cadeau d’anniversaire dans la joie, ou alors nous serions des robots sans les couleurs de la vie. L’étymologie du mot émotion le dit exactement : une émotion c’est ce par quoi on est bougé ex, hors de, c’est à dire hors de notre assise, hors de notre assiette diraient les cavaliers. Le sens apparaît encore plus clairement dans le terme é-mu, qui est mu hors de. L’émotion nous meut, elle nous émeut, même. D’ailleurs c’est une expression courante que de dire : ‘Il était hors de lui’ en parlant de quelqu’un de furieux. Ajoutons que puisque nous sommes agis par l’émotion, nos réactions aux émotions ne dépendent pas d’un choix délibéré et conscient mais d’un ensemble de modifications qui s’emparent de nous en fonction des circonstances. Dans ces conditions, il n’y a pas plus à nous féliciter d’être heureux de notre cadeau qu’à nous reprocher d’être en colère.

Pour nous recentrer sur l’émotion de peur, les neurosciences et les éthologues en ont beaucoup étudié les effets sur notre comportement et notre physiologie. La réponse de la peur au danger est automatique, la part de notre réflexion y est quasiment inexistante. La nature sait bien que si le danger presse, une démarche genre « Voyons voir, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je prenne mes jambes à mon cou » serait parfaitement inadéquate. Ce ne serait probablement plus la peine de nous poser la question. Donc, que nous soyons humains ou animaux, si la peur survient, elle nous saisit. Retrouvant l’étymologie latine où pavor signifie ‘être frappé d’effroi’, on peut dire que la peur nous frappe. Quelle que soit notre activité, nous la suspendons, nous nous immobilisons. Mais pourquoi ? Pour être en alerte générale maximale et savoir d’où vient le danger, pour nous orienter et pouvoir décider si nous devons fuir, faire le mort ou attaquer. En un mot, pour survivre.

Notons que nous sommes moins armés que les animaux à l’état naturel. Nous ne pouvons pas cacher naturellement notre fuite derrière un nuage d’encre, comme la seiche. Le hérisson, en plus de ses piques, émet une substance assez puante pour éloigner n’importe quel agresseur doué d’un tant soit peu de bon sens, et à part quelques pétomanes, pas nous. D’autres, comme les lièvres, les girafes ou les kangourous sont imbattables à la course, pas nous. A cela ajoutons l’art de l’immobilité et du silence absolus. Chez les humains seuls les maîtres en arts martiaux et certains chasseurs en sont capables. A première vue, nous sommes dépourvus de plusieurs atouts que la nature a distribué aux animaux devant le danger. Du coup, nous sommes plus vulnérables aux dangers et plus sensibles à la peur.

Au premier signal de peur, l’amygdale, à ne pas confondre avec celles que nous avons au fond de la gorge, l’amygdale donc, provoque en nous plusieurs modifications physiologiques d’urgence. Le système nerveux sympathique sonne l’alarme et déclenche la sirène comme dans les films de guerre. Ça sonne dans nos surrénales ! Notre vigilance s’accroît : si la peur ne dure pas trop longtemps, le cerveau s’active. Nos pupilles se dilatent pour nous permettre de mieux voir les menaces. Une partie de notre sang quitte le haut du corps et descend dans le bas, parce que c’est là où se trouvent nos jambes, je ne vous l’apprends pas. De plus il y a une augmentation de nos capacités de coagulation, très utile en cas de blessure légère. Notre cœur se met à battre plus vite pour soutenir nos efforts en cas de fuite. On peut comme le dit l’expression populaire pisser dans sa culotte et même davantage, mais c’est pour s’alléger s’il fallait fuir. Il n’est pas rare que nos poings se crispent un peu inconsciemment. Poussons le mouvement, nous aurions vite le poing fermé en cas d’attaque. Seulement, le corps redistribuant les énergies dont nous disposons, d’autres processus s’arrêtent. L’intelligence de la nature pose des priorités et comme la digestion n’a plus aucun sens pour un cadavre, elle met le système digestif en sommeil.

Les sensations de ce branle-bas de combat ne font pas que nous déplaire. Nous aimons donc jouer à nous faire peur, à condition d’être certains que cela n’a pas lieu d’être. La fête récente d’Halloween avec ses sorcières, ses déguisements horribles et ses films d’horreur à la pelle en sont une illustration. La peur que nous savons injustifiée dans la réalité met notre corps dans un état d’excitation à peu de frais et comme nous sommes sûrs que nous retrouverons nos pantoufles à la fin du film, nous sécrétons les hormones du plaisir : endorphine, dopamine, sérotonine. Ajoutons qu’il est bien possible que parfois une catharsis ait lieu, c’est à dire une sorte de purification psychologique. En effet, les monstres que nous voyons à l’écran ont quelque chose à voir avec nos monstres intérieurs. Leurs dérèglements vibrent avec nos torsions secrètes qui se trouvent mises en lumière et peut-être même exorcisées par le film.

Dans tous les autres cas, la peur et sa chaîne de réactions au danger est quand même un processus coûteux pour l’organisme. Elle est prévue pour être temporaire, le temps que nous répondions au danger, puis elle s’efface afin que le système parasympathique rétablisse la détente et l’harmonie. Lorsque le chien a quitté la maison et que le chat l’a bien vérifié, son effroi cesse et il reprend son territoire. La peur qui l’avait poussé à prendre la fuite reflue, la nature remet de l’ordre dans son organisme, il va manger un peu et ronronner sur un coussin du salon. Il a retrouvé l’usage de son estomac et le plaisir du sommeil. Mais que se passe-t-il quand nous nous trouvons dans les conditions d’une peur qui dure ?

Il y a hélas trop d’occasions d’être installés dans un état de peur chronique. Que nous vivions en pays de guerre, comme l’Afghanistan depuis des décennies, que nous soyons contraints à la migration ou simplement enfermés dans une famille maltraitante. L’enfant maltraité vit en état de constant éveil autour de la menace, explique Boris Cyrulnik. Il est prêt à décoder telle crispation de la mâchoire par exemple pour se raidir devant les coups qui vont s’abattre, puisqu’il n’a pas le choix de la fuite. Toute son attention est focalisée là, tout le reste lui est étranger. Le paysage, les leçons à l’école, et même le reste de la famille. Quand une peur dure, la vie se restreint et se resserre autour de la cause du danger. Le chien battu se terre ou attaque quand il voit un promeneur appuyé sur un bâton.

Les symptômes physiologiques et psychologiques négatifs deviennent prédominants et s’étendent même aux plages de temps où nous pourrions goûter la vie. Comme on l’a vu sur des souris, la peur est très inhibitrice. Voici l’expérience. Dans un large périmètre non pas de sécurité, mais de liberté, on a lâché des souris normales et des souris contaminées aux modifications hormonales induites par la peur. Les souris naturelles se sont rapidement aventurées dans toute la surface à leur disposition jusqu’en son milieu pour vaquer à leurs occupations. Les autres sont restées terrées tout le temps de l’observation dans un coin ou le long des bords. Cette expérience était-elle si nécessaire à notre édification ? L’éthologie nous montre que lorsque nous nous trouvons en terrain jugé dangereux, c’est ce que nous faisons. Par exemple, nous évoluerons près du bord de la piscine ou agrippés à la rambarde de la patinoire si nous ne nous sentons pas en confiance. Pire, nous demeurons parfois paralysés, malheureux et crispés à l’endroit où nous nous serons trouvés. Quand bien même faudrait-il aller chercher de la nourriture, nous ne bougerions pas. Plutôt mourir !

En d’autres termes, cette peur qui doit nous éloigner du danger si elle est temporaire devient source de danger lorsqu’elle dure. Lorsque nous nous rendons compte de ces dysfonctionnements, les psychologues nous disent que nous ajoutons à ce que nous vivons au moins deux autres souffrances, comme la culpabilisation et la honte, mais ce n’est pas de notre faute. La peur installée nous a plongés malgré nous dans un état d’inhibition et de confusion mentale, notre digestion laisse à désirer, notre aptitude au plaisir s’éteint, l’anxiété chronique que cela génère épuise le corps en général et les reins en particulier. Notre sommeil lui-même vire à l’insomnie et nos rêves aux cauchemars. C’est horrible et nous ne savons pas comment en sortir. La peur s’étend dans notre vie comme un cancer, nous laissant de moins en moins de place, et nous nous refermons sur un espace de plus en plus étroit. Les chercheurs en génétique ont remarqué que la modification de notre génome se met à chevaucher les génomes caractéristiques de la schizophrénie et des troubles bipolaires.

Une solution serait de considérer la raison de nos peurs et de retrousser nos manches, même des manches de colibri, pour que les dangers diminuent ou s’éloignent de nous et de tous. Il est de notre responsabilité d’en prendre conscience, si nous sommes en moins grande souffrance que d’autres qui ne peuvent pas agir. Et il nous faudra aussi veiller à l’esprit dans lequel nous agirons car ce n’est pas en ajoutant du noir à un tableau qu’on l’éclaircit. Il est clair que ces dangers que nous avons créés ne diminueront pas sans que nous ne nous mettions à les décréer.

Pour reprendre mes exemples précédents, on ne peut laisser un enfant dans l’enfer. Si nous avons des doutes, avons-nous le courage et la compassion nécessaire pour intervenir ? Peut-on laisser un peuple entier sans secours ? Peut-on voir comme ces jours-ci des migrants qu’on est allé chercher par charters entiers être déposés devant la forêt biélorusse en direction de la Pologne, et puis savoir qu’effrayés et gelés, ils mangent des racines pendant plusieurs jours en traversant la forêt sans boire  ? Peut-on entendre qu’ils sont accueillis à la frontière par les matraques de la soldatesque, qu’ils se font rompre les os et renvoyer de l’autre côté où on leur fait subir la même chose en leur interdisant le retour dans leur patrie ? Quelle peut être leur terreur au fur et à mesure des jours ? Que pensons-nous de ce macabre ping-pong politique ? Qu’est-ce que nous faisons ?

De quoi avoir peur ? Moi, j’avoue que j’ai peur de cet homme inhumain, de ces hommes débordant de folie furieuse tels qu’il se montrent ici et ailleurs. J’ai peur de leur cruauté, de leur errance telle qu’ils ne voient plus un semblable dans leur semblable, ni même un animal, ou quoi que ce soit de vivant. J’ai peur parce qu’ils se sont perdus de vue eux-mêmes et qu’ils n’ont peur de rien, ni de l’enfer qu’ils amènent sur la terre, ni de Dieu, ni du karma, ni d’eux-mêmes, peut-être seulement d’un maître comme un Caucescu ou un Bolsonaro, et ce maître n’est pas le mien. Pourtant, disent les Dialogues avec l’ange, il faudrait qu’ils aient peur, eux. Bien dosée, la peur aurait pu leur servir, au sens propre du terme, de garde-fou. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous nous sommes dotés de lois : par la peur de la sanction, elles maintiennent les petits enfants que nous sommes sur une route compatible avec la circulation d’autrui, jusqu’à ce que nous ne garions plus sur la place du handicapé non pas pour économiser 135 euros mais par compassion.

Nous avons aussi un autre chantier qui demande un autre courage, celui du contrôle de notre esprit. En effet, on sait aujourd’hui grâce aux neurosciences que penser à quelque chose est capable d’éveiller les mêmes zones du cerveau que la chose elle-même. De ce fait, lorsque nous pensons à un danger, même s’il n’y en a pas dans la réalité, pour nous il est bien là. Nous nous mettons à avoir physiquement et émotionnellement peur des dangers auxquels nous pensons, avec les mêmes conséquences que celles dont nous venons de parler. Ce qui n’est pas là gâche ce qui est là. Le danger virtuel avale le plaisir réel de l’instant. Nous souffrons. Nous ne nous rendons pas compte que nous interdisons aux mécanismes naturels de notre corps de s’exercer normalement parce que nous ignorons que notre évocation a le même poids pour notre cerveau que la réalité.

Les dangers pensés sont de deux ordres, les uns sont déjà passés, et les autres pas encore là selon la direction de notre pensée. Vers l’arrière, la pensée réactualise un trauma et une peur passée qui n’a plus lieu d’être. Le chauffard a disparu depuis longtemps mais nous nous créons à nous-mêmes une nouvelle souffrance  : celle de la remémoration, de la rumination qui finit par donner au trauma et au danger une continuité qu’il n’a pas dans la réalité. Nous sommes capables de nous infliger l’accident indéfiniment. L’autre désynchronisation porte sur l’avenir. On se met à redouter un danger qui n’est pas là et qui peut-être ne se présentera jamais. Parfois, la rumination du passé alimente la crainte de l’avenir et dans le cas du chauffard, nous redouterons tout ce qui a trait aux voitures jusqu’à nous pourrir l’existence. Il est pourtant statistiquement rarissime qu’une même personne soit victime de deux chauffards dans sa vie.

En nous re-présentant les dangers, au premier sens du verbe re-présenter, en nous les présentant sans cesse à nouveau, nous les re-créons. Cette torsion de notre esprit est particulièrement visible dans le cas de la phobophobie : la peur d’avoir peur. Les personnes atteintes de crises de panique se mettent à avoir peur de nouvelles crises, au point de vouloir éviter des situations de plus en plus nombreuses et de s’enfermer dans une souffrance et une solitude de plus en plus oppressantes. Certains perdent dans cette maladie leurs amis, leur famille, leur travail. Or que se passe-t-il ? La pensée de la peur précédente crée la peur d’une prochaine peur. Ce qu’on nomme la phobophobie montre bien quel dysfonctionnement notre esprit a infligé à la nature. Au lieu d’être provoquée par un élément extérieur, c’est notre propre peur qui crée la peur, au lieu d’être temporaire, elle devient chronique, au lieu de nous sauver, elle nous tue. De quoi avoir peur ? De nos pensées donc, quand elles sont déréglées…

Ajoutons à toutes ces peurs celles qui sont simplement imaginaires et ne correspondent pas à ce que nous vivons. L’idée que nous avons des situations et des gens finit par les remplacer dans leur réalité – et c’est une autre raison d’avoir peur car nous nous mettons en danger en quittant une perception saine de la réalité. D’autre part, ça ne nous gêne pas d’avoir peur d’une chose et de son contraire en même temps. Par exemple nous avons peur du gendarme et peur du voleur quand bien même il n’y aurait pour nous de menace ni de l’un ni de l’autre. Nous avons peur de la solitude et peur des autres, même si pour l’instant notre quotidien est assez harmonieux. Nous avons peur de mourir et peur de vivre. Cette incohérence ne nous saute pas aux yeux, comment ça se fait ? Parce que nous y sommes habitués depuis des générations. Nos peurs ne concernent pas que nous, elles expriment aussi celles de nos ancêtres depuis la glaciation, comme le disait Freud dans des hypothèses dites phylogénétiques.

Je m’explique. Nos ancêtres devaient s’inquiéter des ours, des lions et des loups qui rôdaient devant leur caverne obscure et qui guettaient leur assoupissement pour les manger tout crus. Vous me direz que c’est fini depuis longtemps. Oui, mais non ! Parce que, est-ce que toutes nos cellules à nous sont au courant qu’il n’y en a plus, des ours ? Supposons que, réveillés dans leur sommeil par la griffe acérée d’un tigre, ils n’aient pas réussi à obtenir avant leur mort soudaine une paix parfaite ni à insérer le calme et le pardon dans cette situation. Supposons que les générations d’après n’aient pas non plus traité la question, eh bien cette peur ancienne est susceptible de rester encore aujourd’hui quelque part dans nos inconscients. Nous avons peur sans le savoir. Ces évènements que nos ancêtres ont subis pendant des milliers d’années incitent l’enfant au coucher à vouloir de la lumière dans sa chambre comme un feu devant sa grotte, pour le préserver des monstres de la nuit.

C’est peut-être une des raisons pour lesquelles le virus du COVID est une menace indéniable plus lourde que la maladie elle-même. Au 14ème siècle et rien qu’en Europe, la Peste Noire a fait en cinq ans 25 millions de morts, c’est-à-dire, tenons-nous bien, une personne sur trois. Prenons un instant pour nous représenter cette calamité, à partir du nombre des membres de notre famille par exemple, ou de celui de nos meilleurs amis. Vu la proportion et l’extension géographique, il est impossible que nos ancêtres n’aient pas été décimés eux aussi. Ainsi, cette pandémie réveille-t-elle des effrois épouvantables. Nous nous mettons à nous sentir menacés les uns par les autres. Certains refusent de se réunir désormais dans une même famille, on se brandit l’information des décès comme des arguments contradictoires. La ligne de démarcation des peurs entre provax et antivax divise au point que j’ai lu qu’il y a des gens qui redoutent qu’une nouvelle tension ne tourne à la guerre civile.

Aujourd’hui, des études scientifiques appuient l’intuition de Freud. Elles prouvent que nos mémoires cellulaires véhiculent d’un âge à l’autre les souvenirs qu’on n’est pas arrivé à désactiver soi-même. Selon un article de Science et vie, une étude en Hollande a montré que suite à la famine due à un blocus allemand à la fin de la deuxième guerre mondiale dans une région de 4,5 millions de personnes, les bébés étaient nés plus petits et maigres, avec des tendances à l’anxiété et à diverses pathologie dans la suite de leur existence : en effet on sait maintenant que les émotions des mères agissent intra utero et modifient l’ADN des bébés. D’ailleurs les anciens le savaient déjà puisque aussi bien les philosophes grecs et latins que les anciens Chinois préconisaient que les femmes enceintes vécussent dans le calme et la beauté. Mais ce que l’étude hollandaise a découvert de plus surprenant, c’est que les enfants des bébés de 1945 devenus adultes, ont eu dans une proportion non négligeable les mêmes caractéristiques de poids à la naissance que leurs parents et qu’ensuite ils ont manifesté la même tendance à l’anxiété qu’eux. Pourtant il n’y avait nulle famine en Hollande dans les années 70. La peur avait modifié durablement le génome de ces familles.

En d’autres termes, si nous croyons que nos peurs se limitent à celles dont nous sommes conscients, nous sommes probablement en train de considérer qu’un iceberg se limite à sa pointe. Ces peurs profondes et inconnues amoncelées depuis des générations façonnent pourtant et notre physiologie et notre psychologie, comme nous venons de le voir. Du coup, nous avons peut-être tort de penser que notre psychologie est une composante personnelle de notre identité. Une partie de notre caractère pourrait nous ramener à une mémoire de traumatismes extérieurs, acquise il y a plus ou moins longtemps. C’est une très bonne nouvelle, non ? Car ce qui a été ajouté peut être enlevé, comme je disais tout à l’heure que ce qui a été créé peut être décréé.

Prendre conscience qu’une partie de nos peurs, conscientes et inconscientes, nous ont été léguées et peuvent être abandonnées devrait donc éveiller en nous l’enthousiasme du bon ouvrier devant un beau chantier, et aussi l’angoisse de ne pas être à la hauteur de nos propres responsabilités par rapport à ceux qui viendront après nous. Alors, de quoi avoir peur ? De mourir avant d’avoir pris congé de chacune de nos peurs, pour ne plus en transmettre l’information.

En attendant que tout ça soit désamorcé, nous avons quand même besoin de refuges contre la peur pour nous sentir tant soit peu en sécurité. Dans la pyramide de Maslow, la sécurité du gîte et du couvert est à la base des besoins, rien ne peut se développer par dessus si cette base n’est pas stable, et les yogis la place au chakra racine, en bas. Autrement dit, ce besoin est vital et touche l’ensemble de notre existence. Si nous n’en disposons pas, nous sommes contraints de chercher dehors cette sécurité qui nous manque. Et si d’aventure nous avons l’impression de la trouver dehors, quelle en sera la conséquence ? Eh bien nous allons devenir dépendant de ce refuge comme le chien dépend de son maître pour sortir de l’appartement. Seulement, cette dépendance nous asservit à ce qui nous rassure, et dès que nous nous sentons un peu sécurisés, nous nous mettons à éprouver une nouvelle peur : celle que ça change.

Ceux qui ont moins peur que nous y ont vu un mirobolant moyen de gagner milliards et pouvoir. Pour nous protéger, nous achetons très cher des détecteurs de toutes sortes, des triples serrures et nous blindons nos portes. Nous entrons des codes compliqués pour la moindre démarche en ligne, nous prenons des assurances à qui mieux mieux, même pour un billet d’entrée au théâtre ou un trajet en train à 20 euros. Nous laissons nos libertés et notre intimité se réduire comme peau de chagrin et l’expression « Pour votre sécurité » est le sésame de toutes les prises de pouvoir. Pour notre sécurité, nos conversations sont susceptibles d’être enregistrées, nos valises sont susceptibles d’êtres ouvertes, nos statuts sur les médias sont susceptibles d’être censurés. C’est pour notre sécurité que les vitesses sont de plus en plus limitées et que nous payons des amendes à tire larigot pour excès de vitesse à 32 km à l’heure. Dans une rue proche de chez moi, la vitesse était limitée à 40km à l’heure et le détecteur me souriait lorsque je le longeais à 38. Maintenant que la limite a été descendue à 30, rouge de colère, il me montre les dents et clignote ‘Danger’ en grosses lettres. Il me fait peur ! Pour notre sécurité, nous votons des lois ou des décrets sécuritaires et liberticides, nous consommons des psychotropes. Tant que la peur générera plus de profit que d’embarras, cet emballement sécuritaire n’a pas de raison de s’arrêter. On le voit tous les jours dans le contenu des informations et les campagnes publicitaires.

Et ce n’est pas tout. Pour notre sécurité, nous devenons globalement inhumains, fous inconscients, au cœur de congélateur. Nous fermons les frontières aux misérables qui pourraient nous envahir parce que nous préférons les voir mourir ailleurs. Dans le désert, la montagne ou la mer, qu’importe, du moment que ce n’est pas chez nous. Pour notre sécurité nous dépensons dans l’armement un budget mondial qui suffirait à éteindre la faim et la pauvreté dans le monde mais nous avons préféré apprendre à regarder avec l’œil de l’indifférence les visages maigres, désespérés et salis par la misère. Et pourtant, comme le souligne Krishnamurti, il faut avoir l’esprit bien engourdi pour penser que la prolifération des armes de destruction aux mains de pays qui se détestent soit la meilleure solution pour la paix dans le monde, et que le pullulement des instruments de mort protégera la vie.

Et dans notre vie privée ? Dès que nous nous sentons en sécurité, notre dépendance est la même envers les personnes qu’envers les lois ou les objets. Si c’est dans un conjoint que nous trouvons refuge, notre amour se transforme aussitôt en tentative d’emprisonnement. La question « Tu m’aimeras toujours ? » est d’abord l’aveu d’une peur et donc hélas, la menace d’un contrôle à venir. C’est vrai, il nous faudra régulièrement vérifier le degré d’amour de l’autre comme on vérifie la température de la piscine. Pour que l’autre soit plus heureux ? Non, pour que nous nous vérifiions nos paramètres de sécurité.

Dès que nous avons trouvé un abri extérieur à nous, surgit donc une nouvelle peur : la peur de le perdre. Nous nous accrochons et ça nous plonge dans une nouvelle souffrance, comme celle du patineur immobilisé à sa rambarde. Tout change sans cesse, et l’inconnu fourmille de dangers potentiels, surtout pour celui qui se sent seul. Si ça bouge, si la roue tourne, qui va me ramasser si je tombe ? Qu’est-ce qui m’attend au tournant ? L’aléatoire, l’incontrôlable, l’étranger. L’avenir en somme. La peur entraîne le réflexe de la saisie, du renfermement, de l’immobilisation et du contrôle. Mais cela nous met à côté de la vie parce que dans l’univers comme dans nos existences tout évolue, change, tourne et se déplace, il suffit de regarder le soleil du petit matin pour en avoir la preuve à midi.

La feuille d’automne détachée de son arbre, a-t-elle peur de la chute et de la décomposition ? La rivière a-t-elle peur de l’océan ? L’eau douce qui débouche dans le sel de cet espace sans rives ne peut pas remonter le courant. Nous, piégés par la peur, nous imaginons parfois que nous pouvons résister à ce mouvement qui va inéluctablement vers sa fin, et emporte la nôtre. Nous posons des barrages pour endiguer nos peurs, pour rester loin de l’océan, mais tout le monde sait que les digues peuvent se rompre et les nôtres n’endiguent pas complètement nos peurs. D’ailleurs, comme le remarque Franck Lopvet, plus on attend quand on fait un barrage, plus la pression augmente et non pas l’inverse. La saisie, le barrage, la résistance ne sont donc pas des solutions. Au lieu de soulager, elles finissent par grossir notre malaise et si nos peurs se trouvent justifiées, elles accroissent la souffrance de la perte en ajoutant celle de l’arrachement.

Il découle de tout ça que nous devrions ajouter une peur à notre liste : celle d’avoir peur de ne chercher nos refuges qu’à l’extérieur parce qu’ils nous rendent dépendants, et surtout surtout, parce que la plupart du temps, ils sont inopérants sur le long terme. Pour répondre à notre besoin légitime et biologique de sécurité, nous avons besoin de placer notre confiance dans un flux continu d’amour, d’abondance, d’indulgence, de sagesse, de lucidité, de discernement. Et comme aucun pistolet d’alarme ne nous les donne, aucune personne non plus, nous continuons à avoir peur. Alors puisque vers le dehors nous ne trouvons pas de solution satisfaisante, pourquoi ne pas nous diriger dans l’autre sens, c’est-à dire vers l’intérieur de nous ?

Déjà, on découvre que ce n’est pas facile d’y aller, encore moins d’y rester. Notre esprit comme nos yeux regarde dehors parce que c’est ce que nous avons appris et nos ancêtres aussi. Nous devons nous lancer dans l’aventure de notre propre chef, avec bonne volonté et détermination. Ensuite, puisque nous avons repéré nos besoin d’amour, d’indulgence, de sagesse, de lucidité et de bienveillance, c’est cette ambiance que nous aurons à installer à l’intérieur pour pouvoir nous sécuriser. Et là, bien sûr, le bât blesse, parce que ce n’est pas exactement l’atmosphère que nous y trouvons, même à notre propre égard.

A ce moment là commence une nouvelle révolution : celle de la conscience des choses sans parti-pris et de la validation de soi tel que l’on est. Nous avons peur ? Eh bien c’est ça, nous avons peur. Tout le vivant connaît la peur et nous aussi, il n’y a pas de vie sans souffrance et nous sommes vulnérables. Respirons un bon coup et balayons toutes les auto-condamnations que nous ajoutons à notre angoisse. Dépoussiérons la peur de tous ses corollaires : ne nous traitons plus de mauviettes et cessons de nous mépriser nous-mêmes. Ne nous laissons plus sombrer dans le désespoir au motif que nous n’arrivons pas à éradiquer notre peur, cela nous plongerait en plus au fond de la dépression. Ne marinons plus dans le jus du découragement, ne nous faisons plus de reproches comme si nous étions coupables de nos angoisses car la culpabilité coupe nos ailes et notre vaillance, au contraire, reconnaissons que nous avons beaucoup essayé. N’attendons pas non plus de résultat rapide comme un claquement de doigts et apprenons la patience envers nous et la persévérance. Choisissons d’être notre propre allié et de ne pas nous trahir. Et ensuite, comme disait Thérèse d’Avila à ses amies aux heures de la prière : « Au travail ! »

Entraînons-nous au voyage intérieur. Vu l’ampleur du travail à faire, il faut nous y consacrer entièrement, au moins quelques minutes par jour. C’est ce qu’on appelle la méditation. Ensuite, nous chercherons à exporter dans le quotidien les bénéfices de ce moment particulier et ce que nous entreprendrons pour guérir nos peurs en sera beaucoup plus efficace. Mais en attendant, explorons l’intérieur.

Si nous méditons avec notre cerveau qui pense, nous rencontrerons à nouveau nos pensées. Ce ne sera pas vraiment de l’exploration ! Nous devons aller contre le Je pense donc je suis, qui prône que la pensée prouve l’être. Alors testons. Si Descartes a raison, dès que je ne penserai pas, j’arrêterai d’être. Les instructeurs transmettent qu’il est bon de guetter le silence entre les pensées pour nous rendre compte que dans cet espace, nous restons quand même vivants. En effet, assez vite nous nous apercevons que nous ne mourons pas entre deux pensées. Mais comment le savons-nous puisque nous ne pensons pas ? Parce que nous en avons conscience. Cette conscience est difficile à sentir car elle est toujours là, silencieuse et immobile. Dans la vie ordinaire, nous cessons de prêter attention aux objets qui sont toujours dans notre champ de vision. Alors, quand il s’agit de silence et d’immobilité, quelle chance aurions-nous eu de nous en apercevoir ?

Mais quand on lui accorde de l’intérêt et qu’on se place du côté de ‘ce qui se rend compte’ et non de ce qui est vu, nous voyons l’instabilité de nos pensées et des émotions qui passent au sein de cet espace. Elles se succèdent et parfois se répètent comme on voit toujours les mêmes chevaux de bois tourner sur un carrousel. Pendant que nous jouons sur ce manège, nous finissons par nous prendre pour ces émotions et les pensées qui passent et repassent, même si elles sont douloureuses. Nous nous prenons pour le cheval, identifiés à la matière. Nous sommes diagnostiqués objet, fût-il empli de peurs. A la fin du tour, tout le monde descend, game over.

Nous oublions que c’est un jeu facultatif, ou plutôt nous ne l’avons jamais su et si personne ne nous en informe, nous ne prendrons jamais conscience qu’il y a bien quelque chose qui se rend compte de tout ça, quelque chose en nous, calme et stable, quelque chose qui est nous puisque c’est bien nous qui observons. Tant que nous en restons ignorants, nous tournons avec le manège, le temps passe et nous emporte jusqu’à notre anéantissement. Mais commencer à entrevoir que nous sommes ces objets et aussi la conscience qui les baigne amorce un changement radical et invisible. La conscience est-elle impactée par l’arrêt du carrousel ? Non. Nous gagnons peu à peu en confiance en ce qu’elle est et nous nous centrons dans un état plus sécure. Don Ruiz dans le cinquième accord toltèque utilise la métaphore du spectateur au cinéma. Ce qui passe sur l’écran ne l’impacte pas et il sortira bien vivant de la salle après la mort du héros… Nous nous donnons donc la chance de mettre en lumière tous nos visages, tous nos rôles, toutes nos blessures dont la peur, toutes nos tactiques de contournement. De quoi parfois nous faire peur aussi, si nous n’étions pas réfugiés dans l’amour ! La sécurité que nous cherchons dehors contre les ricanements de notre anihilation, nous la découvrons à l’intérieur au fur et à mesure que nous prenons conscience de ceci : ce qui observe ne meurt pas.

En effet la conscience ne peut pas se casser. Il n’y a que les objets qui se cassent. Elle, elle est sans objet, comment serait-ce possible ? Formulons donc ainsi  : puisque nous ne sommes pas seulement objet, notre vérité de base est incassable, invirussable, inenfermable. Libre. Si nous expérimentons cela, nous devenons libres : nous, dans notre véritable nature, nous sommes incassables, intouchables, inattaquables. Intuables. Tout simplement, nous sommes. Lorsque l’expérience se fait complètement, la peur disparaît complètement : de quoi aurions-nous peur si la mort n’en est pas une ? C’est pourquoi le Christ n’y va pas par quatre chemins. Il dit chez Luc : « Je vous le dis à tous, mes amis, ne craignez pas ceux qui tuent le corps mais qui ensuite ne peuvent rien faire de plus. » Certes, nous quitterons notre corps, même sans être assassinés, mais c’est comme on sort d’un véhicule disent les bouddhistes, puisqu’il s’agit de revenir dans la liberté de cette intelligence aimante, chaude et claire qui a toujours été là et dont il faut faire l’expérience le plus tôt possible pour mourir en paix.

Une question se pose alors : si la mort n’est rien, si la vie est inattaquable et invariable, agissons-nous comme il convient pour le bonheur de tous et de la planète pendant que nous sommes dans le temps de notre existence ? Ou alors la peur nous fait-elle rater ce que nous devrions faire pour nous-mêmes d’abord, et pour un monde plus vivable et beau ? Sommes-nous heureux, délivrés de nos fantômes ? Est-ce que nous montrons le courage que l’instant nous demanderait si nous habitions cet instant, si nous ne nous étions pas réfugiés dans l’ailleurs de nos pensées ? « Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, disait Maurice Zundel, mais si nous serons vivants avant la mort.»

Ainsi, plutôt que de nous précipiter exclusivement vers les remèdes extérieurs contre la peur, exerçons-nous, prenons la direction du miracle, suivons la voie de la libération comme disent les indiens. Toute la question étant celle du comment ? voici une technique simple. Enfin, simple à expliquer. La voici. Avec quelle partie de notre corps pensons-nous ? Notre tête. Voulons-nous nous débarrasser de la pensée ? Suivons l’imagerie des saints décapités : enlevons-la. « Laissez le vent dissiper complètement votre tête, conseillent les sages. Visualisez-vous en face de vous sans tête. » Quoi ? Voici une pratique qui m’a placée directement en face de mes peurs. Une sorte de panique m’a prise devant cette consigne. Qu’allais-je devenir sans ma tête ? Finalement, chacun ses trucs, j’ai préféré la déposer à côté de moi gentiment à ma gauche en lui promettant que j’allais la reprendre très, très prochainement. Et pour respirer alors ? Devant l’affolement de l’asphyxie, je me suis vue obligée de descendre de ma tête pour imaginer des petites narines sur mon sternum et ma poitrine, et sentir que ça respirait par le cœur, puis aussi par le ventre redevenu plus mobile. Lorsqu’on parvient à entrer tant soit peu dans cette pratique, notre cœur se délasse, il s’ouvre à plus d’amour, plus d’humanité. Notre corps s’assainit, le ventre s’assouplit et l’énergie peut s’y installer. Le cerveau inutilisé et même disparu se détend en sa propre absence et nos angoisses s’effacent.

Au moment où tout ceci se produit, rendons-nous compte que nous avons toujours et plus que d’habitude la sensation d’être, qui ne dépend pas de notre histoire. Notre mémoire personnelle n’est donc pas la seule expérience possible. Apprenons donc à rester détendus dans la conscience comme un bébé contre sa maman, amour dans l’amour. A un moment peut-être, nous ferons l’expérience de ce que nous transmettent les sages : l’expérience de la connaissance. Mais !!! je suis Cela, ce vide plein de la physique quantique, cette intelligence inconcevable d’où ont surgi les objets et le temps ! Je suis avant, pendant et après le temps et les objets !! Ou comme disait Jésus : « Avant qu’Abraham fût, je suis ? »

Cette unité avec la conscience, dès que nous la ressentons même par bribes, nous ouvre un grand pouvoir pour nous et pour l’harmonie générale aussi. Peut-être nous sentons-nous faibles, pauvres, vieux, isolés, impuissants, inutiles devant les défis de notre époque ? C’est parfait. Parfait parce qu’il n’y a besoin ni de force, ni d’argent, ni de compagnie ni de puissance pour aller à notre rencontre. La force que nous découvrirons n’est pas la nôtre et c’est elle qui sera à l’œuvre. Tout se fera. Ainsi, au lieu de la devise infernale en application dans notre monde actuel : ‘Effroi, aveuglement, mort’, les Védas nous assurent que nos efforts vers l’intérieur nous donneront à tous l’Être, la conscience et la félicité : Sat, chit, ananda’. Saisirons-nous la crise actuelle comme une opportunité pour aller d’une devise vers l’autre ?

Pâques, récits du passage vers l’éveil

 

Tous les ans, Pâques prend place au printemps, parce que c’est la fête de la vie. La terre célèbre la résurrection de la nature après la mort de l’hiver. L’oeuf fermé s’ouvre sur la vie du poussin, et on cache les oeufs de Pâques dans les jardins pour les petits enfants. Pâques chante la vie, on pourrait même dire que Pâques avec la nature chante la renaissance, la naissance même, passage s’il en est. Et le mot Pâques signifie ‘passage’ : de l’esclavage à la liberté, de la mort à la vie. Pâques est un moment clé aussi bien pour les Juifs que pour les Chrétiens. Ces moments sont pour chacun d’eux des passages vers la joie et ce que nous en conte la Bible peut donner à notre réflexion d’aujourd’hui des éléments de réponse à nos questionnements. En ces temps troublés, nous ne savons pas où nous allons, nous sentons qu’il serait bon de changer quelque chose et nous avons besoin de joie. Quel est le sens de ce que nous traversons? Quelle direction donner à notre existence dans cette instabilité ? Un passage est transitoire, certes, mais il peut être difficile. Alexandra David Neel rapportant son expérience au Tibet il y a plus de cent ans disait qu’il était temps pour l’humanité de rassembler la sagesse du monde et de s’en souvenir. Alors souvenons-nous des aides que chez nous des sages ont placées dans les anciens récits. Et puissent leurs indications nous être utiles. Où aller et comment? Avec qui ? Qu’est-ce qui empêcherait de passer? Qu’est-ce qui nous y aiderait ? Dans les contes, il arrive que les fées donnent des objets magiques nécessaires à la quête du héros. Ici avec les hébreux, nous rencontrerons en chemin : l’eau et le feu, le puits et le bâton.

Mais avant de partir nous mêmes à leur rencontre, vérifions que notre projet est sensé. Interrogeons-nous sur la validité de ces deux récits et sur leur véracité historique. Au sujet de la fuite des Hébreux hors d’Egypte, plusieurs affirment que tout cela n’a jamais eu lieu. Ils disent que si comme le racontent l’Exode, le Lévitique et les Nombres, qui sont des noms de livres de la bible, si 400 000 personnes avaient quitté l’Égypte et traversé le désert avec des centaines de milliers de bêtes et leur or et leur argent, s‘ils avaient causé non seulement une crise économique majeure mais la mort du chef de l’état, de ses armées et de ses chevaux, eh bien alors on trouverait trace de ce cataclysme dans les écrits de ce pays connu pour ses scribes et sa manie de tout noter. Or il n’y a rien. A tout le moins concèdent-on, si cela a existé, ce serait le fait d’une très minime partie du peuple.

Au sujet du Christ, les objections à la vérité de sa résurrection se sont fait connaître aussitôt. Ce sont les Evangiles eux-mêmes qui nous en informent. Les chrétiens d’ailleurs considèrent que croire en la résurrection du Christ est un acte de foi, acte de foi fondateur de la totalité de leur foi et de leur joie. « Si le Christ n’est pas ressuscité, dit Paul aux Corinthiens, vous n’avez rien à croire. » J’ai lu aussi des contestations sur l’existence entière de Jésus, qui pourrait avoir été inventée de toutes pièces, et des désaccords sur plusieurs éléments de sa vie.

Alors? Eh bien, même si personnellement ces assertions me déstabilisent un peu, sur le fond cela n’a pas d’importance. S’ils n’avaient pas d’historicité, les récits vaudraient toujours par leur fonction. Ils resteraient des modes d’emploi vers Pâques, cette fête de la vie dont la valeur est universelle et toujours proposée. Ils nous enseigneraient quand même. Que les auteurs de ces récits aient grandement aménagé l’histoire resterait une mise en œuvre pédagogique, comme dans les récits mythologiques. En outre, cela nous autoriserait à prendre quelque distance avec certains aspects trop marqués par la mentalité du moment. C’est par leur valeur méta-historique, selon l’appellation d’Annick de Souzenelle, que ces textes anciens gardent aujourd’hui pour nous la saveur de l’enseignement.

Pâques signifie donc Passage en hébreu : pessah. La racine de ce mot, c’est le pas, ce mouvement du pied qui nous met en déséquilibre pour que nous puissions avancer lorsqu’il se reposera. Il y a toujours dans le pas et le passage et une notion de direction selon l’endroit où nous choisirons de reposer le pied, et une notion d’insécurité puisqu’il y a un moment de perte d’équilibre entre deux équilibres différents : celui d’avant et celui d’après. Heureusement le passage est transitoire : il s’agit juste de passer. On parle parfois de nos passages à vide, et derrière le passage à niveau, le passage du train est rapide. Ensuite, ce qui est dé-passé reste derrière, dans le « passé ». Il arrive donc que le moment du passage soit inconfortable, mais si la destination est bonne, nous ne nous rappelons plus une fois arrivés les dangers du trajet ni les difficultés du départ. C’est de ces passages positifs que parle la Bible. Quand une femme a accouché, la douleur du passage de l’enfant s’efface devant sa merveille et les corps se reposent.

Que se passa-t-il chez les Hébreux le jour de Pâques? La Bible nous dit que ce jour-là, les esclaves juifs mangèrent sans s’asseoir pour fuir hors d’Egypte. Fuir oui, mais partir aussi, s’élancer vers la terre promise où coulent le lait et le miel, naître à la liberté. On emploie aussi le mot de Pâques pour le passage libérateur de la Mer Rouge. Chez les chrétiens, le Christ se montre le jour de Pâques dans un corps rené, corps d’énergie et de lumière, passé par la mort physique. L’église des premiers âges considéraient la croix aussi comme une Pâque puisqu’il est évident que la crucifixion est en soi passage de la vie à la mort et aussi parce qu’il faut bien mourir pour faire ce passage dans l’autre sens et ressusciter. Peut-être aussi à cause du passage du Christ aux enfers dans les deux jours avant sa résurrection. Puis, rapidement la jubilation du passage de la mort à la vie a été privilégiée et c’est ce jour seul qu’on a appelé Pâques. 

En unissant les deux récits, nous nous apercevons que Pâques englobe la totalité du passage : le départ, le chemin et l’arrivée. Le départ, avec la fuite des esclaves, le chemin, avec la traversée de la Mer Rouge à pied sec, et la destination avec la résurrection. Le dénominateur commun de toutes ces pâques, c’est la joie, l’ouverture à un état meilleur et différent. Imagine-t-on la hâte et la joie des Hébreux quittant un lieu où ils étaient exploités jusqu’à la moelle et partant tous ensemble pour une terre d’Eden ? Ensuite, après l’inexplicable traversée de la Mer Rouge, Rébecca la soeur de Moïse empoigna son tambourin pour danser et acclamer. Vous représentez-vous cette liesse générale ? Le peuple entier est vivant. Tout le monde est là, sain et sauf contre toute attente. Elles dansent, les familles, elles exultent de se voir si définitivement débarrassé de leur joug, en sécurité. Enfin, on ne sait rien de la joie de la resurrection mais elle doit être à la mesure de la victoire de la vie sur la mort : énorme.

Ce qu’on appelle Pâque débute donc avec les premiers pas sur la voie de la liberté (au sens propre pour les Hébreux dans la Bible). On peut qualifier de petite pâque tous les événements objectifs ou intérieurs de notre vie qui nous libèrent. Qu’ils soient survenus abruptement ou qu’ils aient couronné de longs efforts, ils représentent des sortes d’étapes, de petits éveils, un accroissement de lucidité et de conscience, une plus grande ouverture à l’amour et à la tranquillité. Pouvons-nous en évoquer dans notre propre existence ? Un instant d’émotion devant l’eau scintillant aux rayons du soleil ? L’évaluation enfin honnête d’un événement de notre vie, qui s’allège ? Si nous l’avons-nous vécu, avons-nous su garder ce moment précieux ? Si nous ne l’avons pas vécu, nous sommes-nous entraînés dans cette direction ? Avec le Christ, Pâque débouche sur la démonstration d’une nouvelle naissance, le passage d’un état d’être à un autre, une mutation bienheureuse

Aussi, selon les récits bibliques de Pâques, on n’y arrive pas seul, il faut un guide, un passeur, un Moïse, un Jésus. Il faut, dirait-on en Inde ou au Tibet, un maître à la longue patience et compassion, un gourou à l’infaillible constance. Il y a deux et trois mille ans, il fallait beaucoup de circonstances particulières pour se trouver dans l’entourage de Jésus, de Moïse ou de Bouddha. Aujourd’hui, avec les livres, les vidéos et les avions, Jésus, Moïse et Bouddha continuent à s’offrir à nos chemins, et d’autres enseignements de nombreux sages s’approchent de ceux qui veulent s’approcher d’eux. Alors avons-nous cherché, avons-nous trouvé notre Moïse? De toute façons, cela fait, rien n’est fait.

Non. Car il ne suffit pas d’avoir un livre sur un rayon de sa bibliothèque, ou de pratiquer un rite comme d’aller à la messe ou de respecter le ramadan, il faut s’engager réellement dans le passage indiqué. Selon les leçons de la bible, il faudra littéralement se mettre en route, suivre le guide, avancer droit, dans le bon sens et courageusement. Voilà qui ramène encore à la notion de pas. Passer peut sembler facile et linéaire, comme le train qui roule sur sa voie ferrée, mais les textes anciens nous disent le contraire. Il y a de nombreuses façons de ne pas suivre le guide, de ne pas arriver au moment de la renaissance. Peut-être nous y reconnaîtrons-nous car elles sont intemporelles.

D’abord, et c’est le cas le plus courant, nous n’avons pas envie du voyage, pas même celle de démarrer. Longtemps, le peuple hébreu accablé par l’esclavage ne manifeste pas l’énergie nécessaire à sa libération. Il a juste la force de se plaindre et de récriminer. Or il est clair que sans premier pas, il n’y en aura pas de deuxième. Dans ce genre de situation, nous comme eux, nous choisissons de stagner là où la vie nous a posés jusqu’à ce que mort s’en suive. Ce n’est pas drôle, mais c’est moins fatigant que de prendre la route. Jésus pourrait bien parler à la télé sur France 2 que nous passerions sur TF1.

L’autre écueil qui nous est signalé sur le chemin de Pâque est notre tendance à regarder en arrière au lieu de regarder devant nous. Outre que c’est dangereux quand on se déplace, cela entraine un déplacement erratique. Ce n’est pas ainsi qu’on traverse. La bible nous alerte sur ce point avec l’épisode du veau d’or. Moïse est parti la-haut sur sa montagne, il s’éternise, si j’ose dire, avec Dieu. Les gens s’impatientent en bas, ils s’inquiètent et faute de mieux, disent-ils, ils retournent aux vieilles idoles, celles-là mêmes qu’ils avaient quittées. Pourquoi? Simplement parce qu’ils les connaissent et qu’ils en ont eu l’habitude. On voit bien ici que le passage dont il est question dans l’Exode n’est pas seulement un passage géographique d’un point à un autre, ou un changement d’état social d’esclave à homme libre, qui serait offert comme on gagne au loto. Il faut un passage intérieur d’un état à un autre et une nouvelle assiette : esclave ou libre, c’est aussi une question de mentalité.

Or comme le dit Jésus à quelqu’un qui le questionne : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas propre au Royaume de Dieu », le royaume de Dieu, c’est à dire à l’état d’éveil. J’ajouterai que celui-là n’est pas propre non plus au labour. Son sillon sera tout tordu. Qu’en est-il du sillon de nos vies? Nous sommes nombreux à avoir arrêté dix fois de fumer ou de manger du chocolat, à retomber dans nos travers à la moindre occasion. Notre chemin de vie dessine parfois des zigzags serrés. Nous rendons nos efforts inutiles en parcourant dans l’autre sens l’espace que nous avions gagné dans une direction. Pour utiliser une désagréable comparaison biblique – et sauf notre respect, nous sommes alors comme les chiens qui retournent manger leur vomi. Du coup, nous devons refaire encore et encore le premier pas et nous risquons de nous décourager une fois pour toutes

La Bible nous alerte encore sur un puissant ennemi du passage : la peur. La peur fait rater la tere promise. Pourquoi? Si on a peur, c’est qu’on n’a pas confiance, l’autre mot pour dire foi, qui est l’absolue certitude de l’amour. Pour entrer dans le pays où coulent le lait et le miel, il faut une confiance totale, telle qu’on se jette dans l’inconnu, qu’on saute sans rétraction dans les bras de l’impensable. Eh bien, c’est ce que ne firent pas les Hébreux devant le pays qui leur avait été promis. Inquiets de l’accueil qu’on leur réserverait dans ce pays apparemment déjà habité, ils avaient envoyé des éclaireurs. Lorsqu’ils revinrent, ceux-ci les inquiétèrent encore davantage. Ils rapportèrent que l’endroit était peuplé de géants géantissimes. Un seul eut assez de foi pour conseiller d’avancer quand même, puisque c’était le pays de la promesse, mais nul ne l’écouta. On le fit taire. Les gens donnèrent à leur peur la première place. Et qu’arriva-t-il ensuite?

La peur nous amène à tourner en rond dans l’espace, pourvu qu’il soit connu, et fût-il désertique. C’est donc ce que firent les Hébreux, tournant pendant quarante ans dans le désert comme dans une cage, le temps que tous les inhibés soient morts. Sans doute aussi, à force, l’inconfort du désert avait-il accrû chez la génération suivante la volonté d’en sortir. Et nous? De quoi avons-nous si peur que nous pourrions rater la terre promise? Au-delà de peurs multiples qui demandent guérison, « Notre peur la plus profonde est que nous sommes puissants au-delà de toute limite, » a cité Mandela. Et justement, tout le problème est là : sortir des limites dont nous avons l’habitude.

Voilà bien le coeur de Pâques, ce passage au-delà des limites. Ajourd’hui, même si cela ne dure pas depuis quarante ans, nous tournons de confinement en confinement dans des limites trop étroites si bien que nous rêvons daventure. Baudelaire se languissait tant de plonger enfin « dans l’inconnu pour trouver du nouveau » qu’il en appela jusqu’à la mort dans le poème Voyage. De plus, indépendamment du corona, nous voyons l‘état de la terre et le sort que nous faisons à des milliards de vivants, des humains aux insectes. La terre nous montre que nous la menons, et nous avec elle, dans une voie sans issue, une im-passe. Notre conscience nous chuchote ou elle nous crie qu’il faut passer, passer à autre chose.

Voudrons-nous écarter les trois obstacles que nous avons observés : l’inertie, l’attachement à une situation même si elle n’apporte pas de bonheur et la peur de l’inconnu? Sommes-nous décidés à partir vers le printemps de Pâques pour trouver un nouveau passage ? Pour rendre à la terre son état de jardin et aux vivants la douceur de la vie ? La période est idéale pour répondre oui. Mais aussitôt surgit la question : comment partir ?

Réponse pratico-pratique donnée par les Hébreux : à pied. Vous allez m’objecter qu’on ne voit pas en quoi cela peut nous servir d’enseignement, puisqu’il leur était impossible à l’époque de prendre le train ou le bus. De plus, cela ne nous donne pas d’indice sur la direction. Bien sûr. Mais les caractéristiques de la marche pourraient bien nous être utiles quand même aujourd’hui.

La marche est faite de pas, de ces pas qui forment le passage. Elle est lente. Cette lenteur a de quoi énerver à l’heure du TGV et des vols internationaux, mais elle est d’autant plus précieuse que la vitesse de nos moyens de transports nous fait oublier nos contraintes physiologiques devant la distance. Sans moyens mécaniques, livrés à nos seules jambes, nous n’allons plus très loin, et beaucoup plus lentement. La marche nous rend donc plus lucides sur nos capacités réelles et nous ramène à la modestie. Sans jeu de mots, la marche, ça fait atterrir. Ca nous enseigne la patience. Un pas après l’autre, un pied devant l’autre, pas à pas.

La lenteur de la marche offre encore une opportunité que nous pouvons saisir, celle de la communication avec nous. Dans l’emballement de la vitesse de nos vies, il arrive que nous nous perdions. Nous sautons dans le temps d’objectif en objectif, nous sommes toujours après, ou avant, ou ailleurs. Au cours de nos trajets, surtout s’ils sont familiers, nous nous absentons en pilotage automatique et nous ne sommes plus là, nous pensons à autre chose, à ce que nous ferons quand nous serons arrivés par exemple. Nous nous volons ainsi à nous-mêmes notre propre existence. C’est pourquoi des centaines de milliers de gens parcourent à pied chaque année la route de Compostelle sans être ni juifs ni chrétiens, mais à la recherche d’eux-mêmes.

Ensuite, la marche d’un peuple dessine dans l’espace un ruban plus ou moins large et ininterrompu. Rien à voir avec les habitacles séparés de nos voitures, ou même des wagons des trains. La marche ne pose pas d’autre obstacle entre les êtres que celui des corps. Lors de processions, ou de manifestations, on peut ressentir la joie de cette unité, mais avez-vous déjà ressenti l’unité des voitures dans les embouteillages, même si tout le monde va dans le même sens ? Le peuple hébreu qui marche reste ensemble, même au coeur de ses plus grandes aventures comme le passage à travers la mer ouverte. Et la sensation d’être ensemble est porteuse de vie et de courage pour tous les voyages. On l’a bien vu, lors du premier confinement surtout, quand les ainés devaient mourir dans la solitude et partir sans être accompagnés des leurs. C‘était une souffrance de plus. Rapportées à l’échelle individuelle, toutes nos petites avancées sont des accroissements de paix et de joie, c’est à dire un renforcement de notre cohésion interne, ensemble avec nous-mêmes.

La marche nous enseigne enfin qu’il faut voyager léger, pour reprendre une formule taoïste. On peut bien commencer comme les Hébreux, lourdement chargés, mais le poids en devient si handicapant qu’on s’en débarrasse. Que leur restait-il à eux, après des décennies? Ne gardons que l’essentiel, le reste alourdit. L’essentiel est toujours simple. A un moment, peut-être arriverons-nous à cette simple évidence: nos pieds se posent sur la terre, et la terre nous porte. Les chamanes disent que nous marchons sur le ventre de maman. Sans doute si nous parvenons à ouvrir notre perception à cette relation, le monde nous paraîtra différent et plus beau que celui de nos cités, et nous aurons envie que celles-ci retrouvent la vérité de la terre mère. Le rythme de nos pas s’accordera aux battements de notre coeur et c‘est par lui que nous trouverons le passage, puisqu’il est clair que notre cerveau est passé à côté.

Toutefois, marcher ne suffit pas, sinon tous les gens d’autrefois auraient vécu leur Pâque, alors que l’histoire humaine nous informe du contraire. Il faut aussi marcher derrière un maître pour connaître la bonne direction. « Suis-moi « dit Jésus plusieurs fois à ses interlocuteurs. « Où on va? » demandent les petits enfants, et quelques uns dans les évangiles. Jésus a répondu en Mathieu quelque chose qui ressemblait à « Nulle part ». Il a dit : « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le fils de l’homme n’a pas d’endroit où poser sa tête ». Il est douteux que ce charpentier fils de charpentier n’ait pas eu de toit, d’autant que ses amis et sa mère lui ouvraient volontiers leur demeure. Jésus indiquait donc que sa véritable identité n’avait pas d’oreiller. Et quand un Christ n’a pas d’oreiller, c’est qu’il n’en a pas besoin.

En d’autres termes, s‘il n’a pas d’endroit où poser sa tête c’est que là où il est, tout en étant aussi sur terre bien sûr, il n’y a pas d’endroit, et pas de tête non plus. Avant sa crucifixion, Jésus le précise à Pilate le gouverneur en toute clarté : « Mon royaume n’est pas de ce monde », c’est à dire ce monde des corps et des objets, le monde d’Hérode et de César, le nôtre aussi. Évidemment cette assertion n’avait rien éveillé dans le cerveau de Pilate qui appartenait au même monde qu’eux, et que nous.

Tous ces propos forment pour les suiveurs éventuels un écueil de taille : comment aller dans un endroit où il n’y a pas d’endroit ? Comment suivre quelqu’un nulle part? Où est-ce ? Comme le dit Thomas dans l’évangile de Jean : « Seigneur, nous ne savons où tu vas; comment pouvons-nous en savoir le chemin? » A la vérité, nous venons tous de cet « endroit » sans endroit et il faudra que nous y retournions mais la seule chose que nous puissions en dire pour l’instant, c’est que nous ne savons rien, sauf que notre corps n’y partira pas, de sorte que nous n’aurons plus non plus besoin d’oreiller.

C’est notre différence avec Moïse et Jésus, Bouddha et toutes celles et ceux qui ont franchi ce passage sans mourir. Ceux-là ont vécu consciemment dans les deux mondes: dans le monde sans corps d’où nous venons et aussi dans un corps et une maison. Ils ont vécu avec et sans adresse, ou plutôt avec une adresse localisée facile à indiquer et une adresse indescriptible. Ils nous disent que cette autre adresse est celle de l’amour universel et de la joie sans cause, et c‘est ce qui les rend si précieux pour les humains dès qu’ils sont dans cette quête. Voyons les indices du chemin dans leurs paroles et les récits qui les mettent en scène pour y repérer quelques leçons intemporelles.

Commençons par l’eau, son rôle et son message. Nous allons la rencontrer sous différentes formes. Avant la naissance de Moïse comme avant celle de Jésus, le pouvoir ordonne le massacre des nouveaux nés. Comme Jésus, Moïse échappe à la mort. Sa soeur Rébecca le dépose dans une petite boite sur l’eau près de la fille du pharaon. Celle-ci le découvre, lui trouve une nourrice qui n’est autre que sa vraie maman, l’adopte et lui donne son nom qui signifie en égyptien sauvé des eaux. Nous pourrions dire aussi ‘sauvé par les eaux’, d’autant plus qu’il n’est pas le seul nouveau-né à qui advint cette extraordinaire aventure. L’eau du Nil rappelle celle du Tibre qui sauva Romulus et Rémus, les mythiques fondateurs de Rome. Elle rappelle aussi l’Euphrate qui recueillit dans un semblable berceau le premier roi acadien de Babylonie il y a 5000 ans. Elle nous rappelle les eaux matricielles complices de la vie. Nous naissons de l’eau, notre mère a dû les perdre pour que nous passions de son monde à ce monde. D’ailleurs, dans le récit de la naissance de Moïse, la bible ne met pas d’homme en scène. L’eau matricielle, c’est la femme : la princesse et sans doute ses suivantes, Rebecca, la maman de Moïse, c’est tout. Le seul homme est un bébé. Première leçon, qu’on soit homme ou femme : privilégier le féminin qui donne la vie.

Les eaux ont une autre signification symbolique: elles indiquent les émotions et les états plus ou moins boueux dans lesquels nos existences parfois s’embourbent et parfois naufragent. Alors quand on est un bébé jeté dans un fleuve, on a besoin d’un berceau. Un berceau? Justement, le berceau n’est pas un berceau car la bible nous décrit un coffre étanchéisé par un enduit de bitume. Cela nous ramène plutôt au déluge et à l’arche construite par Noé, qui fut soulevé par les eaux et flotta tandis que tout était englouti. Ce genre d’objet se fabrique avec patience, Noé y consacra de longues années. Voici donc la deuxième leçon : Ne pas craindre les émotions, mais avoir connaissance de ses dangers et travailler longtemps à s’en prémunir. Ainsi serons-nous portés par elles et non noyés dedans.

Outre les eaux horizontales, la bible cite plusieurs puits d’Isaac à Jésus Christ, et présente Moïse comme le maître du puits du pays de Madian. Dans ces pays de sècheresse, la première chose à reconnaître est l’importance du puits, garant de la vie. Il se trouve que le point commun des histoires bibliques de puits est leur lien avec le mariage et avec l’amour. Pour Moïse aussi.

Le mouvement de l’eau du puits est inverse du mouvement du fleuve. Le fleuve est horizontal et son eau descend. Le puits est vertical et son eau doit monter, c’est le seau vide qui descend. Quelle est la leçon ici? Il faut nous pencher sur la margelle pour la comprendre. Le puits est comme un tuyau, un canal entre la lumière d’en haut et l’obscurité d’en bas. Or les taoïstes et les yogis nous enseignent que l’énergie descend du ciel jusqu’à la terre par le corps de l’homme depuis le haut du crâne, et qu’elle monte de la terre, jusqu’au ciel. Vous trouverez de nos jours facilement des enseignants, même par Zoom ou youtube. Mais revenons à notre récit. N’est-ce pas ce qui se passe dans un puits? L‘énergie sans forme et lumineuse du ciel est symbolisée par le vide du seau qui descend dans l’obscurité jusqu’à son immersion complète dans l’eau qu’il remonte à la lumière. Nous sommes bien d’accord qu’il est inutile de descendre un seau dans un puits si on ne va pas jusqu’à l’intérieur de l’eau ! Dans un puits, l’initiative vient d’en haut, l’eau attend.

Le puits associé aux mariages nous enseigne donc la fusion du feu et de l’eau, du ciel et de la terre. Lorsque la bible nous montre Moïse comme le maître du puits, elle nous indique qu’il fait dans son corps la jonction entre le ciel et la terre. Cela reste abstrait pour nous, comme les couleurs pour les yeux des aveugles… Alors cherchons à nous représenter plus précisément les implications d’une telle jonction.

La capacité d’unir en soi le ciel et la terre a pour corollaire que toute la puissance de l’univers peut être ramenée dans un point précis de cet univers : le corps de l’homme. Pour nous approcher de l’idée de la puissance de l’univers, demandons l’aide de HR5171. Elle fut découverte en 1960 dans notre petite galaxie, mesurant plus de 1300 soleils, un million de fois plus lumineuse que lui. Un million? Notre cerveau est déjà perdu, nos neurones errent à l’abandon. Allons neurones, courage ! Cette étoile appartient à notre galaxie à nous, qui se trouve dans un quartier formé d’autres galaxies aussi grandes que la nôtre et nommé groupe local. Vous voyez l’échelle du ‘local’ ? L’ensemble de ces immenses galaxies locales ne sont donc qu’un petit espace au sein d’un plus grand espace, et donc HR5171, c’est vraiment peu de chose. Alors notre terre ? Bref.

Donc, celui qui est chez lui sur la terre comme au ciel, celui qui passe d’un monde à l’autre jouit de la puissance infinie de l’univers, une puissance inimaginable, inconcevable qui n’est pas la sienne mais celle du ciel qu’il ramène ici-bas. Jéthro, le père des jeunes filles que Moïse rencontra autour du puits ne s’y trompa pas, il s’empressa de lui donner une en mariage et elle l’accompagna dans son voyage. Quant à nous, libre à nous de tenir compte ou non de la leçon du puits, dont voici le programme est donc : découvrir notre puits et apprendre à l’utiliser. Sachant que cette troisième leçon s’accompagne d’une leçon 3bis puisque le puits s’accompagne de mariages. Donc leçon 3bis : réviser notre évaluation et notre pratique de la sexualité. Et dans tous les cas, nous souvenir qu’en tout c’est l’amour qui s’exprime.

La bible nous donne avec le bâton de Moïse la version d’un puits au-dessus du sol et quelques illustrations des pouvoirs de l’homme unifié avec le ciel. Le bâton que reçoit Moïse est particulier. Quand il est horizontal, il est serpent, il rampe, rien de lui ne s’élève. Quand il est vertical, il est sceptre, il donne la vie. Le bâton de Moïse montre les deux états de l’énergie de l’être humain. Quand elle reste contre terre, endormie, l’être humain est ordinaire, il est le jouet des circonstances et de son inconscient, sans pouvoir. C’est nous. Mais si cette énergie est élevée – et la bible dit que seul Dieu peut l’élever, si le serpent se dresse, alors l’être humain est verticalisé dans sa relation terre-ciel, il est libre et puissant. Les yogis ont donné à cela le nom de kundalini. Le bâton vertical, c’est comme le puits le lien entre la terre et le feu, le signe que l’homme a rencontré les forces divines. Il représente la totale maîtrise des énergies du corps et des forces de l’univers, c’est le bâton de Dieu.

Dieu demande à Moïse de garder le bâton dans sa main pendant tout le chemin. Autrement dit, pendant le voyage de sa vie, il devra rester conscient de son corps et de sa puissance, ne pas quitter sa verticalité, ne pas oublier que son origine est en haut, dans l’énergie pure information, pure lumière et amour absolu, ni qu’il doit agir en bas. Moïse doit se souvenir de son ancrage sur la terre et que celle-ci doit s’élever en lui vers le ciel. Il me semble que dans le bâton c’est plutôt le mouvement ascendant de l’énergie qui est mis à l’honneur, mais quoi qu’il en soit, ce bâton d’un seul tenant est le signe de l’unité des mondes, unité du haut et du bas.

Avec le bois quand Moïse frappe le sol, c’est l’univers qui frappe le sol et les puissances de la terre, des sources ou de la mer obéissent. Ou alors il l’élève vers le ciel et accourent les puissances célestes. Le bâton de Moïse servira de nombreuses fois : il mangera tous les serpents de pharaon, il séparera la mer en deux, il fera sourdre l’eau du rocher, il rendra pure des eaux amères et imbuvables (comme celles de nos négativités). Et puis il permettra au peuple de gagner une guerre au désert, il sauvera de la mort celui qui lèvera les yeux vers lui s’il a été piqué par les serpents : comme un clocher d’église portatif, il rappelle au peuple de regarder vers le ciel. Et puis, et puis… tout ce qui n’est pas dit, et puis la valeur symbolique de chacun de ces miracles pour nous aujourd’hui.

Je viens de mentionner la valeur symbolique des eaux amères. Puisque c’est Pâques, revenons un instant devant la Mer Rouge. Admettons que la puissance qui s’exprime dans le bâton de Moïse écarte les eaux symboliques de l’inconscient pour que nous passions à pied sec. La mer submerge définitivement les mémoires oppressives de Pharaon et non pas ses soldats. Car peut-on imaginer que Dieu veuille la mort de milliers de certains de ses enfants pour en sauver d’autres ? Les soldats de Pharaon, ce sont les forces que des siècles de notre léthargie ont laissé grandir. Celles qui nous poussent à nous sentir sans amour, à avoir besoin d’alcool ou de sexe, à avoir des croyances et des principes, ce sont les forces de la haine, de la séparation et de l’oubli de l’Être. Le passage de la Mer Rouge, rouge comme le sang de la terre, c’est l’ouverture de la route vers notre Pâque. De l’autre côté de cette frontière, la liberté, la terre promise. La puissance divine est plus forte que toute autre puissance, il n’y en a pas d’autre, elle est puissance de vie pour nous faire passer les eaux intraversables. Il y a de quoi danser.

Le prêtre Aaron aussi avait un bâton à prodiges et il fut déposé dans l’arche de l’alliance après qu’il eut fleuri, fleuri comme un arbre vivant. Ici nous retrouvons le Christ, que l’Eglise a dit pendu à l’arbre de vie (la croix) comme un fruit de l’amour. Le bâton du Christ, c’est la croix capable d’accomplir la métamorphose suprême de la mort à la vie. Elle est disponible en tout temps pour ceux qui voudraient une croix semblable et intérieure. Au croisement du vertical et de l’horizontal est indiqué le lieu du passage: le coeur. La résurrection du Christ signifie aussi la résurrection de chacune de ses billiards de cellules : un feu d’articice, une fête.

Ces moments offerts à notre lecture sont profondément encourageants pour les chercheurs de Pâques. Ils nous enseignent que quand la conscience individuelle a rejoint la conscience de l’univers, celui-ci coopère. Plus rien n’est de l’ordre du miracle, tout est obéissance ou complicité. La quatrième leçon est donc celle-ci : garder la vision, abandonner ses idées personnelles et collectives sur ses limitations, lâcher son passé. En gros, comme le dit la croix, se quitter soi-même !

La leçon suivante nous est donnée par un autre élément : le feu. Quarante ans après son adoption par Jéthro, Moïse se trouvait mener les brebis de son beau-père près de la montagne de Dieu, montagne de l’Horeb. C’est que Moïse continuait à vivre en la compagnie divine. Il n’est plus question des eaux basses du fleuve mais de la pointe de Moïse, des lieux élevés de son âme d’où l’espace est vaste et l’air lumineux. Et tout en marchant avec son troupeau – ses cellules, ses émotions, ses ancêtres, ses souvenirs, bref, sa multiplicité, tout en marchant en direction de la montagne de Dieu, il aperçut ce buisson ardent qui brûlait sans se consumer. Pour le voir de près, il fit un détour. Et ce détour est la cinquième leçon.

Ce passage a été commenté des centaines de fois mais si nous gardons à l’esprit que ce qui est à l’extérieur est un miroir de ce qui est à l’intérieur et que la bible nous enseigne par symboles, nous aboutissons à deux possibilités. Ou bien il s’agit d’une vision intérieure de Dieu, comme ce que disent d’eux-mêmes les prophètes Jérémie et Ezéchiel ou Jean dans l’Apocalypse. Dans ce cas il reste une dualité entre celui qui voit et ce qui est vu. Ou bien c’est lui-même sous l’aspect de ce buisson que Moïse a rencontré. Dans ce cas il a vécu sa dernière Pâques et traversé le dernier passage qui permet de parler à Dieu « face à face ». Or c’est ce que la suite du récit ne cesse de répéter.

Cela n’empêcha pas le frère et la soeur de Moïse, Aaron et Rebecca, de récriminer contre lui auprès de Dieu. Ils se firent ainsi recadrer : « A mon serviteur Moïse je parle bouche à bouche. » Pas de cerveau, pas de pensée, pas de parole, au contraire de ce qu’ils font, mais de la sensation. Un baiser. Un baiser d’amour, un baiser de feu. La Bible raconte cela d’Hénoch amoureux de Dieu et qui marchait avec lui. Jamais on ne retrouva son corps, « car l’Éternel l’avait pris ». Pâques est une histoire d’amour. Voici l’occcasion d’une sixième leçon: cesser de privilégier comme la fatrie de Moïse le mental et le jugement. S’ouvrir à la lumière et la douceur, bouche à bouche, et se taire pour rencontrer le buisson ardent.

Dans ce silence d’amour, on apprend qui est Dieu. « Je suis celui qui Suis » . La formule est très difficile à traduire, aussi on trouve d’autres traductions : « Je Suis celui qui Est », ou encore « Je Suis qui Je Serai »… René Guénon proposa carrément d’abandonner la formule Je Suis et de préférer « l’Être », impersonnel :  » L’être est l’être. » En tout cas, que ressentons-nous quand nous disons « je suis »? N’est-ce pas comme « Je vis là maintenant? » ou « je me sens vivant »? La définition est celle d’un présent infiniment continué et sans aucun début puisque dans cette stabilité le temps n’a aucun pouvoir. C’est ce que Jésus a tenté d’exprimer dans cette phrase qu’on lui reprocha : « Avant qu’Abraham fût, Je Suis. » Avant que ma forme d’être humain ne vienne au monde, et après et pendant que je suis là, Je Suis. Pur Esprit, sans rien qui doive évoluer et cesser. Avant la première étoile, j’étais là, j’y serai après la dissolution du monde. « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Paroles, c’est-à-dire verbe, puissance de vie. Oui, Jésus Christ est. Nous aussi. Nous aussi puisque nous savons intuitivement ce que veut dire Je suis. Nous Sommes. Les bouddhistes disent de leur côté : Avant que ce qui parait n’apparaisse, et toujours, il y a la source d’énergie d’où cela jaillit. Cette présence sans temps ni forme est notre véritable nature.

Telle est la clé de la destination, la découverte de notre véritable nature, le sentiment d’être qui ne dépend ni de notre naissance, ni de notre mort, ni de notre caractère ni de rien de ce qui fait notre variété sur la terre. Simplement amour, lumière et vie. Le voyage narré dans la bible est certainement instructif, mais il n’est pas nécessaire, car Pâques est une découverte intérieure. Où irions-nous en effet puisque nous sommes déjà dans cette présence la présence même ?

Ce n’est pas ce que nous vivons? Nous croyons mourir entièrement ? Nous pleurons de solitude ? Nous ne voyons pas cette lumière qui brille sans consumer ni brûler les yeux? Les soucis des autres nous dérangent peu, les nôtres nous taraudent? Nous ne sommes pas cet immense réservoir d’amour? C’est parce que nous restons dans notre petite personne et que nous n’avons pas compris que le passage à traverser, c’est celui qui nous mène hors d’elle.

Tout ce qui arrive alors, ça nous arrive à nous, à en mourir. Observons nos guides de Pâques. Ils ne sont pas dérangés par leur personnalité. Ils ne sont pas « quelqu’un ». Moïse, selon Dieu, « est l’homme le plus humble que la terre ait porté. » En écho, Jésus dit : « Je suis doux et humble de cœur ». Par delà des siècles et des distances, Dudjom rimpoché le Tibétain accorde à l’égo l’importance d’une crotte de chien. Dans l’humilité, le moi a disparu et ils ne sont pas morts. Au contraire, ils constatent comme le Christ : « Mon père et moi nous sommes Un. » Et la résurrection est la manifestation de cette unité proposée à tous. Ainsi arrivons-nous à la neuvième leçon qui est aussi la première. Puisque tout est un, tout l’univers, il n’y a qu’une chose à faire, diminuer l’importance de notre égo, ce numéro 2 devant Dieu, jusqu’à sa totale tranquillisation au sein du tout.

Car c’est lui, le numéro 2, qui nous transforme en meurtriers. « Pardonne-leur, dit à son Père le Christ sur la croix, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Ignorance fondamentale, disent les bouddhistes, sur laquelle se tisse tout le malheur de nos existences.

Mais l’éveil auquel Pâques nous invite est une traversée intérieure vers la libération, un passage à pied sec vers une terre unifiée où coulent le lait et le miel (blanc et or comme les énergies divines, sagesse et amour de la source). Dans ce pays, nous nous trouvons ramenés de l’avoir à l’Être, du mortel au sans temps, de la multiplicité des formes à la perception de l’unique battement de la Vie, à nouveau reliés à notre origine. La terre de notre corps est irriguée par la conscience universelle et cela change son ADN. Les évangiles appellent cela ressusciter.

Moïse et Jésus racontent par leur vie que cela peut arriver à l’heure de la mort, mais aussi avant. En descendant de sa montagne, Moïse doit couvrir d’un voile son visage éblouissant et Jésus se montre entièrement transfiguré à quelques disciples. La matière sans lumière a épousé la lumière et s’est remplie d’elle. Jésus le dit à Nicodème: « En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit (c’est-à-dire de feu) il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit… Il faut que vous naissiez de nouveau.  » Lorsque le feu de l’esprit descend, l’humain vit sa Pâque. Mais cela n’est pas une leçon. C’est un cadeau. Un cadeau que le ciel empressé donnera à notre terre dès que nous serons en état de le recevoir, si nous avons assez confiance en lui.

Faut-il obéir à la loi ?

La question ‘faut-il obéir à la loi ?’  n’est-elle pas une question subversive en elle-même ? Commençons par le premier mot : qu’est-ce que c’est que ce « faut-il » impersonnel et qui sonne comme une nécessité inéluctable ? La langue ne permet pas de je faux, tu faux qui laisserait une place au libre arbitre de la personneAvec ce verbe, c’est du tout ou rien. Du coup le deuxième terme, obéir, est d’une grande importance. Car l’obéissance, c’est devoir se plier à autre chose, ou autre personne que soi et supérieure en autorité. Cela marque la séparation et la distance de celui qui obéit avec cette autre chose, cela marque la soumission, c’est apparemment contraire à la liberté. Alors s’il est inévitable de se soumettre à la loi, la moindre des choses, c’est de savoir ce que c’est. Eh bien cest simple, la loi c’est ce à quoi on doit obéir. Mais qui a décrété ça ? Qui décide la loi et dans quel esprit ? et pourquoi le ferait-on ? A l’heure des vaccins et des passeports vaccinaux, des couvre-feu, des masques et des fermetures de divers établissements et entreprises, le sujet dépasse le loisir intellectuel, il concerne notre vie quotidienne.

Débarrassons-nous d’abord des lois dites de la nature. Les lois physiques sont des constatations : c’est comme ça parce que c’est comme ça, nécessairement, nous n’avons pas à y réfléchir et l’obéissance n’est pas une question de libre-arbitre. Par exemple, comme l’eau bout à 100°, sauf interventions de facétieux scientifiques, si on veut qu’elle boue, il faut la chauffer jusque là. Et sur la terre, chaque fois qu’on lâche un corps dans l’espace, il tombe. Tout le monde le sait, c’est imparable. La réponse est donc bien : il faut.

A moins qu’il ne faille ajouter à ce « il faut » une petite précision : il faut jusqu’à maintenant. Car pendant longtemps on a cru que les lois de l’univers étaient immuables, que la terre avait été de toute éternité celle qui se présentait à nos yeux. Il était donc inutile, absurde et même sacrilège de se demander s’il fallait y obéir. Pourtant, notre modernité a découvert que ni la terre ni l’univers n’étaient figés. Au dix huitième siècle, Buffon a découvert des fossiles de coquillages au sommet des montagnes. Mais ! Mais alors… la mer un jour s’y était trouvée ? Et le vivant, avait-il subi aussi des changements ? Les découvertes de Lamarck ont montré que oui. Jusqu’à l’univers, qu’on croyait stable, et qui est finalement en expansion, en expansion accélérée même.

Si tout change en fonction de différents facteurs, qu’est-ce qui empêcherait l’homme d’y ajouter son grain de sel pour ne plus avoir à se soumettre s’il y trouve du désagrément ? Obéir aux lois de la nature devient soit un signe d’impuissance, soit la preuve de notre consentement. La réponse n’est plus nécessairement oui.

De fait, notre modernité a contourné un certain nombre de ces lois qui la dérangeaient. Au sujet de la pause réclamée par la nuit, elle a inventé l’électricité, libéré les heures du coucher des hommes et elle en a profité pour généraliser le travail nocturne. Pour l’avenir, elle investit des milliards dans des recherches sur la modification du climat. Par exemple, on sait déjà transformer un nuage en pluie : il suffit de lui injecter un peu d’iodure d’argent. Cela précipite les précipitations et il ne pleut pas plus loin. C’est de cette façon que les Jeux Olympiques se sont déroulés au sec à Pékin tandis que des pluies abondantes trempaient sa grande banlieue. D’ailleurs je me demande si la France ne poursuit pas de recherches pour protéger Roland Garros ! Rien n’échappe désormais à l’appétit de l’homme de modifier les lois de la nature. Rien, pas même la mort. C’est vrai, la loi de la mort est dérangeante. Certains transhumanistes le lui font savoir.

 

Les lois de la Nature qui paraissaient infrangibles sont maintenant sujettes à contestation, mais il faut reconnaître que nous ne les avions pas choisies… Qu’en est-il des lois inventées par les hommes – il faut bien dire ‘les lois des hommes’, puisque les femmes sont remarquablement absentes de leur élaboration en général ?

Ces lois sont loin d’être identiques dans le monde, mais il y en a partout. Pas un pays qui n’en soit pourvu, pas une époque non plus. Cette universalité laisse à penser qu’elles sont utiles. Dans ce cas, il faut leur obéir. Peut-être que quand il n’y a pas de loi dans une société, c’est le bazar ? Le bazar ? Pire, même, selon le philosophe Hobbes : sans loi, la société est le lieu de tous les dangers.

Pour lui, il était évident que laissé à lui-même, l’homme est un loup pour l’homme. On pourrait penser qu’il a vécu dans une époque troublée de férocités et de guerres de religion, propre à lui inspirer cette doctrine et c’est vrai. Mais plus tard, Marx a défini le capitalisme comme « l’exploitation de l’homme par l’homme », et on peut en dire autant de presque tous les systèmes politiques en -isme. Le libéralisme, le totalitarisme, le népotisme et même le communisme. N’est-ce pas une autre façon de dire la même chose ? Pour en revenir à l’assimilation de l’homme au loup, elle est bien plus ancienne que la pensée de Hobbes. Homo homini lupus, c’est latin. Nous ne sommes pas de bonne compagnie les uns pour les autres.

Pourquoi sommes-nous si ensauvagés qu’il nous faille des cadres, sinon des cages ? Les bouddhistes ont depuis longtemps une réponse à cette question : parce que nous souffrons. Et pourquoi souffrons-nous ? Parce que nous ignorons notre véritable nature, de telle sorte que nous sommes ballotés entre l’attraction et la répulsion, l’avidité et le rejet. Ignorance, avidité, répulsion, ce sont trois poisons, c’est à dire trois empoisonnements qui nous tuent. Dès lors, il faut trouver des moyens de survivre, et apparaît la loi.

En effet, à cause de notre ignorance, nous nous sentons isolés, séparés dans notre corps du reste du monde et donc par nature dans un danger constant, ne serait-ce que par la disproportion du nombre. Cela nous plonge dans une peur effroyable de la mort, et encore plus, d’une mort prématurée. Nous avons peur les uns des autres et des circonstances, sans compter comme on le revoit aujourd’hui, peur des microbes et des virus. Dans la jungle véritable, le danger s’accroît avec la faiblesse. En société aussi, plus nous sommes pauvres et faibles, plus nous sommes en danger, car dans la jungle comme parmi les hommes, la raison du plus fort est toujours la meilleure. Entre l’avidité des uns et la répulsion des autres, que serions-nous donc sans la loi protectrice, que des proies ?

Dans cette situation, une loi ancienne prend acte de la violence des hommes entre eux et tente de la contenir sans chercher à l’interdire : c’est la loi du Talion. Cette loi est courte, claire et si j’ose dire, frappante, elle dit : « Œil pour œil, dent pour dent. » Cela paraît dur et d’ailleurs aujourd’hui, quand un enfant l’applique, elle est contrariée par les surveillants dès les cours de récréation. Pourtant, lors de sa promulgation, elle marquait un progrès.

En effet, vu l’importance que nous nous auto-accordons, toute offense faite à notre personne prend un caractère de gravité extrême. Notre égocentrisme démesuré, par réaction peut-être à notre peur, fait de chacun de nous le centre exclusif d’un monde autour duquel tout (les autres, les circonstances et quasiment les astres) tout doit graviter. Par conséquent, qui nous traite d’abruti prend des risques inouïs : ses os, – ou sa carrière, pourraient bien en être brisés. Et de nombreux écervelés ont perdu la vie en duel pour avoir heurté l’amour propre d’un bretteur. C’en arriva à un tel point d’hécatombe qu’il a fallu formellement proscrire les duels en 1626, sous peine de mort et de confiscation des biens. Pourtant, quand j’étais jeune, j’ai encore été témoin d’une provocation en duel et malgré mon grand âge, je peux vous assurer que ça ne remonte pas au 17ème siècle ! Et les western, hein ? Que seraient-ils sans duels ?

Cette loi du Talion admettait que chacun pouvait se faire justice soi-même, puisque tel était le cas, mais elle ordonnait de mesurer la riposte à l’offense. Elle instituait qu’une fois que l’offense aurait été vengée, et vengée proportionnellement, il faudrait la considérer comme réparée. Et l’oublier. L’inconvénient de cette loi pour une société est qu’elle permet la justice personnelle, i bien qu’elle dépend de trois facteurs incontrôlables : une juste évaluation de l’offense, une information partagée par tous les intéressés et enfin la mémoire des faits. Œil pour œil, oui, à condition que l’entourage du deuxième borgne soit informé et qu’il admette que c’était lui le premier éborgneur. Ensuite, tous doivent s’en souvenir. Sinon, on aboutit à un festival de représailles en cascade, chacun son tour et de famille en famille, vendetta. Comme l’a résumé Gandhi, en suivant la loi du Talion nous arriverions à un monde d’aveugles. Et j’ajoute, probablement d’édentés !

La loi du Talion reste trop soumise à l’arbitraire et aux dérapages, elle ne permet pas aux peuples de vivre tranquilles. Dans l’ensemble de leur évolution, ils ont donc délégué l’élaboration et l’application de leurs lois à des tiers, des rois, des philosophes, des prêtres. Ou à l’état, à des systèmes politiques, et de plus en plus à des experts. Voyons dans quelles conditions les hommes (enfin, la majorité d’entre eux) ont accepté et même souhaité cette dépossession de leur liberté.

D’abord, dans les états de droit et particulièrement dans les démocraties, la loi est « l’expression de la volonté générale », pour reprendre l’article 6 des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. De ce fait, l’individu compris dans la collectivité est par principe d’accord avec la volonté générale. En obéissant à la loi, c’est à lui-même qu’il obéit, si bien que sa liberté est pleine et entière au sein même de l’obéissance. La loi n’est pas l’ennemie de la liberté, elle la rend possible. Nous appartenons à un clan, une nation et nous en partageons les lois, notre groupe est garant de la sécurité de chacun et réciproquement. Nous obtenons ainsi grâce à la loi une paix consensuelle. La question n’est pas de savoir s’il faut obéir à la loi mais de constater que c’est mieux ainsi : la loi est utile à chacun.

Toutefois, pour emporter l’adhésion de l’ensemble de ceux qui doivent se ranger sous elle, elle doit représenter tout le monde de la même façon, à quelque niveau social qu’on se trouve et quelle que soit sa couleur ou ses opinions, sa religion. Son allégorie a les yeux bandés comme gage de son impartialité. La loi doit réellement servir de contre-force à la sauvagerie du plus fort et à son avidité pour protéger les plus démunis. Lacordaire disait : « Entre le riche et le pauvre, entre le puissant et le faible, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. » Il aurait fallu ajouter : Entre les hommes et les femmes, distinction qui n’était hélas pas venue à l’esprit de Lacordaire… En France, les femmes ont dû attendre 1963 pour avoir le droit de chéquier, mais si nos ressources sont inférieures à 11 662 euros par an, nous bénéficierons d’une aide juridictionnelle de la part de l’état qui prendra en charge les frais d’avocat en cas de besoin. C’est d’ailleurs très clairement énoncé dans la première phrase de l’article 1 de cette déclaration : «  Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. » De la même époque date notre devise : liberté, égalité, fraternité

Enfin, puisque la loi nous sert à survivre au sein de notre ignorance de base énoncée par Bouddha, elle doit être en grande part consacrée au maintien de notre sécurité. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la sécurité sous le nom de ‘sûreté’ est considérée comme un droit ‘naturel et imprescriptible’. Sans la sécurité, rien de ce qui pourrait venir après n’aurait de raison d’être et dans la pyramide des besoins élaborée par Maslow il y quelques décennies, les conditions de survie et la sécurité sont les deux premiers étages à la base de tout le reste, qui vient se poser par-dessus.

La loi doit donc protéger des attentats contre la vie sous de multiples formes. L’assassinat, le terrorisme, le vol, le viol, la prostitution forcée, l’esclavagisme, la pédophilie, l’inceste, les trafics d’enfants, d’organes, de drogues, d’influence et la vente d’armes, et puis les escroqueries en tout genres sont des pratiques illégales et interdites. Leurs auteurs agissent dans la clandestinité et cachent leurs profits, des bitcoins au darkweb. Ils ne sont pas exemptés d’obéir à la loi générale et leurs lois, dit-on, s’ajoutent à celles de la société. Ne parle-t-on pas de la loi du milieu ? Sans compter la soumission interne aux impératifs des addictions internes. Puisque la loi protège l’homme des loups que sont les hommes, à part ceux qui choisissent le côté obscur de la Force, qui aurait donc envie de lui désobéir ?

Seulement, l’époque actuelle utilise ce mot jusqu’à saturation : dans le métro pour nos valises, au téléphone pour nos démarches, sur les affiches, à la radio, la télé et les réseaux sociaux à propos du corona, des vaccins et des masques. De nouvelles lois sont votées pour ce motif de notre sécurité, à tel point que certains parlent d’emballement ou de dérive sécuritaire.

C’est que les lois évoluent avec les hommes, puisque ce sont eux qui les font. Parfois, elles sont à la traîne des situations, parfois elles les créent. En effet, si on n’a pas le droit de faire ce qu’elles interdisent, tout ce qu’elles permettent est possible. En cela il faut obéir à la loi puisqu’elle garantit notre liberté individuelle dans son cadre collectif. Mais quand on dispose d’un peu de possibilité d’agir sur la loi, il est tentant d’en édicter en sa propre faveur, ou de l’aménager pour avoir davantage de pouvoir. C’est une des expression de l’avidité constatée par Bouddha. Une sorte de ‘tout pour moi rien pour les autres’ des petits enfants. C’est bien vrai qu’il est plus agréable de promener des valises diplomatiques que de craindre de devoir ouvrir ses bagages à un douanier, ou encore de se voter une augmentation substantielle de salaire plutôt que de devoir comme tout le monde se serrer la ceinture. Dès que le sens moral s’émousse, le pouvoir est très copain avec l’abus de pouvoir.

Alors comment le contenir ? Il n’y a qu’une solution, selon Montesquieu. Puisque par expérience, seul « le pouvoir arrête le pouvoir», la séparation des pouvoirs sera seule capable de garantir l’équilibre. Nous retrouvons, policé, les affrontements de la jungle, pouvoir contre pouvoir, territoire contre territoire, front contre front, haleine contre haleine. Quand la séparation des pouvoirs ne fonctionne pas, la loi devient l’expression de quelques uns. Tous les despotes et dictateurs le savent. Ils réduisent les instances de contre-pouvoir à l’état de décor et rien ne fait plus obstacle à leurs projets ni à leur folie. L’avidité et la répulsion font leur loi. Les tigres se promènent.

Alors, quand elle cesse de répondre à ses raisons d’être, faut-il continuer à obéir à la loi ? Chez nous, d’après la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la réponse est non. Sans ambages. La résistance à l’oppression appartient aux mêmes ‘droits naturels et imprescriptibles’ de l’homme que la sûreté dont nous avons parlé. Par exemple, la résistance à l’oppression fut le mobile de ce qui porta justement le nom de Résistance, en France lors de la deuxième guerre mondiale. Aujourd’hui, on rencontre aussi régulièrement la formule ‘désobéissance civile’.

Indépendamment de la botte des vainqueurs, il arrive que des lois de son propre pays soient iniques, ou simplement imbéciles. Expression d’une perversion ou de la bêtise, elles cessent d’être légitimes et ce qui s’est passé aux USA en donne un exemple. Après Trump, les américains ont élu Biden qui a passé ses cent premiers jours de présidence  à défaire une à une les lois, décisions et mesures de son prédécesseur. Investi de l’autorité du peuple par son élection, il n’a pas eu à désobéir aux lois, il les a simplement changées en leur nom. Dans tous les autres cas, il reste la possibilité de la désobéissance civile. Mais pour qu’elle se différencie de la simple infraction, il faut qu’elle se présente alors comme une objection de la conscience. Il faut donc à l’individu assez de lucidité pour prendre la mesure des choses et assez de courage pour désobéir. Ce sont souvent l’école, les artistes et les intellectuels qui sont chargés de l’ouverture de la conscience. Tous les pouvoirs abusifs cherchent à les contrôler, voire à les museler.

Il arrive donc que le droit positif (positif par opposition à l’état négatif d’une société sans lois) s’oppose au droit dit naturel, qui transcende les lois des hommes. Intéressons-nous de plus près à ce droit naturel. Sophocle dans Antigone l’a défini comme appuyé sur des « principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps, vivantes lois dont nul ne connaît l’origine.»

Notre époque par exemple est aujourd’hui choquée du caractère ‘monstrueux’ (le mot n’est pas de moi) du ‘code noir’, qui a légiféré sur l’esclavage en le justifiant et en le codifiant. C’était un code inique qui n’aurait pas dû avoir force de loi. Certes, il ne déniait pas à l’esclave le statut d’homme, nommé homo servilis, il lui accordait même les moyens théoriques de se protéger d’un maître trop cruel, mais il lui donnait un statut d’objet et de propriété. Conclusion, dans la vraie vie, un esclave ne pouvait pas se retourner contre son maître. Rousseau s’en étranglait dans le Contrat social : « Esclavage et droit sont contradictoires et s’excluent mutuellement ». Résister à l’oppression d’un maître aurait donc relevé du droit naturel et peut-être même d’un devoir de conscience. C’était par contre si lourdement réprimé par le doit public que cela demeura peu fréquent. C’était fait pour.

En vertu de ce droit naturel qui confine au devoir de conscience, on a reproché à Eichman, lors de son procès en 1961, d’avoir obéi à Hitler et d’avoir participé activement aux camps de concentration. Il avait été le coordonnateur des déportations et du massacre de millions de juifs dans toute l’Europe. Il a répondu qu’il désapprouvait déjà à l’époque ce qu’il faisait mais qu’il s’était considéré lié par la fidélité au ‘serment de loyauté’ qu’il avait prêté au préalable. En quelque sorte, il avait délégué sa conscience et son pouvoir à son supérieur. Il se tenait sincèrement lui-même pour innocent. Les gens furent suffoqués.

Mais rappelons l’expérience de Milgram, qui venait aussi d’horrifier le monde l’année précédente. Il s’agissait de demander à des expérimentateurs de se livrer pour la recherche à des expériences sur l’apprentissage. L’enseignant devait questionner un élève et le punir d’une décharge électrique, décharge accrue à chaque erreur, jusqu’à la charge quasi létale de 450 volt. Les derniers niveaux étaient pourtant signalés en toutes lettres comme dangereux devant la manette correspondante. Heureusement que l’élève était un acteur et que les manettes ne conduisaient aucune électricité car plus de 65 % des enseignants allèrent jusqu’au bout de la punition ! Pourquoi ? Ils pliaient devant l’autorité du savant en blouse blanche qui réitérait l’ordre au moindre doute du prof. Seuls 35 % des gens avaient donc le courage de s’opposer à une autorité qui ne leur était rien et ne les aurait aucunement punis, les autres auraient tué…

Dans ces deux cas, ce qui a manqué aux obéissants, c’est assez de lucidité sur ce qu’ils étaient en train de faire, c’est assez d’amour. Ce qui leur a manqué c’est la conscience de leur pouvoir personnel et de leur responsabilité. La désobéissance en effet est toujours individuelle, même si plusieurs individus décident ensemble de désobéir, et elle est difficile dans la mesure où il est toujours difficile de résister à l’autorité. La chose est assez connue pour que l’abus de position dominante soit un chef d’accusation en justice. Ce qui leur a manqué encore, c’est le courage parce que désobéir, la plupart du temps, c’est dangereux. Aussi, seules une conscience développée et un amour dégagé de la peur de mourir donnent la force morale de s’opposer à l’autorité. Sans ces qualités, que nous reste-t-il face à l’illégitime ? La soumission, la lâcheté ou l’aveuglement.

Antigone, dont le prénom signifie ‘la rebelle’, celle qui est née ‘anti’, en opposition, donne l’exemple contraire de la soumission. Elle se dresse seule contre son oncle Créon, nouvellement roi et qui incarne la raison d’état. Je ne vous raconterai pas la longue histoire qui a conduit Antigone jusqu’au point de la désobéissance. Là où nous en sommes, ses deux frères se sont tués l’un par l’autre et réciproquement. L’un est reconnu par le roi Créon, l’autre condamné, l’un est jugé digne de sépulture, l’autre laissé à l’appétit des corbeaux. Quand Antigone prend sur elle, par ‘objection de conscience’ d’enterrer malgré tout ce frère banni, elle agit au nom du droit de sépulture, droit naturel, ancestral et sacré, qui transcende tous les autres et qu’elle dit conforme aux lois divines. Elle le payera très cher. La sentence de Créon tombe. Puisqu’elle aime les tombeaux, elle finira sa vie dedans. Point final.

Nous abordons ici un point essentiel : il n’y a pas de loi sans capacité de punir la transgression. La condamnation seule donne force de loi à la loi. Elle est indispensable tant que la loi reste extérieure à l’homme, pour le tenir en respect. Elle ‘s’applique’ comme on appliquait le fer aux bagnards. Dura lex, sed lex, disaient les Romains. L’impunité vide donc la loi de sa force et même de son sens car tous ceux qu’elle contrarie peuvent la piétiner sans conséquence. Le journal La voix du Nord vient de publier le décompte de 6500 décès en dix ans parmi la main d’œuvre émigrée, maltraitée et quasiment non payée du Qatar. Quelle est cette rage d’esclavage ? Celle d’accueillir le mondial de foot 2022. Les conditions de vie faites aux ouvriers sont hors la loi même au Qatar, mais les transgressions ne sont jamais punies. Et ceux qui aiment le foot ne seront pas regardants je pense… Alors pourquoi se priver ? Gardons-nous toutefois de nous scandaliser. Chez nous aussi, des siècles durant, si un maître s’arrogeait le droit de tuer son esclave, il restait impuni.

A l’inverse, dans la Rome antique, tout haut magistrat revêtu du pouvoir absolu se promenait devancé par des licteurs. C’était des bourreaux qui portaient haut une hache et des fouets à l’intention immédiate et publique de ceux dans le peuple qui auraient contesté le pouvoir légal dudit magistrat. De ce fait, la contestation était rarissime.

L’inséparabilité de la loi et de la condamnation est apparue dès le tout début de l’humanité, il n’y a qu’à lire les premières pages de la bible. A peine Adam et Eve furent-ils créés que comme vous le savez, ils transgressèrent la seule loi qui leur avait été donnée : ne pas manger la pomme. La sanction de l’exil que Dieu prononça ensuite contre eux n’est que l’expression extérieure de leur choix interne de désobéir et d’être séparés. Mais elle montre aussi le mécanisme d’application de la loi. Action, réaction : transgression, punition.

Les Hébreux ont pour parler de ces deux versants de la loi un autre moment clé. Celui de la publication des dix commandements, et des tables de la loi remises par Dieu à Moïse, le premier monument juridique. En fait, ces dix commandements revêtent presque tous la forme d’une interdiction, sauf « tu honoreras ton père et ta mère (ce qui laisse entendre que tel n’était pas le cas). » On sait qu’il n’y a aucun besoin d’ordonner ce que tout le monde fait déjà naturellement, ni d’interdire ce que personne ne fait jamais. Par exemple, il est inutile d’interdire aux enfants de voler dans les airs après le couvre-feu de 18 heures : ils ne sont pas Harry Potter et aucun enfant ordinaire ne s’envole jamais à aucune heure de la journée. En revanche, il est indispensable de décréter, et dans tous les pays: « Tu ne tueras point », parce que le meurtre est universel.

Donc, après avoir rappelé qu’il a sorti le peuple hébreu de l’esclavage, Dieu lui donne cette première loi : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. » Suit une deuxième interdiction : « Tu ne feras point d’image taillée ». Et puis une troisième : « Tu ne te prosterneras pas devant elles. » Trois lois sur dix sur le sujet pour ouvrir ce décalogue. Moïse promulgue ces lois pour le peuple, le peuple l’accepte, puis il repart sur la montagne pendant quarante jours. Cette absence est longue, trop longue. Quand Moïse redescend, il découvre ce dont Dieu l’a prévenu, ce que les gens en bas, remplis de leurs croyances tenaces sont en train de faire. Et il voit avec qui.

Il voit que son propre frère Aaron le grand prêtre, a fait fondre tout l’or que les gens lui ont apporté pour fabriquer un veau d’or. Ce veau était exactement ce qu’on appelle une idole. C’est à dire qu’il était fait de main d’homme et qu’ensuite, les hommes allaient commettre l’étrangeté pathologique de s’incliner, de s’abaisser et de s’asservir devant une construction qu’ils avaient eux-mêmes fabriquée. Cette occupation est en complète contradiction avec la loi 1, avec la loi 2 et avec la troisième aussi des dix lois qui leur avaient été données quelques semaines plus tôt. Les Hébreux sont en triple infraction.

Moïse fut pris d’une colère énorme devant cet acharnement du peuple à rester dans les vieux fonctionnements qui les avaient conduits à la peur et la sujétion en Égypte. Il a fracassé les tables gravées par le doigt de Dieu, et il a transmis aux Lévites l’ordre divin d’exécuter 3000 personnes. Il ne s’agit pas ici d’un nouveau coup de colère d’un Moïse un peu trop sanguin : les Lévites sont des prêtres consacrés à Dieu, ils en sont ici la police et l’armée. Dans l’ordre des choses, la loi a été promulguée, entendue, et admise par tous. Puis elle a été enfreinte. Les auteurs de cette transgression doivent être punis et condamnés. D’ailleurs, ce chiffre de 3000, qui répond peut-être auchiffre 3 des commandements enfreints, est un adoucissement gagné par Moïse par rapport à la première réaction de Dieu sur la montagne. Il avait eu intention de consumer le peuple dans son entier, par centaines de milliers puisque tous avaient dévié, et de tout reprendre à zéro avec seulement Moïse.

Cette désobéissance à la loi n’a pas de quoi nous surprendre puisqu’elle consistait en une série d’interdictions. On aurait pu aussi formuler le décalogue ainsi : Arrête de tuer, arrête de piquer la femme de ton voisin etc. Change tes habitudes. Or nous n’aimons ni les interdictions, ni changer nos habitudes, n’est-ce pas ? Plus généralement, tant que la loi nous reste extérieure et qu’elle nous contrarie, elle pèse. On cherche à la feinter, à la contourner, à nous en débarrasser, et c’est une autre raison répandue et banale de désobéissance.

D’autre part, les lois présentent un caractère contraignant tout en étant impuissantes à vraiment rassurer. Elles ne peuvent former de refuge efficace contre la peur car elles n’ont pas de force intrinsèque. Si l’autorité qui la garantit faiblit ou disparaît comme Moïse dans sa montagne, le danger qui nous talonne revient, et la peur avec. Nous nous sentons abandonnés tout seuls dans le désert. En vérité où que nous soyons, si on nous tue, notre assassin sera peut-être condamné mais nous, nous serons morts. La consolation est maigre.

Il n’y a qu’un seul refuge contre la peur, c’est l’amour. Le seul remède à nos difficultés de vivre ensemble, la seule réponse à l’aspiration anarchiste de vivre sans loi, c’est encore l’amour. En effet lorsqu’on se sent aimé, on se sent en sécurité. Pourquoi ? Parce que comme le dit Saint Paul dans sa lettre aux Romains, « l’amour ne fait pas de mal au prochain. » Non seulement il ne fait pas de mal, mais il est prêt à payer de sa personne pour le bonheur de ceux qu’il aime.

Ici, il nous faut préciser la signification de ce mot. Il de s’agit pas de l’émotion sirupeuse, ou possessive et accordée sous conditions qu’on voit chez certains parents ou certains amoureux, mais d’un amour universel indépendant des conditions de sa réception. C’est une dynamique de vie et de bienveillance qui rayonne et qui fait peu de cas de soi. C’est la substance du monde. Paul continue sa phrase ainsi : « L’amour est donc l’accomplissement de la loi. » Une traduction plus littérale donnerait : «  L’amour est donc ce qui remplit la loi ». L’amour remplit la loi comme la plante remplit le pot, comme le vin remplit le pichet. C’est ce qui donne au pot et au pichet son sens. A quoi servirait un pichet toujours vide, un pot de fleur sans fleur ? Ainsi, une loi qui n’est par remplie par l’amour perd son sens, il ne reste d’elle que la structure vide et le recours à la sanction.

L’amour remplit la loi de force aussi. En effet, si l’amour nous anime, la loi cesse de nous être infligée de l’extérieur, au contraire, elle vient du cœur. Aussitôt, elle trouve sa force en elle-même, en notre adhésion profonde. Elle n’a plus besoin des prisons, des amendes ni des exécutions. Notre cœur lui suffit.

D’ailleurs dans l’amour, rien ne reste extérieur. De ce fait, l’autre cesse d’être un suspect ou un loup pour nous, il devient celui qui nous est proche, ce qui est exactement le sens du mot ‘prochain’. La devise donnée au secours populaire par son premier dirigeant, Jean Chauvet, va plus loin encore. Elle dit  : « Tout ce qui est humain est nôtre. » Nôtre. Dans l’amour, la différence entre les autres et ce qui est nous disparaît, tout nous concerne. Dès lors, le commandement du Christ « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » devient limpide, puisque le prochain, c’est nous.

Plus exactement, le prochain est tout ce sont nous nous faisons proche. L’humain, mais aussi le lac, la montagne, le chat et la souris, les étoiles et le vide interstellaire. Cette unité atomique et subatomique de tout jusqu’à linfini, cette unité de l’amour et de l’intelligence, cette effusion de vie, c’est cela qu’on appelle chez nous Dieu. Ainsi comprend-on la première partie du commandement du Christ sur l’amour du prochain, qui est une reprise du Deutéronome et même des trois premiers commandements du décalogue : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée; et ton prochain comme toi-même. » Parce que c’est la même chose s’il n’y a qu’un amour. Qu’y aurait-il de plus pathologique que de continuer à nous couper doigts et oreilles, comme le font les terroristes et certains malades ? La vie de chacun dans l’univers pourrait devenir la mélodie d’une symphonie sans couac ni cachot, sous la baguette d’un chef qu’on suivrait par cœur, pour le plaisir de la beauté et de vivre ensemble. Il nous est impossible aujourd’hui d’imaginer cette musique : l’orchestre est trop immense, et la partition trop mystérieuse encore.

Mais ce qu’on peut, c’est décider de suivre la consigne. Le commandement d’aimer suffit à toute la loi et nous avons la liberté de le préférer à chaque décision que nous prenons. Nos intentions, nos pensées et l’orientation de notre vie nous appartiennent, nous en sommes seuls responsables et notre véritable travail est peut-être d’en prendre conscience. Si nous choisissons de construire un monde d’harmonie, les lois qui le régiront deviendront à cette image et la question de leur obéir ne se posera plus.

 

 

Vaut-il mieux être une femme?

Vaut-il mieux être une femme ? Vaut-il mieux être une femme que quoi ? Vaut-il mieux être une femme qu’un homme, qu’un poisson rouge ? Vaut-il mieux être une femme que rien ? Optons pour vaut-il mieux être une femme qu’un homme. En comparant la situation des femmes et des hommes, nous aurons des éléments de réponse. Il existe trois types de comparaisons : supériorité, égalité ou infériorité. Alors où est-elle, la femme ?  La pauvre est clairement du côté de l’infériorité, du « sexe faible », du côté « moins » de la pile électrique, et son numéro de sécurité sociale commence par 2. D’ailleurs dans une société de mille femmes et un homme, la grammaire emploiera le masculin, un homme valant plus que toutes les femmes. Pourquoi ce déséquilibre ? Répondre à cette question sur de nombreux plans nuancera notre premier constat. Il y a le plan social, mais qu’en est-il des plans émotionnels, symbolique, énergétique ? Du plan ontologique ? Et si on remplaçait la comparaison par l’harmonie en jetant le vieux monde par dessus bord, qu’en serait-il ?

L’acharnement des sociétés masculines contre les femmes est quasiment universel, du moins dans les traces historiques que nous possédons. De nos jours des milliers d’hommes effacent les femmes comme des ombres noires sous le nikab – ce voile qui permet une fente pour les yeux, ou même sous la burka qui les cachent. Elles ne voient le monde que grillagé comme elles le sont elles-mêmes derrière leur prison de tissu. Qu’il fasse une chaleur torride ou qu’elles soient sur la plage, peu importe, ainsi en ont décidé des hommes au visage découvert et même en bras de chemise. C’est la loi du plus fort et de la soumission qui s’applique à coup de viol, de fouet et d’exécutions. Le viol ou le voile, mêmes lettres, même mot, pas de choix. J’ai lu qu’en Turquie le 8 mars 19, les hommes ont attaqué au gaz lacrymogène les femmes rassemblées en nombre et pacifiquement. En Chine, assassiner un enfant n’était rien du moment que c’était une fille et aujourd’hui en Inde se généralise l’avortement sélectif. Les échographies dénoncent une fille ? A la poubelle ! A ce régime, les villages d’hommes tels qu’on en trouve déjà dans ce pays vont se multiplier.

Mais balayons devant notre porte. Rien qu’en France, une femme meurt tous les trois jours de violence masculine et on ne sait pas combien de centaines de milliers de femmes sont battues car il faut parfois de l’héroïsme pour porter plainte. Ces violences faites aux femmes sont si répandues qu’en 1999, l’ONU a demandé que le 25 novembre y soit consacré. Il vaut mieux ne pas être une femme.

Ce qui ressemble à des actes de haine contre la femme se situe grandement autour de ce qui la différencie visiblement de l’homme : sa sexualité et plus précisément son sexe. Les actes d’hostilité contre la sexualité féminine sont légions. Parlons de l’excision. Pour rappel, l’excision est l’ablation du clitoris, organe génital de la femme semble-t-il exclusivement destiné à son plaisir et qui n’a pas trouvé scientifiquement d’autre justification. Cet organe peut même être activé indépendamment de toute intervention masculine. De quoi le rendre à la fois injustifiable et insupportable à certains hommes… Alors, dites-moi, combien de femmes au monde sont-elles ainsi mutilées ? Non, non… Deux cent millions, selon un recensement des Nations Unies en 2016.

Faisons maintenant dans le corps une petite descente jusqu’au pied. On sait que le pied et le sexe sont reliés dans le vocabulaire et la symbolique. Qui prend son pied prend un plaisir sexuel et si un homme vous informe que vous les lui cassez, c’est autrement dit que vous les lui brisez menu. Ainsi comprend-on davantage la mutilation des femmes chinoises aux pieds torturés. Pendant dix siècles, il s’est agi symboliquement d’interdire aux femmes un plaisir que les hommes ne se refusaient pas, tout en les empêchant de marcher longtemps, donc de sortir et de vivre librement. Encore une question : à votre avis, en quelle année ferma la dernière usine de chaussures pour pieds bandés ? Non ! Non… En 1999, pas si vieux n’est-ce pas ? Au Moyen-âge chez nous, les hommes avaient (auraient) inventé une technique sûre : la ceinture de chasteté. Mettez sous clé comme un vulgaire objet le sexe de votre belle et quittez-la tranquille pour aller au loin guerroyer. Pourvu que nul n’en ait un double, qu’elles aillent ensuite où elles veulent ! N’est-ce pas une solution pratique ? A noter que ces ceintures légèrement modernisées sont utilisées jusqu’à aujourd’hui par les femmes en prévention des viols…

Cette interdiction au plaisir et au déplacement des femmes est une sorte d’obsession à la mesure des fantasmes de beaucoup d’hommes. En Grèce antique, les gynécées se trouvaient au premier étage de maisons sans escaliers pour que les messieurs du rez-de chaussée soient assurés que ces dames restaient bien où on les avait mises tout en jouissant eux-mêmes de toute liberté d’action… Chez nous au 17ème siècle, on a trouvé aussi cette tendance à entraver le mouvement des femmes, tendance déguisée en impératif de mode. Les robes à cerceaux des nobles dames du temps jadis les condamnaient en effet à emprunter celles de leurs servantes pour sortir du château : ce n’est pas partout qu’il y avait des doubles portes !

A de nombreux égards, la majorité des hommes ne sont donc pas la chance des femmes. Et si les maris meurent avant elles, est-ce que ça s’arrange ? Chez les Romains, la position de veuve riche était la meilleure à cet égard car la femme se trouvait libérée du droit de vie et de mort qu’exerçaient sur elle son père d’abord et ensuite son mari. Mais chez les Hébreux, si une femme devenait veuve, elle devait aussitôt être épousée par un membre de sa famille, autant de fois qu’elle pouvait devenir veuve. Ainsi se préservait du côté masculin l’héritage s’il y en avait, et s’il n’y en avait pas, ainsi la veuve échappait-elle à la misère… en l’absence de régime social !!  Avec le temps, la situation des femmes s’est un peu améliorée, mais la méfiance les hommes et du pouvoir envers elles est restée vive.

Dès qu’une femme vivait seule, surtout si elle était un peu marginale ou insoumise, elle était forcément suspecte. Pendant cinq siècles, du treizième au dix-huitième siècle, on les a pourchassées, torturées et brûlées comme sorcières dans tous les pays d’Europe. Ce qui s’apparente à un génocide a tué d’est en ouest et du nord au sud des millions de femmes dont Jeanne d’Arc n’est que la plus célèbre. Il y a fort à parier que nous avons quasiment tous ici au moins une ancêtre brûlée dans nos lignées. Il n’y a guère qu’en Lituanie où, l’église n’ayant assis son pouvoir politique que plus tardivement, il demeure des souvenirs de la culture sorcière, sous la forme de chants et de danses rituelles chargées d’harmoniser la vie, la terre et la féminité, je les ai entendus sur Youtube.

Mais quel crime ont donc commis les femmes ? Principalement celui d’avoir donné le jour à leurs tourmenteurs. On rapporte qu’Agrippine sur le point d’être assassinée par son fils ordonna à Néron le matricide : « Frappe au ventre, mon fils. » Plus radicalement encore, le tort de la femme est détenir exclusivement le pouvoir de donner le jour… La femme crée la vie et la maintient, capable de fabriquer mystérieusement un petit être dans son ventre et de lui fournir, à partir de son corps, sa première nourriture. En outre, son rapport au sang est quasiment intime, elle en perd toutes les lunaisons sans en mourir. L’homme est absolument incapable de l’un comme de l’autre.

Cette différence entre l’homme et la femme était d’autant plus marqué dans la préhistoire que les hommes n’avaient pas repéré, dit-on, le lien entre leur pénétration et la grossesse. La femme était donc cet être étrange et sacré, cet avenir de l’homme que nous chantait Ferrat, qui toute seule pouvait concevoir, mettre au monde et nourrir la continuation de la tribu, de la race. Cette inégalité entre les sexes a probablement eu deux conséquences sur le sexe masculin apparaissant comme le sexe faible : l’effrayer, et le frustrer.

La peur a pris sa source dans le mystère. Ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne comprend pas fait peur, et plus le mystère touche des domaines importants, plus la peur est grande jusqu’à la terreur sacrée. Or comme il n’y a rien de plus important que de donner la vie et rien de plus vital que de garder son sang, il n’existait pour l’homme, surtout dans les temps anciens, aucune peur supérieure à sa crainte de la femme, sauf son effroi devant sa propre mort. Cela a pu le conduire à une attitude de respect et de dévotion devant la femme. Peut-être la civilisation préhistorique était-elle matriarcale. On a en effet retrouvé plus de 250 statuettes d’ivoire ou de terre cuite représentant des Vénus et presque aucune statuette masculine. Ces femmes sont toutes pourvues de seins énormes, d’un ventre bien marqué, de fesses majestueuses et de grosses cuisses charnues représentant probablement les grandes lèvres. L’exagération des formes est l’expression physique de l’honneur qu’on rend à ce qui est important et développé sur un plan énergétique et symbolique. Bouddha est représenté bedonnant, or c’était un ascète au ventre creux qui faillit même mourir de faim, mais on signale ainsi la puissance de son hara. Les antiques Vénus glorifient donc la puissance créatrice et nourricière de la femme et de la mère.

Les esprits chagrins remarqueront que ces statues inscrites dans la forme d’un losange font une toute petite place à la tête et ça, ça nous amène à l’autre conséquence de la différence entre l’homme et la femme : la frustration, voire la jalousie qui mèneront à la malveillance. Devant le pouvoir mystérieux de la féminité, l’homme a pu se sentir parfaitement inutile et inquiet de l’être. Cette frustration n’est pas seulement physique et psychologique, elle touche sa spiritualité.

En effet, exclu de ce pouvoir de donner la vie, le sexe fort a pu se sentir du même coup exclu de l’action divine. Car ce qui caractérise le divin dès la Genèse et dans toutes les traditions, c’est la puissance de création et le maintien de la création. Dès lors, ce qui relie l’être humain à sa divinité, c’est le pouvoir de créer la vie. C’est un pouvoir sacré et c’est la femme qui le détient. Ainsi la guerre de nos sociétés masculines contre les femmes touche à une guerre contre Dieu et contre la vie.

Elle se livre aujourd’hui contre tout ce qui présente des caractères féminins, comme la terre par exemple. La symbolique relie la terre à la féminité car la terre est comme une mère. Elle porte, elle nourrit, elle console, elle enterre. Les Péruviens la nomment Pacha mama, maman la terre. Or de nos jours on la voit persécutée, éventrée, pillée, exploitée souillée et méprisée comme le sont les femmes humaines. Je n’en prendrai qu’un exemple. La revue La relève et la peste écrit : « Dans des luxuriantes forêts tropicales à Porto Rico, le biologiste Brad Lister a découvert que 98 % des insectes se sont éteints en 35 ans. Cette extinction a provoqué des réactions en cascade sur toute la vie de la forêt, que les scientifiques qualifient d’«Armageddon écologique ». Et je viens d’aller voir La terre vue du cœur, avec Hubert Reeves, qui dresse un panorama de fin du monde de l’extinction de la bio-diversité.

Les hommes ont cherché le pouvoir dans la domination et l’instrumentalisation de la vie au lieu de chercher à la sauvegarder et l’embellir et cela a provoqué des guerres, des monstruosités et des génocides en supprimant le respect essentiel de la vie. Une femme donnant et préservant la vie saurait-elle se résoudre à envoyer mois après mois, tous ses enfants au front, pour qu’ils expérimentent l’enfer jusqu’à ce que les bombes les en délivrent, comme ce fut le cas entre 1914 et 1918 ? Une invention comme celle des camps de concentration, qu’ils aient été nazis, russes ou chinois aurait-elle pu germer dans l’entendement d’une femme en harmonie avec sa féminité ? Et qui peut avoir imaginé la manipulation des enfants soldats jusqu’à la perversion totale de leur âme, ou la bombe atomique comme instrument de destruction massive de tout le vivant ? Qui est capable de mépriser ses descendants au point de déverser des déchets nucléaires qu’on ne sait pas traiter dans les pures profondeurs de la mer et celles de la terre, empoisonnant ses enfants pour des milliers d’années ? Qui a pu mettre en place un système financier et politique qui affame et assassine tranquillement des dizaines de millions d’enfants et d’adultes de par le monde ? Qui par l’exil volontaire jette les êtres humains dans les bras d’une mort probable pour fuir une mort certaine ? Qui ? Pas les femmes, pas les mères. Alors qui ?

Pour rendre à Adam sa politesse initiale dans la Genèse, en tant que femme et mère, je le lui déclare : « C’est toi, Adam, qui a fait ça. Tu as beau avoir menti et triché, tu as beau continuer à tout manipuler par tes paroles tordues, tu n’échapperas pas à l’entière responsabilité de ce que tu as fait en excluant les femmes de la gestion du monde depuis ton premier mensonge. Tu te souviens de la pomme ? Ce jour où tu t’es défaussé sur Eve de votre transgression comme si tu n’avais pas été libre de ta réponse à ta femme ? Non, ce n’est pas Eve qui a écouté le diable.

Tu maintiens que si ? Alors si tu préfères, va, je te le concède, ce péché-là. Mais depuis, ça fait longtemps que c’est toi qui te charges d’écouter le diable, toi, Adam, homme de terre et d’oubli de la vie. Tu veux que je te montre quelques uns de tes mensonges, en me cantonnant à la civilisation judéo-chrétienne qui est la mienne – sinon nous y serions encore demain ? Ne revenons donc pas sur ce péché originel que tu as entièrement rejeté sur la femme pour une culpabilité millénaire et toutes les raisons de l’expiation, une expiation que tu t’es chargé de mettre en œuvre. C’était un coup de maître, on ne pouvait pas faire mieux que lui attribuer à elle seule la chute de l’humanité entière pour les siècles des siècles… Ne proteste pas Adam, y avait-il une seule femme dans le cénacle des Septante, ceux qui ont fixé la forme et le contenu définitif de la bible ? Non, aucune, vous étiez bien tranquilles pour manipuler à votre aise, spolier vos mères et accaparer le pouvoir.

Comme ça ne se discute quand même pas que c’est Eve qui donne la vie sur terre, tu as cherché à lui enlever tout le reste. Après l’avoir écrasée de cette culpabilité originelle, après avoir rejeté sur elle seule le poids de tout le malheur du monde, tu as eu le culot d’aller jusqu’au plan divin  pour contredire la nature au sujet de la maternité : tu as évincé le féminin de l’univers. Où est-il dans le christianisme ? Je vois bien une Trinité, mais il ne s’agit pas du père, de la mère et de l’enfant, tu le sais bien. Vous vous êtes réunis longtemps, les Adam, à Nicée puis à Constantinople, pour fomenter ce dogme du Père, du Fils et du Saint Esprit qui n’apparaît d’ailleurs pas dans les évangiles. Ainsi la procréation terrestre, d’accord, c’était la femelle, mais la création divine, alors là ! c’était une affaire d’hommes… Et voilà, le tour était joué, le féminin sacré, déjoué. L’autorité dite naturelle, c’est toi qui par ce tour de passe-passe la possédais désormais. Ce n’est que huit siècles plus tard que poussés par le peuple, vous avez invité Marie dans la religion et encore, seulement comme la nouvelle Eve pour rattraper la première, pas dans une dimension divine.

Ô Adam, pauvre Adam, vois-tu ce que tu as fait ? Appuyé sur ta ruse, ta supériorité musculaire et ta plus haute stature, tu as pris ta virilité pour un bâton de pouvoir. Asservi à tes pulsions, tu as fait du miracle de la maternité le cauchemar de millions de femmes. Combien en as-tu violé et engrossé, détruit et verrouillé à vie dans l’humiliation ? Et tes malheureuses épouses, réceptacles de ton ignorance et de ton incontinence, condamnées à enchaîner les enfants et les travaux des champs jusqu’à une vingtaine de petits dont elles voyaient mourir la moitié, regarde-les, Adam. Regarde aussi les désespoirs de l’avortement, enténébré de cadavres petits et grands, et toutes les claustrations et les mariages forcés au cours des siècles. Qu’as-tu fait, Adam ? Qu’as-tu fait de l’amour ? Partages-tu enfin cette confidence d’Alfred de Vigny (qui par ailleurs a laissé un journal indiquant le nom de ses levées quotidiennes) : « Après avoir étudié la condition des femmes dans tous le temps et dans tous les pays, je suis arrivé à la conclusion qu’au lieu de leur dire bonjour, on devrait leur demander pardon. » ?

Sans attendre d’excuses, le vingtième siècle a vu le réveil des femmes et leur révolte avec la naissance des suffragettes en Grande Bretagne. Car bien sûr il était impensable que des femmes considérées comme si nettement inférieures aux hommes jouissent de droits politiques, ne serait-ce que du droit de vote. D’ailleurs, leur cerveau n’est-il pas statistiquement plus petit que celui des hommes ? Le droit à l’expression politique était donc leur but, d’où leur nom de suffragettes. Mais j’ai lu leurs méthodes avec étonnement sur Wikipédia. Ces femmes utilisaient pour se faire entendre des armes que j’aurais qualifiées de terroristes. Elles faisaient exploser des bombes (250 paraît-il rien qu’en 1913) jusque dans des lieux sacrés comme des abbayes, ou publics comme un théâtre, elles inventèrent les colis piégés à l’intention des facteurs, tous des hommes. Cette revendication confinait à la vengeance générale contre le sexe qu’on dit  » opposé », en utilisant les mêmes méthodes que ses éléments les plus radicaux.

Il faut reconnaître qu’elles avaient fort à faire, vu que cette hiérarchie des sexes est non seulement la base du judéo-christianisme, mais celle des Grecs et de Romains. Sur le plan mythologique les Grecs ont leur Eve sous le nom de Pandore, femme trop curieuse (ah ! la curiosité féminine, …) qui ouvrit le coffre des fléaux universels qu’on lui avait pourtant ordonné de garder fermé. Cette hiérarchie a même été théorisée comme naturelle dans les mentalités depuis Aristote il y a 2500 ans. Aristote « prouva » que les femmes étaient des créations imparfaites dont l’unique et naturelle fonction était de permettre aux citoyens de vaquer aux plaisirs de l’homme libre… Vingt-cinq siècles plus tard, la guerre de 14 força les sociétés à donner un peu plus de place aux femmes, et pour cause : elles avaient tué trop d’hommes. Les suffragettes cédèrent peu à peu la place au mouvement des féministes.

J’ai eu dans ma famille une grand-tante infirmière de guerre dans le carnage de la « grande guerre », de 1914 à 1918. Elle fut chargée pendant la seconde guerre mondiale de monter et diriger une maternité dans l’Aine, je crois. Elle s’en acquitta de façon exemplaire. La guerre finie, le sexe fort la renvoya illico à ses pansements pour s’installer sur son siège. Elle n’était pas féministe mais soumise, elle en conçut seulement amertume et frustration.

Quand j’étais jeune fille, nous n’avions pas conscience de la situation des femmes et mes copines et moi, nous glosions sur les féministes, leurs violences verbales et leurs excès. Mais c’est par leur combat que l’on peut saluer beaucoup d’avancées dans la reconnaissance de la femme. Du droit de vote en 1945 au droit d’ouvrir un compte bancaire en 1965, à deux victoires importantes que je voudrais saluer ici : l’autorisation de la pilule en 1967 par monsieur Neuwirth, qui a retiré à l’homme l’exclusivité du contrôle des naissances – ou plutôt l’exclusivité de l’absence de contrôle, et la légalisation de l’avortement en 1974, emportée par Simone Veil. Nul ne peut se réjouir de l’avortement, mais à défaut de soutien réel de la société et de la famille, à défaut d’amour, cette légalisation a sauvé des vies. Quel chemin, quand on pense que jusqu’à 1967, la pilule et l’avortement étaient considérés comme équivalents et tous deux passibles de prison et que le dernier procès fait à une femme ayant tenté d’avorter après un viol eut lieu en 1972 !

On pourrait donc à raison conclure ici et répondre définitivement que non, il ne vaut pas mieux être une femme, au contraire. D’ailleurs les Tibétains résument d’une appréciation lapidaire la naissance d’une fille : ils disent sans rire que c’est la preuve d’un « bad karma ». Mais terminer ainsi me laisserait un sentiment de mal-être pour les femmes et pour beaucoup d’hommes aussi. Socialement, il est clair qu’en général, il vaut mieux ne pas être une femme, mais voudrions-nous pour autant être de ces hommes que j’ai décrits ? Voudrions-nous nous battre pour monopoliser le pouvoir ? Pour l’argent ? Pour la domination sexuelle ? Pour le mépris de la vie ? Pour l’inconscience planétaire? Simplement pour prendre leur place telle qu’elle est aujourd’hui ? Ah non ! En vérité, s’il vaut mille fois mieux être une femme, nous refusons d’être des hommes déguisés en femme, soumises aux mêmes pressions et aux mêmes aveuglements qu’eux.

Car s’il vaut mieux être une femme, c’est pour aimer la vie, la donner, la chérir, la fortifier, la protéger. D’ailleurs de moins en moins d’hommes se reconnaissent dans le portrait que j’ai brossé, ils se désolidarisent de ces comportements générateurs de mort qui nous ont mené à l’impasse actuelle. On les voit dans les parcs publics hissant leurs enfants en haut du toboggan, changeant les couches, se penchant au-dessus de leur épaule pour les aider à faire leurs devoirs, babysittant pendant que maman est de sortie. Ou encore ils organisent des concours de nettoyage de décharges sauvages, ils descendent dans la rue, marchant avec les femmes et les enfants pour défendre la féminité, la vie, le climat et les coquelicots. En un mot, ces hommes sont féministes.

Ils ne veulent plus du sexisme qui les condamne à une virilité machiste sous peine d’ostracisme. L’homme certes, naît avec un attribut sexuel l’identifiant comme masculin, mais ce qui a suivi dans le système patriarcal dans lequel nous vivons depuis des millénaires, depuis que Zeus, Brahma et Jéhovah ont supplanté les déesses mères et les esprits de la nature, ce qui a suivi est une construction sociale qui a pesé sur les femmes sans épargner les hommes. Olivia Gazalé, dans Le mythe de la virilité, dit en effet que la supériorité masculine et la virilité sont une fable, une croyance qui non contente d’écraser la femme, a aussi dénaturé l’homme naturel. La virilité considérée comme valeur suprême établit le « virilisme », c’est à dire un système fondé sur l’obligation de la virilité. Et là, c’est pas tous les jours qu’on rigole quand on est un garçon, contraint à la virilité dans tous les comportements de la vie et asservi à son sexe.

Le virilisme ordonne donc un véritable dressage pervertissant la nature. Le petit garçon viril doit garder sa lèvre supérieure rigide, comme disent les Bretons dans Astérix et les Bretons, car s’il exprime sa sensibilité, s’il pleure, il n’est qu’une femmelette… et vu que la femme est déjà un spécimen inférieur de l’humanité, le diminutif en devient franchement insultant. Il y a quelques mois, au parc, une grand-mère consolait encore ainsi son petit fils de trois quatre ans : « Pleure pas, c’est pour les filles, c’est pas beau pour un garçon ». Les nerfs qui lâchent aussi, c’est pour les filles, ça porte même le nom d’hystérie, mot qui vient tout droit d’utérus…

Un homme, un vrai, se maîtrise. Il doit être courageux, puissant, son physique doit se rapprocher autant que possible du stéréotype de Ken l’amoureux de la poupée Barbie, ou de Tarzan lui-même,  avec son menton carré et ses muscles en tablettes de chocolat. Il doit faire la guerre et s’en glorifier, tuer, violer, être un héros, avoir des couilles en somme. Chez les virilistes, pas de pitié pour celui qui est rondouillard, doux, qui aime les sucreries et qui pleure quand il est ému. Pourtant le petit garçon n’aime pas davantage se baigner dans l’eau glacée que la petite fille, et s’il voit un être souffrir, il en sera attristé autant qu’elle. On a déjà vu des petits garçons délicats par nature et des demoiselles capables de crises de rage. Lors de la tuerie d’une vingtaine d’enfants dans une école américaine en 2012, les larmes publiques de Barak Obama ont été un choc libératoire pour de nombreux hommes et une source mondiale d’étonnement.

Aujourd’hui devant les méfaits universels du virilisme, partout les voix des plus graves aux plus aiguës s’élèvent en une unique protestation : Y en a marre ! De plus en plus de femmes ne trouvent plus honteux de revendiquer leur épanouissement sexuel au même titre que les hommes. Et puis, hommes et femmes réclament le droit à la liberté sexuelle et à une homosexualité socialement apaisée. Même la revendication de choisir son sexe, qu’on soit transgenre ou transsexuel, sort des cabinets de curiosité et de ceux des psychiatres. On ne parle plus de la masculinité mais des masculinités, de même que les femmes choisissent l’expression de leur féminité. En un mot, on exige la fin de la hiérarchie entre les sexes et de la dictature du pénis. Le modèle du patriarcat asphyxie et nous asphyxie. La réhabilitation des valeurs de la féminité apparaît comme une nécessité vitale à une part croissante de la société.

En effet, la faillite du patriarcat est de plus en plus visible et en même temps la conscience grandit que nous sommes tous reliés, hommes et femmes (et même hommes, femmes et toute la biodiversité de la terre). Il n’y a pas de Bouddha sans mère de Bouddha, et elle même a eu besoin d’accoucher de lui pour devenir maman. La plupart des hommes ont rencontré dans leur vie une femme qui a compté à part leur mère. Ils ont eu des amies, des sœurs et des filles, et ils finissent par se rendre compte que si elles vont bien, ils iront mieux. Même si beaucoup se cabrent, un grand nombre d’êtres humains mesure qu’il est grand temps pour la race humaine et pour la planète de remplacer la lutte des sexes par l’harmonie et la hiérarchie par la complémentarité. Précisons qu’il ne s’agit pas seulement d’un équilibre entre les personnes, mais d’un équilibre entre les valeurs de la masculinité et de la féminité. Il reste à trouver les leviers de ce renversement.

Le premier levier du renversement est sans doute cet éveil des femmes elles-mêmes, qu’on remarque dans tous les pays. Consternées par ce qu’elles voient du monde et par ce qu’elles subissent, elles se réapproprient leur dignité et leur force, elles se libèrent des conditionnements patriarcaux. Si c’est pour aboutir à ces convulsions qu’il faut laisser le pouvoir aux mains des virilistes, eh bien non ! Qu’on ne compte plus sur elles pour les excisions ! Et qu’on ne les intimide pas en leur assenant qu’elles échoueront : la barre est tellement basse aujourd’hui qu’il y a peu de risque de faire pire ! Finie donc, aux chiottes, la suprématie naturelle de l’homme ressentie comme la suprématie de l’échec et de la mort ! Les femmes prennent conscience de ce que Fénelon appelait « la servitude volontaire », à savoir leur consentement massif à leur exploitation et peu à peu elles s’extirpent d’une soumission millénaire.

Mais qu’est-ce donc qui leur donne cette énergie ? C’est la révolte du cœur, deuxième levier. Poussées par l’empathie pour ces enfants qui meurent de faim au Yémen ou échouent morts sur nos plages méditerranéennes, pour les arbres massacrés, pour les oiseaux qui tombent, pour leurs congénères qu’on éteint et mutile, elles demandent du Nouveau. Pour sortir de la violence externe qui nous cerne, elles déclarent refuser la violence interne, refuser la rancune et la haine, l’obscurité. Elles empoignent le pouvoir du pardon et de la résilience debout. Aussi l’éveil féminin est-il porteur du message de la compassion et du respect de la vie – ce qui n’exclut pas le courage et la détermination, le mouvement des grands-mères argentines nous en donne une illustration. La voix de la féminité n’est pas celle des bombes. Le premier combat des suffragettes dont je parlais tout à l’heure était peut-être un électrochoc inévitable, mais il nous aurait maintenus par leurs méthodes terroristes dans le mécanisme destructeur que les femmes veulent enrayer. Même le « œil pour œil dent pour dent » nous mènerait selon Gandhi à un monde d’aveugles. Le cœur enseigne d’autres façons que les hommes aussi peuvent connaître. Lesquelles ?

Il y a bien sûr l’action et le courage individuels devant l’oppression. On découvre régulièrement des selfies d’Iraniennes vêtues d’un pantalon et cheveux au vent, en plein Iran. Ces femmes-là courent tous les risques : prison, fouet, torture. Actuellement d’ailleurs, nous sommes nombreux à être suffoqués par les 148 coups de fouet et les 38 ans de prison qui attendent l’avocate Nasrin Sotoudeh. Oui, ces femmes meurent, mais comme dans une offensive militaire, le sacrifice des unes fait bouger les lignes des autres pour la victoire de la vie.

L’action solitaire devient vite une action héroïque… et brève, c’est peut-être pourquoi une action plus directement collective avait été soufflée aux femmes par Aristophane il y a 2500 ans dans Lysistrata, une de ses comédies. C’est l’histoire d’une guerre interminable des hommes entre eux, dont les femmes sont gavées. Sous l’influence de Lysistrata, elles se révoltent et décident ensemble la grève du sexe, certaines que si un homme se voit refuser le plaisir de sa femme sans pouvoir se consoler chez sa maîtresse, il va finir par arrêter de se battre. Elles prononcent le divorce du couple infernal de l’amour et de la mort, d’éros et de thanatos. Stop ! Il est décrété que la femme ne sera plus le repos du guerrier mais seulement de celui qui aura déposé les armes. Et vive la vie !

Une troisième direction du cœur est l’éducation des enfants. Il suffit hélas d’allumer la télé pour saisir qu’il est trop tard pour que s’ouvre le cœur de bien des adultes. Justement, en Europe le système éducatif traditionnel se fragilise de plus en plus malgré les efforts des enseignants : il est victime de l’obsession des états de dépenser moins, il ne répond plus au mode de fonctionnement de trop d’élèves. Son système linéaire, vertical et fondé sur l’accumulation de connaissances intellectuelles n’est plus adapté à l’ère de Google.

Dans cette situation, on doit beaucoup en France aux propositions alternatives de Céline Alvarez suivant Maria Montessori par exemple. Cette éducation sans mise en concurrence respecte le rythme et la sensibilité de l’enfant et préserve son ouverture naturelle du cœur et de l’esprit. On ne favorise plus le mépris des forts en thème pour les faibles ou celui des garçons pour les filles. Eh bien, tous les mois, une école alternative s’ouvre sur notre territoire. Récemment, je suis allée à une conférence de Satish Kumar qui m’a interpellée. Cet indien Jaïn vivant en Angleterre prône une éducation sans violence ni rivalités, en lien avec la nature et une nouvelle philosophie de vivre qui déboulonne le discours et privilégie l’écoute, amoindrit la tête et redonne sa place au cœur. Il disait ce jour-là en substance : « Montez des écoles ! Ne dites pas que là où vous habitez il n’y en a pas car s’il en est ainsi, c’est que vous n’avez pas créé la vôtre. Allez dans votre rue voir vos voisines et avec leurs enfants, ouvrez ensemble une petite classe, formez-vous, inventez un nouveau monde. Et n’affirmez pas que c’est impossible avant d’avoir essayé. » Chaque petit enfant élevé dans le respect et l’apprentissage de l’harmonie est une chance pour l’humanité.


Il est beau, le défi des valeurs de la féminité… alors oui, il vaut mieux être une femme, d’autant que ce défi n’est pas impossible à relever. En effet, il ne s’agit pas d’inventer un statut qui n’aurait aucune base naturelle, mais d’aller vers un équilibre que tout nous indique dans la nature. En somme, il faut quitter la manipulation pour aller vers le vrai, le sable pour le roc, l’illusion pour le réel… La fiction, c’est de penser qu’une société peut vivre dans l’écrasement d’une de ses polarités,  quelle qu’elle soit. En physique, c’est le Ba-ba de savoir qu’il faut deux pôles dans une pile et que ces deux pôles doivent être équilibrés pour qu’elle fonctionne. Une société qui ne s’appuie que sur un pôle est anti-naturelle, anti-fonctionnelle. Il n’est donc pas utile de remplacer le pouvoir de l’homme par celui de la femme, mais seulement de trouver la juste place de l’un et de l’autre.

Les chamanismes, les traditions orientales du bouddhisme, hindouisme, et le taoïsme disent que le jeu des polarités masculine yang et féminine yin est le secret de l’univers manifesté. Du Un (le vide primordial, le Rien) surgit le Deux : le yin et le yang, le jour et la nuit, le chaud et le froid, l’action et le repos, l’extérieur et l’intérieur. Hermès Trismégiste enseignait aux Égyptiens que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Dans cette unicité de l’univers, le jeu des polarités qui équilibrent la ronde des atomes stellaires est à l’œuvre aussi entre nous et en nous-mêmes, joli chemin d’unité.

Pour changer le monde, il nous appartient donc de reconnaître à l’intérieur de nous, hommes ou femmes, notre propre polarité et l’assumer, et l’autre polarité telle qu’elle est. Traditionnellement, les qualités yang sont chaleur, activité, luminosité, lignes droites, le yin est réceptivité, repos, fraîcheur, obscurité, lignes courbes. Le yang est plutôt du côté de l’esprit et le yin du côté du cœur. On sait aujourd’hui que les hommes produisent une certaine quantité d’œstrogène, hormone féminine, et que cette quantité est parfois supérieure au taux d’œstrogène de certaines femmes. De même, les femmes sécrètent de la testostérone de telle façon qu’elles en possèdent parfois plus que certains hommes. Dans le symbole du taichi, un point blanc yang se signale dans la vague yin noire, et vice versa : il y a du féminin dans le masculin et du masculin dans le féminin.

En d’autres termes, malgré l’apparente évidence de la distinction des sexes, nous avons en nous l’appel à reconnaître l’existence de notre autre pôle intérieur. A vrai dire, il nous faut non seulement le reconnaître mais nous « réconcilier » avec lui, selon le mot de François Cheng. Nous unifier. C’est ce qu’enseignent aussi les tankas tibétaines qui montrent des divinités masculines sexuellement unies à leur parèdre (divinité associée) féminine. Ces représentations érotiques illustrent la réconciliation des polarités jusqu’à l’union parfaite entre les principes masculin et féminin.

Cette union interne a le même pouvoir que l’union physique de deux corps distincts : le pouvoir de création. L’homme comme la femme dans leur unification intérieure peuvent donner naissance à un enfant de lumière, appelé enfançon chez les alchimistes et embryon céleste chez les taoïstes. Ils peuvent accéder à un pouvoir de création inaccessible à l’entendement ordinaire. Ainsi peut-on comprendre que la carrière publique du Christ commence par un mariage et par l’alchimie de l’eau en vin. Cela indique au disciple vers quoi il doit se diriger et symbolise le mariage interne, l’alchimie de la matière ensemencée de lumière, les noces mystiques du yin et du yang. Tant que nous n’avons pas réalisé cette union, nous sommes au plan énergétique, des puceaux.

Des pratiques taoïstes ou tantriques donnent des pistes énergétiques à la réconciliation des pôles. D’abord les équilibrer : notre gauche et notre droite, le bas de notre corps et le haut. Par exemple, si notre œil directeur est le droit, entraînons-nous à regarder avec le gauche etc, ensuite, il s’agit de les amener à se rencontrer au plan de l’énergie. Mais il faut mener ce travail de réconciliation sur tous les plans de notre vie : notre comportement est-il équilibré entre donner et recevoir ? Agir et se reposer ? Notre pensée éclaire-t-elle notre cœur ? Laissons-nous une place équivalente à notre intuition et à notre raison ? Notre conscience est-elle même simplement éveillée à cette existence en nous de ces deux pôles ? Le préalable à toute union c’est l’amour et le respect. Plus de rancune donc, et plus de mépris non plus. Le chemin vers l’union passe par une réconciliation profonde non seulement avec notre sexe, non seulement avec l’autre sexe, mais avec cette partie de nous qui résonne avec lui.

Du coup, la possibilité de l’union suprême en nous du féminin et du masculin relativise la question de l’altérité des sexes. Pour reprendre une comparaison du dalaï-lama lors d’une interview, la différence entre les hommes et les femmes se résume aux couleurs différentes d’un véhicule de même modèle. Cela ne justifie pas une différence de traitement entre les hommes et les femmes. Nous en arrivons donc dans cette conclusion à l’idée que dans l’harmonie et l’achèvement de notre être, il importe peu finalement d’être plutôt une femme qu’un homme ou l’inverse. D’une part, au niveau social, le respect mutuel donnera une place juste et épanouie à chacun et d’autre part au plan spirituel, les hommes ont comme les femmes la possibilité de faire naître un nouvel état d’eux, leur bébé. Ce qui importe donc c’est de reconnaître et exprimer sa féminité ou sa masculinité physique, puis de se relier et s’unifier à son autre pôle. Alors, en miroir, la relation entre hommes et femmes sera restaurée et elle exercera son pouvoir de joie dans la guérison du monde.

 

Faut-il pardonner?

Nous le savons tous, aucune existence ne s’écoule comme un long fleuve tranquille et nous sommes tous un jour ou l’autre confrontés à la souffrance, et en particulier une souffrance qui nous vient des autres. On les nomme agressions, ou offenses au sens premier du mot, c’est à dire « blessure portée ». Laissant pour l’instant de côté l’offenseur au sujet duquel nous ne pouvons rien – sauf quand c’est nous ! intéressons-nous à nous en tant qu’offensé. Faut-il pardonner? Quelle est notre réaction devant l’offense? Tous les torts qu’on pourrait nous infliger nous paraissent-ils pardonnables? A supposer que nous ayons envie ou décidé de pardonner, aussitôt vient la question du comment. Comment arriver au cœur du pardon ? Nous reste-t-il des ennemis ? Décidément, le pardon n’est pas un sujet rigolo, et somme toute, si nous pouvions trouver un moyen de nous en passer, ce serait quand même le mieux! Qu’en pensent les spécialistes des sciences humaines, et les traditions qui s’y sont penchées ? Qu’en pense la sagesse de la langue française?

L’étymologie nous guide avec un radical assez clair: don, du verbe donner, mais elle ne précise pas de quel don il s’agit. Au début du mot le préfixe par, du latin per, signifie « en passant par, à travers ». Une personne per-spicace voit à travers les événements ce qu’il lui faut comprendre dans son intérêt. Les per-turbations atmosphériques sont des troubles nuageux qui passent à travers le ciel. Le pardon, c’est donc un don qui passe à travers l’offense. Cette vision des choses est partagée par les anglosaxons qui découpent le mot de la même manière. L’acte du pardon se dit pardonner, mais le vocabulaire français pose clairement la question de savoir s’il est toujours acceptable. Ce qui est possible, faisable, est marqué du suffixe –able à la fin du mot. Nous avons bien le mot pardonnable, mais aussi son contraire : impardonnable. Comme quoi, le pardon ne va pas de soi. Pourquoi ?

L’offense est une blessure, et elle peut varier énormément : d’abord elle peut être faite au corps, au sentiment, à l’esprit, et puis elle peut varier en intensité, en durée, enfin, il est rare qu’elle cible uniquement le corps, le sentiment ou l’esprit car en nous ces trois sont connectés. J’entendais le témoignage de tortures répétées sur des petites jumelles de trois ans pour des expériences dites médicales à Auschwitz ; ça se passait tous les lundis, mercredis et vendredis, avec études sur les répercussions de ces infamies les mardis, jeudis, samedis, et ce pendant plusieurs mois. Bien sûr, tous les étages de l’être sont touchés ici. Mais le corps peut aussi subir l’offense minime et ponctuelle d’une bousculade. Pour ce qui est de l’offense psychologique et affective de longue durée, pensons à toutes les éducations à base de dévalorisation et d’humiliation et aux maltraitances morales. Les offenses affectives ponctuelles peuvent aller du doudou qu’on arrache au petit enfant jusqu’au « Je suis venu te dire que je m’en vais », chanté par Gainsbourg. L’offense à l’esprit c’est l’offense à nos idées. Si nous avons élevé notre enfant dans une idéologie matérialiste et anticléricale et qu’il nous annonce qu’il se fait moine, si nous sommes pétris de racisme et qu’il veut vivre avec une jaune une noire, une violette ou une basanée, ça fait mal. Alors, pardonner?

A première vue, le pardon est antinaturel. Pour vivre nous avons besoin d’amour, de joie, de respect et de sécurité. Tout ce qui vient en travers de ces besoins élémentaires provoque de façon tout à fait normale un traumatisme. Or la psychanalyse définit le traumatisme comme un événement auquel nous sommes incapables de donner une réponse adéquate pour notre équilibre, ce qui revient à dire que l’agression nous bouscule, contrarie nos besoins et touche notre intégrité. Dans ces conditions, pardonner pourrait même être considéré comme un dysfonctionnement. Alors, comment réagissons-nous naturellement avant contrôle, ou plutôt mécaniquement devant l’offense ? Les possibilités sont nombreuses.

Voici à propos d’une petite agression que j’ai imaginée dans un métro, une série de réactions automatiques possibles. Si vous vous reconnaissez dans une des 7 possibilités que j’ai recensées, peut-être reconnaîtrez-vous votre tendance dans le cas d’offenses plus graves car ces réactions sont une expression de votre caractère. Prêts ?

Alors imaginez que dans ce métro, quelqu’un vous ait très violemment parlé en s’approchant de vous sous le nez.

  1.     Choqué vous ne dites rien, vous mettez un mouchoir sur votre blessure, et vous terminez ton trajet tout triste.
    2. V
    otre sang ne fait qu’un tour et vous remettez vertement l’offenseur à sa place. Le soir, vous racontez ça à table.
    3. Vous le regardez bien pour vous souvenir de sa tête. Pour l’instant ça ne s’y prête pas mais vous lui revaudrez ça.
    4. Vous lui souriez et lui dites un peu ironiquement : « Dieu te pardonne mon fils ».
    5. Ça vous rappelle que vous n’avez jamais su vous faire respecter et vous vous repassez le film d’une situation particulièrement douloureuse. Vous loupez votre station.
    6. Ni une, ni deux, vous lui envoyez votre poing dans la figure.
    7. Le cœur battant, vous vous cachez derrière les autres : on n’est jamais à l’abri de rien.

Si vous avez choisi le 1, scénario de la tristesse rentrée, vous avez tendance à devenir complice d’une situation que vous n’acceptez pas sans rien exprimer, vous avez alimenté, même inconsciemment, votre tristesse sans doute habituelle. Si vous avez choisi le 2 et la leçon publique au malotru, vous avez une nouvelle fois profité de cette occasion pour prendre le devant de la scène et montrer notre complexe de supériorité, y compris dans son utilisation postérieure à table. Combien parions-nous que sûrement vous aurez agrémenté le récit de différents jugements sur les uns, les autres et le monde dans lequel nous vivons ? Avec le 3, la vengeance se profile, vous avez dévoilé notre caractère rancunier. Du reste, combien de personnes avez-vous dans le collimateur? Avec la bénédiction intempestive du scénario 4, vous avez montré notre degré de dérision, d’inconscience ou de provocation, en tout cas, vous avez manqué du sens de la survie. Avec le 5 et la rumination douloureuse de votre existence, vous vous êtes une nouvelle fois prouvé votre névrose au point de perdre le sens du monde qui vous entoure. Avec le 6, votre caractère violent a trouvé une occasion de s’exprimer – et sans doute pas la première, mais votre violence vous aura-t-elle soulagé? Enfin, en vous cachant derrière autrui au septième scénario, votre réaction indique votre peur profonde et constante de la vie et des autres.

Peur, renfermement, désir de vengeance, mépris, voilà des mécanismes de réponses automatiques, installées par défaut devant l’agression. Mais franchement, lequel de ces comportements nous apporte le bonheur et la paix profonde ? Heureusement, vous l’avez remarqué, ce test n’est pas complet : on n’y trouve pas le pardon puisque nous faisons le tour de nos réactions par défaut. Et justement,  pardonner n’est pas une réaction à un stimulus, mais une action volontaire. La peur ou le désir de vengeance nous arrivent d’eux-mêmes, le pardon se choisit. Il pourrait bien lui, nous apporter le bonheur et la paix profonde, mais il est d’autant plus difficile à donner que les situations pénibles nous restent longtemps en mémoire. Supposons donc maintenant que vous retrouviez le malotru et qu’il soit encore désagréable. Je vous parie que vous allez vous souvenir de sa tête beaucoup plus longtemps que de la tête de la dame qui a soulevé avec vous la poussette pour vous aider à monter l’escalier, ou de l’homme qui est descendu du wagon le temps que vous y entriez pour vous en faciliter l’accès.

Eh bien, c’est normal. L’instinct de notre préservation a prévu que nous nous souvenions davantage des évènements traumatisants que des moments heureux. C’est en effet une technique de survie initiée depuis Lascaut. Si vous oubliez l’anniversaire de votre chérie, c’est ennuyeux, vous risquez de passer un mauvais quart d’heure. Mais si vous oubliez que la tanière de l’ours est derrière votre grotte au fond à droite, vous risquez de ne plus avoir l’occasion de souhaiter l’anniversaire de votre chérie. Aujourd’hui encore, le principe est protecteur : l’enfant battu par son père parce qu’il est venu gambader entre lui et la télé alors qu’il avait trop bu s’en souviendra des années, il ne sortira plus de sa chambre quand il verra son père alcoolisé et on lui reprochera probablement plus tard de se renfermer au lieu d’affronter les difficultés. Mais s’il avait oublié ? … Notons que ce processus s’applique à tous les niveaux, au niveau personnel aussi bien que social et planétaire. C’est pour ça paraît-il que nous tenons à être au courant des horreurs de la terre entière et que les mauvaises nouvelles font les grands titres des journaux télévisés : il s’agit dans notre programme préhistorique d’être capable de nous en protéger. La question du pardon ne se pose même pas pour nos programmes de survie installés depuis la préhistoire. Pour savoir s’il serait temps de faire la part des choses et d’entrer le pardon dans nos habitudes, voyons s’il est avantageux de pardonner.

L’un des gros avantages du pardon et de nous dispenser de la réaction la plus répandue devant l’offense à savoir la vengeance. D’accord, la vengeance a l’air d’un principe logique, celui de rétablir l’équilibre, d’exercer une forme de justice du mal pour le mal. Mais cela présente de nombreux inconvénients personnels et sociaux. D’abord, cela ouvre la porte à nos pulsions les moins ragoûtantes qui se sentent une raison valable de s’exprimer. Et là, gare ! nos diables se lâchent parfois sans plus de frein au point que les hébreux ont établi la loi du Talion « Œil pour œil, dent pour dent ». Loin d’être une cruauté, cette loi servait à prévenir des situations genre « Tu m’as mal regardé, attends, je t’éclate la tête » qui serait notre véritable plaisir parfois si nous nous écoutions. Mais nous n’en serions pas plus heureux. Ensuite, le deuxième écueil de la vengeance, c’est que c’est un plat qui se mange froid. Je ne peux pas me venger maintenant ? Qu’à cela ne tienne, on attendra ce qu’il faudra. Eh bien, c’est encore plus pernicieux car ça nous retient dans un souvenir difficile, ça nous bloque dans l’évocation d’un moment de notre vie. Pourtant les jours emportent ce moment dans un passé de plus en plus lointain, notre corps a petit à petit renouvelé toutes les cellules qui le constituaient à l’époque de l’agression, et nous nous sommes encore figés devant. De plus en plus décalés dans le flux de la vie, nous passons forcément à côté de ses cadeaux, nous faisons notre malheur.

Et il y a pire ! Comme nous entretenons des pensées négatives et des projets qui le sont encore plus, nous émettons des signaux autour de nous qui sont comme des antennes à disgrâces. C’est ce qu’on appelle la loi d’attraction, le « qui se ressemble s’assemble » proverbial. Ce proverbe vaut pour les gens comme pour les choses. Ce qui se ressemble s’assemble, on ne prête qu’aux riches. Alors si nous sommes riches de pensées négatives, nous recevrons tôt ou tard la monnaie de notre pièce, nous aurons pour amis des gens rancuniers qui ne nous pardonneront rien. Un autre défaut de la vengeance, c’est qu’elle est interminable puisque le mal alimente le mal et qu’à tour de rôle chacun a un équilibre à rétablir. Dans ces conditions, l’exercice de la vengeance est un facteur de désordre social. C’est ainsi que des familles se haïssent de père en fils, jusqu’à ne plus savoir pourquoi alors qu’il n’y a qu’une seule chose à faire: se donner les moyens de tourner la page et de vivre la vie, sa vie.

Certes la société tente de juguler ce désordre interdisant la vengeance personnelle et en rendant justice à la place de la victime mais la réparation du tort ne donne pas souvent la paix à l’offensé. Savoir que l’escroc qui nous a ruinés est derrière les barreaux plutôt qu’aux Bahamas est certes un facteur de tranquillité relative, mais est-ce que ça nous empêchera d’y penser chaque fois que nous souffrirons de la pauvreté dont il est la cause ? La punition de l’agresseur n’ôte pas la rancœur, la tristesse ou l’amertume.

Tant que l’offense reste présente, tant que nous interprétons ce que nous vivons ensuite comme des conséquences de l’offense, nous restons coincés dans ce moment et dans une relation avec l’offenseur. Et plus nous en voulons à l’autre plus il est présent dans notre vie parce que nous entretenons un lien énergétique avec ce à quoi nous pensons. Les taoïstes disent que là où va la pensée, l’énergie va. C’est même un principe de méditation. Nous pensons à notre petit orteil et il rentre dans notre conscience. Donc si nous pensons à notre agresseur en le réduisant à son offense et ses défauts, il nous accompagne comme tel et nous voilà enchaînés à celui que nous voudrions voir à mille lieues de nous. Invisibles, ces liens sont pourtant si réels qu’ils nous privent de notre liberté. Par exemple, si nous le rencontrons, nous ne pourrons pas garder le cœur tranquille. Nous préférons donc éviter de le rencontrer quitte à nous priver du même coup d’endroits agréables et de personnes aimées.

La vérité c’est que peut-être que nous avons déjà essayé de pardonner et que nous avons échoué… Ou alors nous avons cru avoir pardonné, et en fait non, la vie nous fait la démonstration du contraire. Nous n’obtenons pas toujours ce que nous voulons de nous, nous ne sommes pas toujours maîtres chez nous ! De quoi est constitué le pardon pour nous résister ainsi ? Le pardon, c’est le don de l’amour, son exercice royal. L’amour est patience, bienveillance, il ne se gonfle pas d’importance, ne s’irrite pas, il croit tout, espère tout, il supporte tout, d’après Saint Paul. Cet amour ne regarde pas si l’autre est ami ou ennemi parce que c’est une force qui se répand comme un soleil. Le soleil n’en veut à personne, il n’a pas de préférences et ne détourne pas ses rayons des plantes qui l’auraient offensé : on n’offense pas l’amour. L’amour est donc inconditionnel, c’est à dire qu’il est par lui-même sans dépendre de rien d’extérieur. Cet amour-là comme un soleil rend heureux et invulnérable, il ne se confond pas avec l’amour émotionnel si fragile et dépendant qui au contraire dépend de l’autre et est prompt à souffrir. On n’imagine pas non plus un soleil qui se refuserait à lui-même. L’amour est amour depuis sa source comme dans son rayonnement. S’il ne brillait pas dedans, il n’émanerait rien.

Cela revient à nous poser la question suivante  : et nous, est-ce que nous nous aimons ? Nous nous supportons, oui, mais nous aimons nous en entier, dans tous les moments de notre vie passée et présente, dans tous les aspects de notre caractère ? Y a-t-il des moments de notre vie que nous n’aimons pas évoquer ? Nous sommes-nous pardonné nos erreurs ? Vivons nous réconciliés avec nous ? Bon, c’est vrai que si on y pense, nous avons quelque raison d’être fâchés: nous nous sommes assez maltraités. Peut-être sommes-nous même la personne qui nous a le plus pourri l’existence même si le plus souvent nous ne nous l’avouons pas, parce que le constat de la situation serait trop déplaisant et ses conséquences peut-être incalculables.. Sans généraliser, il arrive que nous ayons choisi un métier qui nous ennuie sans correspondance avec nos qualités, ou bien pris un conjoint qui ne nous a pas rendu heureux, ou encore élevé nos enfants d’une manière qui ne nous satisfait pas, ou embrassé des convictions qui nous pèsent, ou que nous nous soyons laissés emberlificoter dans des situations que nous ne souhaitions pas et dans lesquelles nous restons. Ou tout à la fois. Nous sommes aussi capables de nous empoisonner le foie avec l’alcool, les poumons avec la cigarette, le système nerveux avec la drogue ou les anxiolytiques.

Si quelqu’un d’autre nous imposait des choses pareilles, nous lui en voudrions et ce serait très compréhensible. Eh bien la vérité c’est que nous nous en voulons personnellement. Nous sommes nombreux à vivre avec nous 24 heures sur 24 sans nous entendre avec nous-mêmes. Or seul l’amour qu’on se donne permet d’en donner aux autres, seul l’amour rend heureux et nous ne nous aimons pas… Redressons la barre avant de tirer notre révérence afin de donner un autre modèle à nos descendants et de les libérer de nos chaines ! Aimons-nous. L’amour regarde, il touche, il câline, il cherche à faire plaisir, il joue, il admire et il complimente, il est content de l’autre, il fait confiance. Traitons-nous ainsi.

Appliquer ces conseils simples qui nous remettraient en vue du chemin de l’amour, ce n’est pas si simple pourtant. Dans certains cas nous avons hérité de tellement d’interdits à nous aimer d’amour que même si nous commençons à chercher à nous réconcilier avec nous, un processus d’oubli s’active et après un ou deux auto-massages, une ou deux glaces offertes, un ou deux compliments octroyés, cela nous sort de l’esprit . D’autres fois, nous n’avons même pas envie d’essayer : soit que nous considérions que nous n’en avons pas besoin, soit que nous écartions d’emblée les petits gestes de remise en amour comme ridicules ou inutiles. Les causes de cette inertie sont diverses mais le résultat est le même : nous restons où nous en sommes, sans assez d’amour pour réussir à pardonner même si nous le voudrions.

Mais quand aurions-nous pu faire le plein ? A nos débuts dans la vie, nous avons peut-être été privés d’amour maternel, sans même en avoir eu conscience. Que nous le sachions ou non, nous sommes nombreux à manquer du minimum de combustible pour nous aimer parce que nos mères privées elles aussi de la sécurité de l’amour n’ont pas su nous le fournir. En effet, quand un bébé nait, tout son être sait qu’il est la chair de la chair de sa maman, puisque c’est dans son ventre, avec ce qu’elle lui a donné d’elle qu’il est passé de rien à son corps. Bébé est en outre la somme des émotions maternelle puisque il les a toutes vécues en elle à partir de rien. Pour prendre une comparaison informatique, c’est elle qui a gravé son disque dur. De ce fait, si maman ne nous attendait pas, si elle nous a refusés, si elle voulait un enfant d’un autre sexe, si elle n’était pas aimée elle-même, si elle traversait des soucis ou des situations qui la rendaient indisponible (comme la misère, la guerre ou toute autre galère individuelle) si ensuite elle n’a pas su, pas pu ou pas voulu nous aimer, nous sommes en état de manque existentiel, perdus dans la vie. Notre navire a été lancé pour accomplir mille nœuds, il a assez de combustible pour en faire dix. Alors quoi ? Forcément, on rame. Qu’on ne nous demande pas de pardonner en plus.

Si tel est notre tableau intérieur, il est urgent de nous guérir. Prenons la responsabilité en tant qu’adulte de faire le plein d’amour pour nous adultes et nous rétroactivement jusqu’à cette enfance dont on ne se souvient plus bien. Nous saurons ensuite à qui accorder nos premiers pardons c’est à dire notre amour inconditionnel : à nous et à notre mère d’abord, tout les autres après. Mais comment savoir si nous avons pardonné vraiment, ou si nous avons fait semblant ? c’est à l’aune de l’amour qu’on verra si on pardonne véritablement ou si nous nous leurrons. Car il y a de nombreuses attitudes que nous pouvons prendre pour du pardon alors qu’il n’en est rien. Le pardon ce n’est que de l’amour, et l’amour ça fait du bien. Alors c’est simple, si on ne se sent pas heureux, indulgent, chaleureux, actifs d’amour et libres, réconciliés avec notre vie on est leurré. Et cela ne signifie pas qu’on retourne dans le nid du cobra.

Car l’amour c’est la vie. Aussi, pardonner ce n’est pas non plus camper dans une situation de danger pour nous. Les Indiens ont une comparaison avec le cobra. S’il a tenté de nous mordre, pardonnons-lui. Mais que cela ne nous empêche pas de chercher à nous tenir ailleurs.

Ainsi pour vivre avec quelqu’un qui nous fait tort acceptons-nous régulièrement la soumission, sorte de complicité passive avec le maltraitant. Cela n’est pas pardonner, c’est une névrose : elle ne rend pas plus heureux. S’aimer c’est ne pas accepter l’indignité. Même les saints en font la démonstration. Saint Paul fut emprisonné à grand bruit, mais illégalement. Un matin, le gardien vint l’informer qu’il pouvait sortir discrètement par la petite porte car les autorités avaient reconnu leur erreur et l’avaient libéré. Paul refusa. On l’avait publiquement emprisonné, il lui faudrait une relaxe publique. Son humiliation publique méritait réparation publique. Je soupçonne Paul de s’en être moqué à titre personnel, mais les sages conforment leur vie à l’exemplarité et cette réaction est une leçon pour nous autres. J’ajoute que c’était sûrement aussi une question de communication : l’emprisonnement avait nui à la cause de la bonne nouvelle, il fallait rééquilibrer la balance.

Parfois pour vivre avec l’agresseur de façon apparemment paisible, nous refoulons l’offense. Or la psychanalyse nous a alertés sur le fait que pardonner ce n’est pas ça du tout. Le refoulement est une réaction vitale qui se met en place pour que nous continuions à vivre devant parfois l’insupportable, il n’est pas le pardon de l’offense. Il laisse la blessure à vif, mais profondément cachée, donc encore plus dangereuse, nous mettant à la merci d’évènements venant réveiller la blessure. Il agit en secret sur l’ensemble de nos comportements comme une infection non repérée. L’amour ne cache rien puisqu’il guérit tout, il pardonne tout. Il donne le courage et la possibilité d’aller découvrir ce que l’inconscient avait recouvert afin que nous retrouvions une vraie sécurité.

Quant à minimiser l’offense, faire comme si de rien n’était pour pouvoir continuer à vivre avec la personne d’où nous la recevons, la nier, c’est très proche du refoulement. Ce déni nous arrive aussi en particulier avec les petites vexations parce que c’est une réaction d’évitement pratique, mais il s’applique aussi à des éléments qui sont comme des gros blocs de notre existence. Les dénier, c’est construire notre vie sur le mensonge et du coup ça nous fragilise, ça rend impossible toute attitude appropriée d’amour pour nous-mêmes et laisse le problème entier : un pardon sait ce qu’il pardonne ou il ne mérite plus son nom car il ne s’applique à rien.

Le pardon n’est pas non plus glaciation. Parfois, notre façon de nous protéger de la souffrance est de blinder notre carapace devant toutes les émotions. Notre cœur blessé ne joue plus que des simulacres d’amour, au fond, il est devenu insensible et indifférent. Nous pouvons côtoyer ou vivre avec ceux qui nous ont offensés, oui, mais reines des neiges, notre royaume est polaire, il fait froid autour de nous et en nous. Au contraire, l’amour est chaud, la vie nait dans la chaleur, le pardon aussi.

Enfin, pardonner n’est pas oublier. L’oubli serait une offense à la souffrance reçue. Prétendre oublier la Shoah non seulement serait un mensonge, mais une preuve qu’on s’aime assez peu pour se comprendre et se rejoindre jusque dans l’horreur. C’est un exemple extrême mais l’oubli couvre bien d’autres petits évènements. L’amour n’oublie pas la souffrance de l’offense, mais il la désactive. Désactivée, la souffrance n’a plus besoin d’être dans la pensée, elle est en quelque sorte archivée ce qui est différent de l’oubli.

Tous les comportements que nous venons d’énumérer sont pas des réponses de l’amour à l’offense, mais des réponses de l’égo au stimulus de la souffrance. Il fait comme il peut le pauvre, mais il n’est pas qualifié pour pardonner car le pardon passe par l’oubli de l’égo et que l’égo, il n’aime pas cette idée de disparaître, ça lui fait une peur bleue. Alors avant que l’égo ne s’oublie, on pourrait commencer par le diminuer ! En effet, le bon sens nous montre que si on est bienveillant et sans gonflement égotique, on a déjà beaucoup moins d’occasions de pardonner aux autres, simplement parce qu’on beaucoup moins de surface à blesser. Les coups tombent à côté. Vous connaissez ces salles rigolotes où on se voit dans des miroirs déformés, comme au palais des glaces du musée Grévin ? On est soi-même énorme, tandis que les autres apparaissent tout petits. C’est une déformation, elle nous fait rire, et ne nous ôte pas le souvenir de notre vraie taille. Pourtant nous agissons dans la vie comme si nous étions constamment les héros du palais des glaces et on ne s’en rend pas compte. Cette surévaluation de notre surface nous est habituelle, et d’ailleurs quand nous étions petits nous nous nommions en premier dans une liste de gens. Sauf que là, nous sommes devenus grands et que nous devrions jouir d’une vision juste des choses et non pas stagner dans cette étape du cerveau enfantin. La vérité, ce n’est pas sept milliards et demi d’humains gravitant autour de notre personne, mais autant de mini centres…

Plus on a donc un petit égo, moins on a de pardons à accorder, donc en poussant la logique si on arrive à un état où l’égo n’existe plus, sauf comme un animal domestique aimable et très utile, il n’y a plus rien à pardonner. Nous est-il possible d’arriver à ce pardon zéro ? Cela simplifierait le problème à la base, le meilleur moyen de résoudre la question du pardon étant de ne plus avoir à le donner !

J’avais lu dans Kaizen un article où Amma était interrogée sur ce sujet. Elle disait que bien sûr, elle ressentait les offenses comme tout le monde, mais que cela représentait pour elle comme une petite piqûre mue en compassion en un dixième de seconde : si l’autre avait pu être méchant, c’est qu’il était mal dans sa peau, en sous amour. Un être heureux ne cherche pas à faire mal à l’autre. Et puisque l’autre se trouvait en manque d’amour, elle donnait la réponse appropriée au diagnostic, le baignant d’amour discrètement, silencieusement. Par rapport à notre test du métro au début de cette conférence, nous voyons un complet renversement des choses : ce n’est en effet plus nous qui sommes au centre livré à nos réactions désordonnées, mais le bonheur de l’autre. Dans un cas la question du pardon ne nous venait pas à l’esprit parce que nous vivions tout en fonction de nous, dans le cas d’Amma, le souci de son cas personnel a entièrement disparu, c’est l’amour qui seul compte. elle n’a plus d’égo et le bonheur de l’autre ne détruit pas le sien au contraire.

Pardonner, et pardonner immédiatement, pardonner sans tricher, pardonner dans l’amour jusqu’à la réconciliation totale avec l’offenseur quelle que soit l’importance de l’offense, être débarrassé de la souffrance du souvenir de la souffrance, être disponible, rendu au présent, libéré des pointes de la blessure, être reconnecté à l’amour qui ne se pose pas de question, ce serait vraiment merveilleux. Car profondément le don du pardon, c’est celui de l’amour. Or nous sommes amour ; en nous reconnectant à l’amour, nous devenons nous. En outre si nous habitons unifiés l’instant présent, l’énergie de la vie circule, et elle amène le bonheur  : la santé, l’argent, l’amour, la positivité, la joie, gratitude. Le pardon, c’est rentable !

En 1999 Olivier Clerc, traducteur des Quatre accords toltèques, prit conscience que le pardon était un joyau. Il fut si plein de cette conviction qu’il créa les cercles de pardon, puis les journées du pardon où l’on s’entraine à se pardonner les uns aux autres par des rituels de guérison du cœur. Son livre, Le don du pardon est sans cesse réédité et aujourd’hui il a fondé l’API, association du pardon international, tant les gens ont soif d’une telle démarche dans tous les pays.

Cette attention moderne au pardon n’est pas nouvelle. Depuis toujours, les chamanes brûlent les offenses qu’on leur apporte dans des feux sacrés, ils brisent les liens avec les agresseurs en brisant des bâtons car ils savent que le pardon guérit.

La plupart des religions et les traditions y font une place importante. Les hébreux par exemple pratiquaient le rituel du bouc émissaire : ils chassaient un bouc qu’ils avaient chargé des fautes de tous pour libérer le peuple et obtenir le pardon de Dieu. Partant hors de la ville, le bouc emportait l’offense. Jusqu’à aujourd’hui, la fête juive la plus importante de l’année c’est depuis Moïse celle du grand pardon : Yom Kippour, où Dieu purifie tout le peuple de son péché. Car le péché, c’est en religion le nom de l’offense. Les chrétiens aussi ont eu une fête pour le pardon : en Bretagne, de nos jours encore, des cérémonies et fêtes du grand pardon ont lieu le 15 août à l’occasion de l’assomption de la vierge Marie. C’est un procédé similaire au bouc émissaire sauf que la Vierge partant au ciel, nos fautes sont emportées encore plus loin !

Le christianisme donne une grande place au pardon. Le Christ dans le Notre Père enseigne  : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Si nous connaissions tout de notre vie, si nous étions pleinement vigilants, nous saurions peut-être combien d’offenses nous avons faites à Dieu, c’est à dire à la Plénitude, la Lumière, le Grand Esprit, ou Esprit, la Conscience, le Soi. Nous l’ignorons, mais l’évangile du débiteur impitoyable nous laisse craindre le pire. C’est l’histoire d’un homme qui se vit remettre soixante millions de dettes par le Roi, mais qui refusa d’effacer à son tour une dette de cent pièces qu’on lui devait. Il fut rattrapé, il fut traité comme il traita. Le roi, c’est une figure de Dieu et l’énormité de la somme est un symbole de l’énormité des offenses que nous commettons sans même y prêter garde. C’est la même inconscience que couvre le Christ en croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Dans cette optique, il est clair qu’il n’y a pas que Dieu que nous offensons sans y faire attention ou sans mesurer ce que nous faisons. Il y a aussi plus simplement les gens que nous côtoyons, ou la nature même. Nous ne sommes pas que des offensés dans la vie, mais des agresseurs, fût-ce inconsciemment. Je me souviens du temps où j’étais prof au collège. Une mère était venue se plaindre que son fils pleurait avant chacun de mes cours. Je suis tombée des nues, j’y pense encore parfois. C’est pourquoi il est recommandé non seulement de pardonner mais même de demander pardon. Prenons une mésentente amoureuse par exemple. Celui des deux qui fait souffrir l’autre, ne le fait-il pas en réponse à un mauvais traitement qu’il pense avoir reçu ? Que l’autre n’en soit pas conscient importe peu : il nous manque tellement d’informations ! Vous me direz, demander pardon à ceux que nous offensons c’est parfois difficile, alors, à ceux qui nous ont offensés…

C’est pourquoi ça nécessite un petit entrainement. Jésus demande qu’on s’entraine au pardon au point que nous arrivions à pardonner à tous inconditionnellement, non pas une fois mais une infinité de fois, comme Amma sans doute. Un jour, Pierre demanda au Christ la confirmation qu’il faut pardonner 7 fois son offense à quelqu’un. Il reçut effaré cette réponse : «  Non pas 7 fois mais 70 fois 7 fois. » En d’autres termes, comme personne ne comptera jusque là, ça veut dire pardonne sans t’arrêter. D’ailleurs la nature nous montre que c’est ainsi qu’il faut agir. L’arbre élagué accepte de redonner des fruits, le chien oublié saute de joie la vessie lourde quand revient son maître, la plaine ne reproche rien à la lave qui recouvre ses jardins.

Alors se renverse ce qu’on peut appeler naturel et acquis. On pourrait dire que le pardon non seulement n’est pas antinaturel comme nous l’envisagions au début de cette conférence, mais qu’il est la seule attitude naturelle c’est à dire conforme à la nature. Toutes les autres attitudes ne sont que des réactions acquises devant le danger ou l’agression. Revenir à la source de notre véritable nature débarrassée des conditionnements historiques et sociaux ne doit finalement pas être impossible. La jumelle survivante des deux petites torturées dans les camps dont je parlais tout à l’heure nous en donne une preuve car elle témoigne sur youtube avoir pardonné à ses geôliers. Que le pardon soit comme ton souffle, dit le Christ. Ton souffle ? Non, tu ne le pourrais pas, mais le souffle de Dieu par ta bouche, oui, car ce qui est impossible à l’homme cela n’est rien pour Dieu.

Nous ne connaissons pas le pouvoir du pardon que nous donnons, ni même de celui que nous recevons, mais quand le Christ fait le miracle physique de la guérison du paralytique, il lui dit : « Tes péchés sont pardonnés » et l’autre se lève. Le symbolisme est clair : le péché paralyse, le pardon libère et rend le mouvement, c’est à dire la vie. Ça vaut la peine mais on n’y arrive pas tout seul.

Tel est aussi le sens de la crucifixion. Il est dit que par cette mort, le Christ, nom donné à Dieu en l’homme, la Lumière, le Refuge, « rachète » la multitude. C’est à dire,  qu’on soit chrétien ou non, que seule une lumière supérieure à la nôtre est vraiment capable de pardonner les offenses : elle efface, elle purifie jusqu’à rendre l’homme juste, déclaré non coupable. Cette lumière le délivre des raisons d’être fâchés contre lui, les autres et l’existence, elle le réconcilie.

Cette annulation totale de l’offense est le modèle de ce que doit être notre propre pardon : libérateur, souverain, généreux, cocréateur d’un autre destin pour nous et pour l’autre s’il l’accepte, d’une vie plus belle en tout cas, bénédiction. Pour en être capable, les évangiles ne nous disent pas qu’il faut que l’autre en soit prévenu, ou qu’il en soit d’accord. Ils nous donnent une seule condition : prendre refuge en Christ, trouver la Lumière. Comment ? Tout l’Orient nous a appris depuis quelques années comment on s’y prend : on s’assoit et on reste tranquille, si on peut assez longtemps pour que notre boue se dépose et que l’eau s’éclaircisse, traversée de lumière, plus claire de méditation en méditation jusqu’à l’étincellement. Lorsque tout nos bruits personnels s’estompent et qu’il reste quand même la vie, on rencontre la source du pardon c’est à dire la source de l’amour et elle devient nôtre.

Et puis peut-être qu’un jour nous viendra la sagesse de comprendre qu’il n’y a rien à pardonner. Le désordre est le terreau de l’ordre, le chaos précède la forme comme la lumière nait des ténèbres. Les racines s’entremêlent sous la terre pour que les branches au ciel se déploient et la graine du lotus ne s’offense pas de la boue qui l’entoure, elle en nourrit jusqu’à sa fleur ouverte au soleil. Si telle est la vie, en quoi l’obscur et le chaos de notre existence sont-ils des offenses ? Ce qui est, est, c’est tout. Sans ces ténèbres, notre lumière n’existerait pas.

Les sages acceptent donc que les choses soient comme elles sont, ils voient à quelle nouvelle harmonie la dissonance les a conduits. Tous ceux qui leur ont fait du tort sont remerciés. Ils sont redevenus naturels et  la nature se reconnait en eux, bénis et bénédiction.

Les Chakras

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Quand j’ai songé à parler des chakras pour cette conférence, je me suis dit que ce serait un sujet facile, vu que ça fait un certain temps que je m’y intéresse… Eh bien non. Cela ne se présente pas comme ça. Plus j’ai cherché à être précise dans l’approche des chakras, plus ma perplexité, voire mon inquiétude a grandi : en fait, il y a des désaccords sur un grand nombre de points. Alors que dire ? Que faire ? Un choix parmi ces propositions ? mais lequel ? Je ne m’y sentais pas habilitée. Finalement, j’ai choisi de vous partager ma perplexité quand elle est là, et à partir de là, étrangement, ma perplexité a fondu… ce qui me laisse perplexe ! Que sont les chakras, à quoi servent-ils et comment ça marche ? Le cas échéant, comment les guérir et leur permettre de répondre à la totalité de leur programmation, tel est donc le sujet du jour.

Commençons par le mot chakra et les renseignements étymologiques qu’il nous donne. Chakra vient du sanskrit et signifie d’abord disque. Comme on doit tout transférer en 3D, il faut comprendre « sphère ». D’ailleurs le principal exemple de chakra-disque chez les Hindous est le soleil. Ensuite, comme tout tourne, le deuxième sens du mot chakra indique la rotation et on le traduit par « roue ». Un chakra est donc un soleil qui tourne. Dans les traductions diverses de ce mot, on trouve « centre » parce qu’un chakra est un point de rencontre, on trouve aussi souvent « plexus » qui est un terme aussi utilisé par la médecine. Plexus signifie littéralement « tricot », d’après son origine grecque, ou « entrelacement ». Et c’est en effet une des particularités des chakras que de rassembler en leur sein différentes composantes de différents plans. Parfait. Sauf qu’en médecine, ce qui se rencontre, ce sont des aspects de notre corps qui se voient. Ce sont des entrelacements complexes de vaisseaux et de nerfs identifiables, visibles à l’œil ordinaire et tangibles. Qu’ils se trouvent à peu près au même endroit que ce que d’autres nomment chakra est peut-être un hasard, parce que le problème du chakra, c’est qu’il ne se voit pas.

Comment ça, il ne se voit pas ? D’où viennent alors ces bibliothèques entières de description ? D’un œil vertical qui voit ce qui est caché à nos yeux ordinaires ? Alors adhérer à ces dires relève de la foi ou de la crédulité selon le côté où on se positionne. A moins qu’on ne fasse une recherche intérieure de ressenti jusqu’à ce qu’on les rencontre personnellement, ce qui amène les sceptiques à parler d’autosuggestion quand d’autres parleront d’expérience … Depuis peu, on approche davantage les chakras avec les photos Kirlian qui ont montré en Russie dès 1939 la lumière qui se dégage de parties du corps ou d’objets posés sur une plaque photographique qu’on soumet ensuite à une forte intensité électrique. Mais quand même, le sens et la composition de ces émanations sont toujours fortement discutés et ne « prouvent » rien.

A la base de la controverse se pose cette question-ci : ce qui ne se voit pas, est-ce ce qui n’existe pas ? Une vieille amie normande me disait un jour : « Le vent, tu ne le vois pas, et pourtant il fait son travail ! » Et les microbes, existaient-ils avant le microscope, ou serait-ce le microscope qui leur a donné naissance ? Les étoiles qu’on distingue un jour au télescope non seulement ne sont pas nées le jour où on les découvre, mais souvent au contraire, elles ne sont déjfleches-en-bois-indications_23-2147533819à plus.  Comme disait Descartes qu’aucun rationaliste ne remettra en cause : « Nos sens nous trompent ». La rationalité peut s’exercer comme on veut, je ne vous proposerai donc pas d’entrer dans ce débat. Quand on roule vers Marseille depuis Paris, on ne voit pas la ville, mais on fait confiance à ceux qui l’ont vue et qui ont tracé le chemin, c’est absolument la seule façon d’aller de Paris à Marseille. Quels que soient les supports, le tuyau du voisin du dessus pour éviter le tunnel de Fourvière, l’application GPS dernier cri ou une vieille carte qui se détache aux pliures, il nous faut faire confiance et nous mettre en route, sinon Marseille jamais ne fera nos délices. Or les taoïstes et d’autres maîtres de traditions du Tibet, de l’Inde et même de la kabbale, traditions auxquelles je fais confiance, ont écarté la question de l’inexistence des chakras comme nulle et non avenue, c’est pourquoi je vous propose de les suivre.

Nous découvrons que non seulement ces traditions n’écartent pas les chakras mais qu’elles en font un des axes essentiels de leurs pratiques en transmettant des pratiques diverses pour des chakras au meilleur de leur forme. C’est que les chakras nous donnent rendez-vous avec l’énigme de l’univers, avec le vertige du sens de la vie de l’homme et même de l’essence de l’humain. De l’humain ? Regardez le corps d’un animal, il est fait plus ou moins comme le nôtre, il a aussi des chakras, nous ne sommes pas si différents. De plus en plus même on parle des chakras de la terre, et j’avoue avoir été bluffée par une photo montrant les chakras de l’homme sur une colonne vertébrale, sous forme pyramides le long du Nil.

Pour comprendre ce qu’est un chakra, son rôle et son fonctionnement, il faut cesser de voir son corps uniquement avec les deux yeux horizontaux qui voient la matière, donc cesser de se considérer comme un exemplaire de matière pleine et séparée des autres exemplaires par une frontière de peau, de pensées et d’émotions. Car dans un tel système, la communication avec le reste de l’univers est forcément très partielle, et plusieurs finissent par la considérer comme inutile, impossible même autrement que, dans le meilleur des cas, par une projection mentale ou un effort intellectuel des sciences qui vont d’un objet à un autre, d’un moi à l’atome, à l’étoile, au neurone. D’un moi à un autre que moi. Dans ce contexte, nous vivotons, nous survivons même parfois, accablés par l’hostilité de l’existence, de circonstances qui ne dépendent pas de nous, et de l’âge qui traque notre jeunesse. Ratatinés, un jour nous capotons…

En revanche, dans un système où le vivant dans son ensemble porte la marque de l’unité de sa conception (unité qu’on peut discerner dans l’atome, ou dans la rotation, ou la sphère, ou l’harmonie des chiffres et des proportions qu’on nomme le nombre d’or), alors notre corps doit forcément être relié à cette unité, à cette beauté et à cette force de conception. Et pas seulement notre corps, mais nos sentiments et nos idées, en un mot toute notre vie. Mieux, si nous y sommes reliés, nous bénéficions de toutes ces forces. Mieux encore, étant reliés nous pouvons les utiliser aussi… Voilà qui devient intéressant… Oui, mais comment nous relier ? c’est là que nous avons besoin d’outils de connexion, outils énergétiques, et que nous rencontrons les chakras. Les chakras ne se comprennent bien que dans une vision spirituelle de la matière ou une vision incarnée de l’esprit, autrement dit dans la vision de l’unité de toute création.

Le nombre des chakras est paraît-il de 72.000. Enfin chez les Hindous. Parmi eux, certains sont plus importants bien sûr, on en a compté aussi 12, 28 ou 7, ou encore 6 plus 1, et les taoïstes se limitent souvent à 3 : un étage des pieds au diaphragme qui concerne le corps et l’inconscient, un étage jusqu’en hauChakras-et-7-corpst du cou pour l’émotionnel, et puis la tête et au-dessus. Certains reconnaissent que les chakras sont organisés dans notre corps en un seul système d’autres assurent qu’il y a plusieurs systèmes qui se superposent encore au-dessus de nous, voire au-dessous. Les chakras s’étagent de haut en bas… ou de bas en haut, ils prennent racine dans le canal central (version taoïste) qu’on nomme aussi sushumma chez les Hindous – mais est-ce bien du même canal qu’ils parlent ?  s’agit-il du même emplacement ? Ils tournent toujours vers la droite ou parfois aussi vers la gauche, c’est selon. Les chakras sont polarisés ou alors la question n’est pas du tout abordée. D’ailleurs les canaux de polarisation ne se présentent pas forcément selon le même trajet et leur rencontre avec les chakras n’est pas toujours au même lieu de rendez-vous. Franchement, il y a des moments où on apprécie la science occidentale et sa rigueur dans le vérifiable, d’autant plus que dans la méditation, après un petit moment on peut ressentir à peu près tout ce qui est indiqué. Alors peut-être que peu importe après tout. De plus, heureusement, ces différentes approches ne présentent finalement que des différences minimes tant la définition de base est unique. Alors quelle est-elle ?

Elle est que le chakra est un convertisseur d’énergie en masse ou de masse en énergie. Le XXème siècle peut accepter l’hypothèse de cette transformation depuis Einstein et son E=mc2 qui explique (et ne m’en demandez pas plus !) qu’en certaines circonstances, une masse peut se transformer en énergie ; nos bombes atomiques sont appuyées sur cet accord. La masse se transforme en énergie grâce à l’explosion des atomes, ou grâce à leur fusion comme ça se passe dans le soleil. Y aurait-il en nous une possibilité de fusion atomique, ou de déflagration  d’une énergie universelle ? Serions-nous des soleils ou des bombes ? En tout cas, si une masse peutEinstein-1087041__180 se transformer en énergie, c’est qu’une énergie peut se transformer en masse. Nous sommes énergie, nous sommes masse. Même si vous ne croyez pas en ce quelque chose non-concevable, ce tout autre que la plupart d’entre nous qui conçoit ce que nous ne savons pas faire, vous êtes d’accord que vous dites parfois que vous êtes épuisé ? Qu’est-ce que l’épuisement ? L’épuisement de l’énergie dans votre masse, c’est tout.

A partir du moment où on admet cette hypothèse que l’univers est l’expression d’une unité d’énergie déployée dans la diversité des formes et que les chakras sont dans notre diversité les outils de reconnaissance de cette unité, nous sortons de l’enfer. L’univers est comblé de plénitude, nous y avons part. Notre solitude terrorisée par le vide hostile des espaces infinis s’anéantit dans la jouissance, c’est dommage que Pascal ne l’ait pas su, lui qui disait « Le silence éternel des espaces infinis m’effraie ». Car nous sommes le lieu d’une circulation d’énergie d’une vastitude à l’autre, d’une intelligence et d’un amour hors de notre compréhension. Loin d’être un corps obscur, solitaire et gémissant enfermé dans un placard voué à la destruction qu’on nomme aussi entropie, nous prenons conscience qu’il y a en nous la possibilité de devenir le temple de l’orgasme divin, mieux même, sa chambre nuptiale, et que nous sommes invités à la joie des noces. Oui, mais comment y parvenir ?

La réponse est peut-être dans la connaissance des chakras. C’est par cet organisme énergétique que le silence est devenu son, que l’amour s’est projeté dans l’incarnation, que l’Un s’est fait harmonie ou comme je le disais tout à l’heure, que l’énergie est devenue masse. Ainsi le divin est-il devenu l’hôte mystérieux de nos corps. Pour ce soir, je vous propose de retenir le chiffre de sept chakras qui structurent notre organisme et de laisser de côté les 72.000.

Je disais tout à l’heure qu’on étageait les chakras de haut en bas ou de bas en haut. En fait, la réponse est qu’on fait les deux : la lumière vient d’en haut, fréquence énergétique telle que la bible mentionne neuf hiérarchies d’anges pour descendre jusqu’à l’ange en bas de l’échelle. C’est le seul barreau accessible à notre perception – et encore pas toujours – on le nomme souvent ange gardien. Chez les Tibétains, il existe aussi des hiérarchies célestes. Rapportés aux chakras, cela signifie que l’énergie d’en haut est trop élevée pour que nous la supportions sans faire exploser notre système, elle doit être filtrée et ralentie par des sortes de turbines qui condensent la matière avec le ralentissement, partant d’une énergie qui est pure force et circulation pour arriver peu à peu à la pierre dense et immobile. A ce propos, on apprend encore dans la bible un fait étrange : que deux hommes bien intentionnés avaient touché l’arche de l’alliance pour l’empêcher de tomber pendant qu’on la transportait, et qu’ils étaient tombés raides morts. J’avais été choquée de ce manque de gratitude divine avant de comprendre qu’il s’agissait d’une loi physique : ces gentils messieurs n’avaient pas le niveau énergétique suffisant pour un tel contact que personne ne leur avait demandé et ils étaient morts d’une sorte d’électrocution, en somme. Quant à nous, quand la divinité s’incarne à travers notre canal central et nos chakras, elle ralentit sa fréquence depuis le chakra coronal au-dessus de la tête jusqu’au chakra racine du périnée avec ses relais dans les articulations des jambes et sous les pieds. Ce ralentissement permet la communication entre les états différents de la matérialisation de l’esprit.

Entre ces deux chakras dont les ouvertures sont orientés dans la verticalité, le haut vers le haut et le bas vers le bas, sont donc étagés cinq autres qui ralentissent peu à peu l’énergie divine dont nous sommes faits et qui sont disposés horizontalement. Ces chakras ayant chacun une porte arrière entre deux vertèbres et une porte vers l’avant, nous allons retrouver le chiffre 12 aussi prôné : les deux verticaux avec une seule porte chacun, puis les cinq horizontaux à deux portes, soit deux fois cinq, dix. Dix plus deux, ça fait douze, ce n’est pas la partie la plus difficile de l’approche des chakras !

A chaque étage correspond donc un état de la manifestation de la conscience si bien que certains yogis appellent les chakras « jardins de Dieu ». Chaque fois, le chakra permet la circulation de l’énergie divine, ou pour parler plus simplement, de l’énergie de la vie. Comme la vie est protéiforme, comme son expression est multiple tout en restant unifiée, les attributs des chakras sont multiples et il est tout à fait naturel qu’on parle aussi de plexus. Ainsi un chakra est relié à un chakra bannièreélément (par exemple la terre pour le périnée), à un son (une note de musique même, en commençant par le Do au périnée), il est relié à un animal (l’éléphant pour ce premier chakra), il est relié à une planète (par exemple Saturne au périnée), il est relié à une couleur et le périnée dispose de la couleur à la vibration la plus lente : le rouge, couleur vibratoire de la terre. Nous avons retenu sept notes pour faire de la musique et sept couleurs dans l’arc en ciel, il est donc facile de faire les correspondances pour chaque chakra. Baudelaire ne disait-il pas dans un poème justement appelé Correspondances : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » ?

Et puisqu’on parle de parfum, c’est le moment de rappeler que les chakras sont reliés à nos sens, et que l’odorat est attribué au chakra racine. D’ailleurs voyez, nos cousins mammifères qui sont plus proches de la terre que nous, ont souvent le nez occupé à flairer ce qui se passe d’intéressant sur le sol (ce qui soit dit en passant nous échappe plus ou moins complètement). Enfin, retrouvant la médecine allopathique, nous verrons que les chakras sont associés à des glandes – même si le périnée et le centre du ventre se voient parfois intervertir leur correspondance tantôt avec les surrénales, tantôt avec les gonades, selon les traditions. Les chakras nourrissent aussi les organes et les parties du corps en général qui sont les plus proches d’eux. C’est pourquoi le périnée est souvent considéré comme responsable de la santé des organes reproducteurs et du système d’excrétion, ainsi que de la bonne santé des jambes et des pieds. Dans une optique énergétique, on dit aussi que chaque chakra est relié à un corps, le périnée étant relié à notre corps physique, puis les autres à des corps de plus en plus subtils qui forment notre aura. Mais subtil ne signifie pas meilleur.

Il faut se garder de penser qu’un chakra serait plus important qu’un autre, plus noble ou plus honteux, puisque tous sont des expressions de la puissance jubilatoire de la création, des soleils de couleurs différentes qui n’expriment que l’intelligence et l’amour. Vous pensez que ça va de soi ? En rapport avec le chakra racine, j’ai eu la surprise de découvrir que le nerf qui parcourait le périnée s’appelait jusqu’à très récemment le nerf honteux. A contrario, nous accordons une importance hypertrophiée au mental avec notre « je pense donc je suis ». Je me souviens que quand j’étais prof, il m’arrivait parfois de conseiller à des parents une voie moins intellectuelle pour leur enfant, eh bien, s’ils ne vivaient pas déjà un calvaire familial avec le collège, ils prenaient une mine catastrophée. Le tao prône la voie du milieu, nos proverbes nous enseignent que l’excès en tout est un défaut, de même pour être heureux et partager ce bonheur, nous devons chercher l’harmonie entre nos chakras et la vitalité pour chacun d’eux sans en mépriser ou en sacrifier aucun. Pour avoir une robe d’arc en ciel comme Peau d’Âne que nous contait Perrault, il faut que nos chakras soient en bonne santé et harmonie. D’ailleurs pour qu’un arbre s’élève haut dans le ciel, il lui faut de profonds racines, et plus il s’élève, plus il s’abaisse. Tous nos chakras sont donc indispensables, chacun à leur place.

Oui, mais comment savoir si nos chakras sont harmonieux ? On peut entrer dans une intériorisation et une visite introspective de nos chakras pour les sentir. Mais il y a plus simple, répondons à cette question : notre vie est-elle harmonieuse ? Sommes-nous de doux rêveurs sans cesse à la ramasse, comme disent les chakra-659123_960_720enfants de ceux qui sont largués dans leur monde loin des réalités matérielles ? Serions-nous capables de traverser la rue en regardant du mauvais côté ou sans regarder du tout, la tête dans les nuages et les pieds on ne sait pas où ? Ou encore, notre main frétille-t-elle vers la télécommande dès qu’un documentaire est annoncé à la télé ? Nos pas nous entraînent-ils vers le bistrot chaque fois que notre compagnie pousse la porte d’une église, ou au contraire n’aspirons-nous qu’à des ashrams et des heures de méditation, fuyant l’idée de chausser des baskets pour un moment de sport ou d’un peu de ménage ? Sommes-nous toujours placides et de bonne humeur ou sujets à des haut et des bas dans tous les domaines de l’émotion ?

Si tel est le cas, il y a fort à parier que le chakra correspondant dysfonctionne. Il peut être ralenti, voire atrophié, il peut se courber sur sa tige, tourner dans le mauvais sens et autres manifestations que les clairvoyants vous décriraient mieux que moi.

Considérant qu’avoir l’information d’un dysfonctionnement, c’était le début de la guérison, j’ai d’abord pensé à commencer par un tableau des chakras pour nous aider à discerner où nous allons bien, et où ça fait pimponpin. Mais comme j’ai été amenée dans ce tableau à accumuler des signes de dysfonctionnement dans lesquels je me suis reconnue à peu près à chaque étage, j’ai fini par me démoraliser moi-même. Du coup, envisageant qu’il en serait peut-être de même pour vous, j’ai décidé de commencer plutôt par vous partager les moyens de guérison qui sont venus à ma connaissance.

Le premier moyen est l’état d’esprit dans lequel nous allons nous intéresser à nos chakras, c’est-à-dire à nous. En premier lieu, pas de culpabilité : si nous nous sentons concernés par des déséquilibres, ne nous sentons pas fautifs. L’épanouissement des chakras dépend de la nourriture qu’ils ont reçue, tout comme des fleurs dépendent d’eau et de soleil, alors ce n’est pas de notre faute si notre chakra racine par exemple n’a pas reçu sa nourriture quand nous étions bébés, en revanche, ce sera grâce à nous s’il guérit. Comme tout le reste de notre corps, les chakras dépendent aussi des mémoires ancestrales, et si notre arrière-arrière grand-père faisait cuire sous sa selle des steaks cannibales, nous n’en sommes pas directement responsables. Il est bien suffisant que nous reconnaissions en nous des pulsions bizarres qui ne nous appartiennent pas et que nous ayons envie d’y mettre un terme. Comme on dit dans le bâtiment, c’est notre chantier et il n’y a aucune raison de culpabiliser devant un chantier. Au contraire, prenons conscience qu’en nous occupant de ce chantier, nous travaillons aussi pour notre lignée avant arrière, et pour tous les humains qui ont des problèmes en résonance avec les nôtres. Si nous devons choisir un état d’esprit, reconnaissons notre valeur et comme dit l’émission télé, notre juste choix.

Ensuite, un peu d’humilité ! Rappelons-nous que nous ne sommes pour rien dans l’existence des chakras. Quand nous créons la vie, comme nous les femmes qui foetus-4mois-gifconcevons des bébés dans notre ventre, c’est dans la plus parfaite inconscience. Comment cela se fait-il ? Qu’est-ce qu’il est en train de créer en moi, là maintenant mon bébé ? Mystère. Aujourd’hui, la science a fait changer les choses et nous sommes mieux au courant de ce qui se passe. Nous pouvons par exemple aller rendre une visite échographique à ce miracle, mais, documentaire ou échographie, nous regardons comme un badaud s’esbaubit devant un spectacle qui lui est offert… Nous ne savons pas créer un chakra, pas plus que nous ne serions capable actuellement de créer un papillon ou un éléphant. Et même dans l’assemblage d’objets nous ne sommes pas tous égaux… Un jour, pour nous rendre service parce que nous avions déclaré forfait, un copain a démonté tout mon aspirateur en panne, et puis, quand il a eu toutes les pièces et toutes les vis par terre autour de lui, il n’a plus su quoi en faire, tout a fini à la poubelle. Vous imaginez qu’il nous a bien fallu ensuite un apéro consolatif ! Bref, notre ignorance nous incite à nous tourner vers la connaissance des chakras avec humilité et simplicité, et sans nous décourager. Si nous voulons absolument accompagner d’un sentiment l’approche de nos chakras, faisons comme le badaud devant le spectacle ou les parents devant l’échographie : émerveillons-nous de ce que nous découvrons.

Troisièmement, pas de reddition devant la difficulté ! Ce n’est pas parce que nous ne savons pas construire un chakra que nous ne savons pas le regarder, n’est-ce pas ? Alors, puisque le chakra est énergie, et que l’énergie est lumière, la méthode la plus indiquée pour le renflouer, le guérir etc. ne peut être que d’utiliser la lumière. En effet, si nous ne sommes pas les créateurs de la lumière, nous avons pourtant une action possible avec elle. Prenons l’exemple d’une maison, nous savons comment faire entrer la lumière le matin : nous tirons les rideaux et ouvrons les persiennes pour ne pas être coupés du soleil, de la source de lumière. Dans cette maison qu’est notre corps, ce genre de maison que les mystiques appellent un temple, il y a des volets et des portes, apprenons à les ouvrir. Et le soir, quand nous rentrons et qu’il fait noir, la première chose que nous fassions est d’allumer la lumière en appuyant sur un bouton qui amène l’électricité. Et même si ce n’est pas nous qui avons tiré les lignes, ça marche – en ce qui me concerne, je dirais même que ça marche encore mieux ! Dans notre corps aussi il y a des lignes d’électricité qui nous alimentent, et ça marche d’autant mieux que ce n’est pas nous qui les avons installées, il nous suffit de trouver le bouton.

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Dans un cas comme dans l’autre le moyen d’éclairer est simple, il n’y en a pas d’autre : rétablir le lien avec la lumière. Dans l’électricité, le bouton d’action de la lumière s’appelle un interrupteur. Il se définit donc par sa possibilité de couper l’arrivée de la lumière ; en d’autres termes, sans notre véto, elle éclairerait toujours. C’est normal, c’est la nature de la lumière que d’éclairer. Nous aussi nous devons prendre conscience que la lumière de la vie est toujours là, qu’elle est toujours à notre disposition, parce que c’est sa nature de nous éclairer comme elle éclaire tout. Le blocage vient de nous, et c’est une bonne nouvelle parce que rien n’est désespéré alors, il suffit d’ouvrir les volets, de déplacer la position de nos boutons intérieurs de off à on. Certes, parfois, on n’a pas compris qu’on est dans le noir et on ne sait pas qu’il pourrait en être autrement si bien qu’on n’a même pas l’idée d’éclairer, mais parfois, un autre problème se pose : le bouton est coincé, le volet aussi. Ca arrive mais ça ne détruit pas la lumière, elle nous attend. Occupons-nous donc de ce qui coince, et qu’est-ce que c’est ? La crasse, la poussière, la rouille ? C’est quelque chose qu’il faut enlever. Le remède est donc le suivant : nettoyer. Nettoyer, nettoyer, nettoyer.

Le désir de nettoyer est le premier de nos outils. Il faut faire grandir ce désir. Pour faire grandir en nous le désir de nettoyer, il faut prendre conscience que ce sont nos pollutions qui nous empêchent d’être heureux et tranquilles, de rencontrer la joie immuable (mais non pas immobile) en quelque sorte, prenons conscience que nos désordres sont comme des négatifs de pellicule photo : ils indiquent la lumière, le noir indique le blanc. Croiser l’ancien entraineur de foot qui nous a ridiculisés nous retourne l’estomac chaque fois que nous le voyons ? Parfait. Écoutons notre estomac et faisons le travail pour lui. Quand le désir de nettoyage, appelé aussi purification atteint le tourment, c’est ce que les mystiques appellent la soif. Là c’est très bien, ça donne du carburant ! Donc il nous faut regarder du côté de ceux qui sont déjà dans la lumière. Regarder ceux qui sont heureux, les boddhisattvas, les saints, les sages de tout poil, chercher à en rencontrer en livre, en film, en vidéo, en chair et en os. Ce qui nous bouleverserait ne les fait pas frémir ? Comment ont-ils fait pour rester heureux dans des trajectoires souvent difficiles ? Par contraste, notre obscurité, c’est-à-dire notre inconfort, notre dépression, notre dépit, notre colère ou notre maladie vont nous insupporter de plus en plus, au point que nous crierons « Docteur faites quelque chose ! » et que nous accepterons d’entendre que le docteur est en nous. Ce n’est pas de notre faute si nous en sommes-là, mais c’est notre responsabilité si nous y restons…

Ensuite, fixons-nous des objectifs clairs et ne mettons pas toutes les pièces de notre vie en vrac sur le tapis comme fit mon copain bricoleur. Ayons de la méthode. Par exemple, dans le domaine sexuel ou amoureux, quel est notre plus mauvais souvenir ? Un sujet que nous pourrons élargir à « quel est notre deuxième plus mauvais souvenir ? » quand nous aurons désactivé le premier. Voyons aussi la responsabilité que nous avons prise par nos actions et renversons la question : « Quel plus mauvais souvenir avons-nous pu laisser à quelqu’un ? » Cela aussi se nettoie. Ce qui n’est pas parfait, attelons-nous-y, en nous contentant d’un problème à la fois. Et puis commençons par les petits problèmes : puisque nous sommes néophytes, nous n’allons pas nous attaquer à la bombe tapie en nous premiers pas
avant d’avoir appris comment déminer, ou nous risquerions de sauter ! Laissons donc les horreurs de côté pour commencer, entraînons-nous à éclairer les petites ombres en discernant clairement d’abord l’intérêt que nous avons à nettoyer pour stimuler le désir. Le bébé qui reste debout pour la première fois quelques secondes est un bébé triomphal, nous les grands, quand nous aurons réussi à nettoyer un dysfonctionnement à notre portée, nous vivrons aussi le triomphe.

Nous savons que nous ne pourrons pas venir à bout de nos pulsions vers la cigarette en prenant une cigarette, et que l’idée de calmer notre colère en gueulant un bon coup n’est qu’une illusion. L’apaisement ne sera que passager, l’envie nous reprendra vite d’une autre cigarette ou d’une fureur nouvelle car ce n’est pas le plan qui nous a amené au dysfonctionnement qui nous en sortira. Faisons donc comme les petits enfants. Quand ça ne va pas et qu’ils ne trouvent pas de solution à leur difficulté, ils appellent papa-maman. Agissons de même. N’allons pas seuls à la rencontre d’un chakra qui souffre, relions-nous d’abord à la lumière et à l’amour. Comment ? Par une prière, une pratique de yoga ou de tao, par la détente et l’attention au souffle habité de lumière, de prana, de chi. Par l’immobilité tranquille et par une décision de confiance, en rappelant à notre attention toutes les parties de notre être dispersées dans les pensées et l’inconscience, c’est-à-dire en nous recueillant.

Les pratiques de yoga ou de tao, les traditions des hébreux, proposent diverses façons d’appeler à notre rescousse cette lumière qui ne vient pas de nous en l’attirant dans les chakras ou le canal central sans pour autant rentrer dans une révision de vie. Maître Chia enseigne par exemple comme pratique préalable à toute autre la connexion avec l’étoile polaire. Apprendre à utiliser les couleurs et les sons, apprendre à ouvrir le canal intérieur depuis le sommet du crâne jusqu’au périnée, apprendre les allers et retours qui nettoient comme on passe un écouvillon, (qu’y aurait-il de plus insensé qu’un ascenseur qui ne saurait pas descendre ?) apprendre à demander à l’énergie de tourner dans un sens ou dans l’autre à travers les douze chakras au niveau de la peau et les nettoyer par la circulation de l’énergie, ce qui forme une orbite que les taoïstes appellent orbite microcosmique ou petite circulation céleste. Apprendre encore à inviter l’énergie du ciel et de la terre à se rencontrer dans le cœur, comme le montrent des illustrations du Tibet, comme le montre aussi à tous les yeux le chandelier à sept branches à l’entrée du temple. Sept flammes, sept soleils qui s’unifient dans le bougeoir central sansmenorah pour autant disparaître de leur place. C’est ce même rendez-vous que représente aussi la rose épanouie au centre de la croix chrétienne et qui a donné leur nom aux Rose-Croix.

Et puis on peut aussi nettoyer par l’examen de notre existence, ce que Thérèse d’Avila appelait la « claire vision » tout en insistant sur son caractère désagréable quand on l’obtient ! Il faut du courage en effet pour voir certains aspects de nous qu’on préfèrerait différents, et du courage aussi parce que la rencontre d’un centre qui souffre amène forcément à la rencontre d’une souffrance : celle qu’on voulait nettoyer bien sûr, et peut-être aussi une autre dont nous avons le brusque souvenir : quand on écoute son corps, quand on lui demande ce qui ne va pas, il parle. On reçoit un souvenir, une douleur pas toujours localisée où nous l’attendions, une émotion. Alors, accueillir la souffrance, respirer dedans, lui parler, braver la peur, appeler la lumière que nous pouvons choisir blanche, dorée ou de la couleur du chakra correspondant, lui faire confiance même si on ne la voit pas et puis le moment venu, laisser se dissoudre cette souffrance, messagère inutile dès lors qu’elle a été entendue, ne garder que la lumière, la paix et le merci. Le merci et le partage d’un cœur reconnaissant à tous les êtres. Et peu à peu, découvrir pendant ces temps de descente intérieure qu’on peut souffrir et être tranquille et heureux en même temps parce qu’en nous coexistent le relatif et l’absolu.

Je n’aurai pas le temps de m’arrêter en détail sur chaque chakra, mais restons un peu avec le chakra du bas. On dit que les chakras s’épanouissent de sept en sept ans et que l’épanouissement de chaque chakra dépend en partie de la santé du chakra du dessous en sorte que si celui-ci dysfonctionne, cela se répercute en chaine. Si dans notre maison les fondations sont ratées, pourrons-nous être en sécurité au quatrième étage? Le chakra racine étant notre socle, c’est la base de tout notre développement ultérieur, il est sans jeu de mot, fondamental. Sur ce point toutes les traditions s’accordent : quand on veut commencer à se transformer, il faut absolument commencer là. D’ailleurs reprenant l’image de l’échelle de Jacob, nous voyons bien que pour qu’une échelle mérite son nom, il faut d’abord la caler correctement sur le sol. Sans bas, pas de haut.

Voilà pourquoi, bien qu’il soit dans notre corps le dernier stade de la descente de l’énergie dans la matière, c’est par lui qu’il faut entreprendre le chemin inverse du retour à la source. Et nous savons maintenant pourquoi il porte le numéro 1 et non 7… Quand on jouait à la marelle, le ciel était en haut, la terre en bas. Vous souvenez-vous ? Quiconque cherchait à sauter des cases sans partir de la terre, et même de son milieu, était disqualifié et ça n’a pas changé. Le jeu de la marelle est une véritable parabole de notre chemin sur terre, il nous dit que pour ne pas être disqualifié dans notre ascension vers le ciel, il faut commencer par le début, dans la terre.

Ce chakra qu’on nomme aussi chakra racine est comme son nom l’indique celui qui nous permet d’être bien enracinés dans la terre. Son symbole géométrique est le carré (c’est-à-dire en 3D le cube) et le cube représente la stabilité de la terre, comme la pierre d’angle biblique sur laquelle on construit le temple. Car cette stabilité dans la matière est la réponse de la terre à la stabilité invariable de Dieu, son sourire de connivence. Ce premier centre se nourrit dès le stade embryonnaire et son niveau d’action est très ancré dans l’inconscient. C’est le chakra de la survie physiologique sans lequel la course s’arrête au début. On l’associe au stade oral : sans tétée, bébé meurt, sans goûter, il ne connait rien.

Si nous avons reçu une bonne réponse à tous nos besoins élémentaires de sécurité, si nous avons été nourris, changés, dorlotés, si nous avons eu un toit, si nous avons eu chaud juste comme il faut au plan des conditions physiques et affectives, nous avons bénéficié des conditions de son plein épanouissement. Quand nous marchons, nous somoney-515058__180mmes amis avec la terre et nous communiquons de chaleur à chaleur, de poids à poids, « les pieds sur terre ». Du coup nous nous promenons dans une constante sécurité et confiance, l’argent comme le travail et la maison nous arrivent sans problème : notre organisme a intégré l’idée que les conditions matérielles sont parfaitement assurées et ensuite, ce que nous attendons se crée tout naturellement. Tout nous réussit. Par contre, si nous avons manqué de sécurité entre la conception et l’âge de sept ans, alors nous aurons un sentiment de carence et nous allons imprimer cette marque dans tous nos chakras supérieurs, ce qui amènera égocentrisme et repli sur soi. Même l’aisance financière, si elle nous arrive, ne parviendra pas à gommer notre inquiétude et ce sentiment prégnant de manque. Un grand manque de réponse à notre instinct de survie peut aller jusqu’à provoquer en nous des tendances suicidaires. Et si nous avons des enfants, pourrons-nous faire autrement que de leur transmettre ce que nous sommes ?

Certaines traditions ajoutent au territoire de ce chakra la force sexuelle puisque le départ de cette force se trouve au périnée mais, ayant dit assez de choses sur le chakra de la base, je vais concéder ces attributions au deuxième chakra : c’est dans le ventre qu’il y a l’utérus et le bébé. Ce chakra est considéré comme le plus important (oui, d’accord, le deuxième plus important, après le premier !) par les japonais qui le nomment hara et les taoïstes qui en font le foyer central du bas du corps qui va des pieds au diaphragme, le nommant tan tsien inférieur, puis simplement tan tsien.

Il se situe géométriquement au centre du corps entre les pieds et la tête, si bien que tous les élèves des arts martiaux apprennent à rester là en connexion vers la terre. Au centre ça ne bouge pas et l’œil du cyclone est d’un calme absolu, au contraire de la périphérie. Pour traverser l’existence dans notre corps avec calme et force, pour agir dans une action juste, il faut apprendre à connaître et habiter notre centre du ventre, c’est-à-dire y laisser la conscience posée dans l’attention au Chi. Selon les Taoïstes, dans le ventre le chi est un océan. Le ventre est le lieu tendre, la terre meuble qui accueille le grain du Royaume de Dieu, c’est-à-dire la force du pouvoir divin. Mais il est obstrué aussi par les mémoires sexuelles les nôtres et celles de nos ancêtres, mémoires de grossesse, d’accouchement,d’avortements et de viols. Pour le nettoyer, nous devons nous coltiner avec toutes ces mémoires, depuis la plus petite enfance. Qui nous a dérangés dans ce domaine pour la première fois ? La sensualité et la sexualité nous perturbent depuis l’enfance et si nous ne faisons rien, ça ne passera pas tout seul. Nous serons comme ce vieux solitaire sur son lit d’hôpital qui exhibe son sexe dès qu’il passe quelqu’un dans le couloir. Est-ce vraiment ce que nous voulons ?

Et pour le chakra de l’estomac, entrons dans la peur de manquer de nourriture ancrée dans les cellules depuis la préhistoire. Sommes-nous capables d’une simple diète sans nous sentir mal, énervés dès le matin ou totalement déprimés ? Sommes-nous affaissés sur notre plexus solaire en avalant nos rayons ou plastronnons-nous excessivement comme des matamores ? Le plexus solaire, c’est le rayonnement de notre lumière terrestre dans la clarté de la pensée et l’affirmation de notre personnalité, c’est l’étage de la liberté. Les anciens disaient que sa constitution était achevée à 21 ans, ancienne date de la majorité.chakras2

Le chakra du cœur accueille l’amour inconditionnel et universel, mais aussi le lieu de nos amours, de notre besoin d’être aimé. Pourquoi avons-nous ce besoin d’être aimé sinon parce que nous n’avons pas su tourner notre manque vers la source intarissable et parvenir à nous aimer nous-mêmes ? Dans la plupart des cas, nous tombons amoureux, nous ne nous aimons pas, notre chéri ne s’aime pas non plus, et pourtant, tous les deux nous voudrions nous aimer… ce n’est pas gagné !

Le chakra de la gorge est à l’entrée de la porte étroite du cou. Si nous avons la gorge serrée, les cordes vocales fragiles, des écoulements du nez, des angines, si nous avons les épaules remontées, les mâchoires crispées, la langue sans repos comme ces pauvres vieilles langues qui se tordent dans les hospices entre des gencives édentées, ce sont de bonnes indications pour nous intéresser à la façon dont nous communiquons. Nos paroles véhiculent-elles la peur, la rétention de notre petit pouvoir, le refus d’écouter et d’entendre ? Chuchotons-nous ? Claironnons-nous ? Savons-nous nous taire ? Est-ce bien seulement l’amour qui monte jusqu’à nos lèvres ? Quand la parole est habitée de lumière et d’amour, elle est la parole de la conscience, c’est la parole d’or. Elle est parole magique et puissante, parole agissante, créativité. Ce centre est associé à l’ouïe de ce qu’on entend sur la terre et de l’intuition, la voix de notre petit doigt. Est-ce que nous nous reconnaissons dans l’épanouissement de notre cinquième centre ? Il faudra bien pourtant le travailler pour passer la porte dite de la connaissance et rencontrer la sagesse, la conscience qui a son trône en ajna chakra, et qu’on appelle le troisième œil.

De quoi est fait notre mental ? Dans la tête, qu’est-ce qui nous terrorise encore en politique ou religion quand nous y pensons ? Les nazis ? L’inquisition ? L’enfer ? Disons-nous des phrases comme « Je pars du principe que… J’ai toujours dit que… Moi j’estime que… etc. » Avons-nous encore des principes ? Des jugechakra coronal bouddhaments sur les autres civilisations ? Et si nous avons réussi, en sommes-nous vaniteux ? Pire, en tirons-nous de l’orgueil ? Vite, descendons tout seuls de cette échelle avant que la vie ne nous bascule car le point commun de toutes ces pensées est qu’elles sont marquées par notre histoire personnelle et tout ce qui fait notre vie de bipède séparé des autres. L’orgueil a ses fondations dans le sable de notre égo. A mesure que nous nettoyons et que tombent les taies de notre œil intérieur, nous accédons à une compréhension non conditionnée de ce qui est, à l’éveil, au satori des japonais. Alors de ce point comme avec un périscope, nous pouvons voir ce qui tire à hue et à dia dans nos autres chakras, les aligner et y amener la sagesse. De là, dit-on, entrer dans tous les univers.

On ne dit rien du chakra coronal qui est au-delà, ou en-deçà des mots. Ça tombe bien, vu l’heure…

Voilà. Le chemin est long, il débouche sur un chemin sans chemin, mais une excursion peut être belle des les premiers pas, choisissons de voir ainsi notre voyage intérieur. Et même si la balade est éprouvante, même si nous sommes atterrés par l’ampleur de la tâche, surtout ne nous laissons pas décourager, Ne croyons pas que nous n’avons pas assez de force. Nous sommes submergés ? Mais il faut un commencement à tout. Il a fallu un commencement à notre tristesse, à notre colère, à notre frustration. Comme ces petites bêtes qui poussent des boules de terre de rien du tout jusqu’à ce qu’elles deviennent énormes, nous avons, nous aussi poussé notre petite crotte de colère et d’angoisse et elle a grossi à chacune de nos pensées de jour en jour jusqu’à l’oppression. Il nous en a fallu, de la force et de la persévérance. Prenons-en conscience et avec l’aide de l’amour divin, servons-nous en pour rouler notre boule de lumière. Elle aussi, elle commence par le commencement : une courte pensée, un oui. Peu à peu, au lieu de vivre dans le tourment ou le tripatouillage interne, nous nous laisserons rencontrer par la joie, la jubilation, la jouissance, et rayonnant de nos sept soleils, nous offrirons l’arc en ciel.

Françoise Gabriel

L’amour amoureux

De l’adolescence au grand âge, quel est souvent le plus grand désir, la plus grande joie ou le plus grand manque de nos cœurs ? L’amour, et particulièrement l’amour amoureux qui réjouit le cœur et fait trouver belle la vie. Alors comme au mois de mai, le dicton nous enjoint de faire ce qui nous plait, j’ai choisi cette date pour parler de l’amour, du besoin que nous en avons, des obstacles que malgré nous nous rencontrons à le vivre, des moyens de les surmonter, du bonheur enfin. Et pour nous promener dans ces paysages de l’amour amoureux, nous suivrons comme d’habitude les guides touristiques de l’étymologie,  de la mythologie et des enseignements des sciences humaines et traditions spirituelles.

Sur l’origine du mot amor, il règne un certain mystère. Par contre de cette racine « am », ont surgi des fleurs faciles à distinguer, comme le verbe aimer. Hélas, ça ne nous aidera pas à définir ce qu’est l’amour tellement on aime le coca et Dieu, la musique et le chocolat, la solitude ou se gratter les orteils… Peut-être aurons-nous plus de chance du côté des autres fleurs ? Voici ami, amitié, et même leurs contraires : l’in-imitié, c’est-à-dire la non amitié qui transforme l’autre en cet en-nemi, qui ne vous aime pas. Ah ! là ça donne l’indication que l’amour est une force et non une pure abstraction car un ennemi risque à tout moment d’agir pour nous nuire ou alors il n’est plus notre ennemi. Un peu plus loin dans ce jardin des mots, on rencontre plus pacifiquement mais non moins péniblement le désamour amoureux. Eh oui ! L’amour peut être une amourette et l’amoureux ira s’amouracher plus loin… Pourtant avant de se désaimer, n’était-on pas amants ? Et que vivent les amants, sinon cette attraction qui définit le mot aimant et sa famille ? L’amour serait donc une force, mais quelle force ?

La force de la vie. Nous en avons besoin pour vivre heureux, et même pour vivre tout court, comme l’ont montré des études faites dans des orphelinats rudimentaires d’Arménie où la mortalité infantile était importante. D’ailleurs, même si nos parents ne s’aimaient pas quand ils nous ont conçus, même si nous étions le fruit d’un viol, cela aurait peu d’importance, en fait. Ça a l’air d’être de la provocation mais ça n’en est pas, parce que quoi qu’il y ait eu d’événementielsperm-956482_640 entre nos procréateurs, c’est d’une explosion d’amour que nous sommes nés. Dans la chaleur du ventre maternel, il y eut une attraction d’amour tellement puissante entre le spermatozoïde et l’ovule qu’elle mena à la fusion totale. C’est de cette fusion initiale que le miracle de notre vie est venu, fusion indissoluble tant que nous respirerons.  Toute notre vie, nous serons marqués de la nostalgie de cet instant sublime, cette fusion d’amour dans laquelle l’une et l’autre partie sont mortes à elles-mêmes et devenues autres. Et selon comme nous sommes, nous chercherons l’amour dans une voie spirituelle ou l’amour dans une voie amoureuse, à moins que cassés par la vie et l’hérédité, nous ne préférions nous éteindre qu’étreindre…

Chez les Grecs, l’amour est représenté par Aphrodite, nommée Vénus par les Romains. Une tradition la dit née des testicules du géant du temps, lorsqu’il fut émasculé par son fils Zeus-Jupiter qu’il avait d’ailleurs pensé avoir mangé tout cru à sa naissance (un bon paquet déjà pour les premières mémoires cellulaires de Vénus, non ?). Or, la dernière semence de Chronos tomba dans la mer et de cette fusion naquit Vénus dans sa perfection. Elle était d’une beauté à tourner la tête et court-circuiter les cerveaux.

Nous intéresser aux amours de Vénus nous renseignera sûrement sur l’amour, puisqu’elle est la déesse de l’amour. Disons-le tout de suite, elle ne fut pas très heureuse dans ce domaine, même si elle fut très aimée, enfin aimée… nous verrons si le terme est bien adapté ! Par exemple, voici son histoire de couple officiel avec Vulcain. Vulcain était boiteux et complexé, ayant été rejeté par sa mère, mais rejeté au sens propre. Comme il était le seul fils légitime du roi et de la reine de l’Olympe, Jupiter et Junon, tout le quartier était venu assister à sa naissance. Las ! L’enfant vint au monde si laid, si laid que sa mère en eut honte et colère et qu’elle le bazarda promptement par la fenêtre. Il en garda une entorse divine et s’en alla occuper le royaume du feu de la terre dont personne ne voulait là-haut.  C’est alors que dans ses fourneaux, il se montra le magicien le plus merveilleux, capable de créer toute forme à partir des métaux et du feu terrestre. Tout le monde en parlait partout. Un jour, la curiosité de sa mère fut plus forte que sa rancune et elle l’invita à monter une expo au séjour olympien. Il arriva. Et que vit-il ? La beauté, la grâce et l’amour en une seule Vénus. Lui, le maître du feu, il s’enflamma ; lui la laideur même, il voulut la beauté pour femme. Tout le monde se récria, on lui prédit un sort peu enviable. Rien n’y fit. Il finit par emporter l’accord de sa mère grâce à une histoire de fesses : il lui offrit un siège magnifique pourvu d’un vice caché : il collait au derrière. La démarche de Junon ainsi troussée était d’un tel ridicule qu’elle céda Vénus à son fils contre la rupture du sortilège. L’histoire ne dit pas qu’on demandât son avis à Vénus. Apparemment, de tout temps la femme fût-elle déesse, a peu été consultée dans l’établissement des mariages.mars-et-venus

Or Vénus n’aimait pas Vulcain. Comment la grâce pourrait-elle tomber amoureuse de la laideur ? On l’avait mariée ? En tout cas elle mettrait les pieds en bas le moins souvent possible, c’était niet une fois pour toutes. Les époux vécurent donc peu ensemble, si bien que… A votre avis, que se passa-t-il ? Il se passa qu’elle se prit de passion pour Mars. Ah ! Mars…  farouchement beau, à l’énergie bouillonnante. Certes, des mauvaises langues le disaient peu intelligent et belliqueux, et d’ailleurs il était aussi bien le dieu des semences que le dieu de la guerre, dieu d’énergie brute de la vie comme de la mort. Peut-être était-ce cela qui charmait Vénus ? En tout cas, elle aima son beau camionneur avec tel emportement qu’ils en perdirent bientôt toute prudence. Les potins allaient bon train au point que leur écho en parvint jusqu’aux forges de Vulcain. Fou de douleur et de rage, le cocu conçut un filet d’airain, traqua le flag, et au moment fatidique, il jeta le filet sur les coupables que toute l’assemblée des dieux vint longuement voyeurer.

Ainsi finirent les amours connues de Mars et de Vénus car le mythe ne dit pas que leur passion survécût à cette humiliation. Mais ils eurent quand même un enfant  tous les deux: Éros-Cupidon. Ce petit dieu est fils de l’amour et de la guerre, à jamais bébé facétieux, enfant gâté désœuvré qui occupe son temps à décocher des flèches enflammées de désir orgasmique à d’innocentes victimes.  Ô cupide Cupidon, tu déclenches une avide cupidité de l’autre comme d’un « objet «  de désir, dans un mouvement de con-cupis-cence érotique. Que comprendre de ce nom que les Romains te donnèrent ?  Que le désir charnel peut fort bien ne pas s’accompagner d’amour et que cette force qui donne la vie quand elle accepte la métamorphose comme nous l’avons vu au niveau de l’ovule et du spermatozoïde, cette force est étrangère au désir brut. Cupidon, tu nous parles d’une pulsion de l’égo qui réduit l’autre à un objet à usage personnel.  C’est pourquoi souvent tu compagnonnes avec la mort : Cupidon et la Mort, Éros et Thanatos, puissance de vie, puissance de mort, attraction des corps comme objets. Car un objet, par définition, ça se prend et ça se jette… État enfantin de l’amour semble-t-il, vu l’âge de Cupidon qui jamais ne grandit.

Ne confondons pas Cupidon avec le petit dieu Amour qu’on voit souvent aussi dans les sculptures. L’histoire d’Amour se rattache à une autre tradition autour de la naissance de Vénus, cette fois fille de Zeus. On raconte qu’il y eut à cette occasion grande fiesta dans l’Olympe. Parmi les invités, le Dieu de l’Abondance abusa de nectar au point d’avoir besoin d’une petite sieste. Mais il ne s’aperçut pas qu’il avait été suivi dans le jardin par Pénurie, déesse du manque et de la pauvreté. Bien sûr, Pénurie  était éperdument amoureuse de tout ce qu’elle n’avait pas, et voulut un enfant d’Abondance. Elle mit à profit l’état semi-comateux du dieu, et naquit alors Amour, qu’on attacha à Vénus car il fut conçu le jour de sa naissance.

L’ambivalence de l’amour est encore soulignée ici, mais elle n’est plus de l’ordre de la violence du désir érotique. Il s’agit plutôt de démontrer comment au niveau des sentiments, l’amour est le fruit de l’attraction du moins vers le plus, fruit de la volonté (celle de Pénurie) de s’approprier le bien d’autrui à la faveur de son inconscience du danger (inconscience d’Abondance). Ce mythe raconte encore comment, puisque chaque être tient de ses deux parents, l’amour peut être  à la fois voleur, pauvre et dépressif, et aussi riche, joyeux et débordant de puissance vitale.

On reconnait dans l’amour humain bien d’autres symboles de ces contes. Comme Vénus issue de la semence de Chronos, l’amour humain est enfant du temps, et il est bien connu que le temps tue ses enfants comme Chronos le fit des siens. Ainsi, le temps tue la joie de l’amour, car même si par extraordinaire il avait traversé victorieux toutes les épreuves des ans, la mort enfin aurait sa peau. La naissance de Vénus sortant des flots nous ramène d’ailleurs au miracle initial de l’entrée dans le temps : Vénus est sortie de la mer et la mer est le berceau de la vie. Dans l’utérus maternel, l’eau est salée. L’amour est normalement agréable, au moins un moment, parce qu’il est nécessaire à la survie de l’espèce.

Vénus sortant des eaux
D’une façon générale, la mythologie ne donne pas de l’amour une image idyllique : même chez les dieux, les obstacles sont énormes, et ce n’est pas Junon, sans cesse jalouse et cocufiée par son divin mari qui me contredira, ni Diane qui préféra rester farouchement vierge,  ni Daphné, qui supplia d’être transformée en arbre plutôt que d’être violée par Apollon, ni, ni… Mais jetons et un voile pudique sur les amours divines, et un regard plus attentif sur ce qui peut bien nous empêcher d’être heureux en amour.

La première catégorie des obstacles à l’amour, c’est la chosification, la réduction pour notre bénéfice personnel de l’autre ou de la vie à un objet. Elle renvoie à l’égoïsme, c’est-à-dire à l’égo roi et c’est la cause de bien des échecs de l’amour amoureux.

Par exemple, sur quoi reposait la fascination de Vulcain pour Vénus, et plus généralement, la fascination qu’on peut éprouver pour un être ? Souvent c’est parce qu’il possède ce qui fait défaut et envie. Demandez aux moniteurs de ski s’il leur est difficile de séduire les jeunes débutantes !  Derrière cette fascination se cache souvent un égoïsme un peu enfantin comme celui du bébé qui aime sa maman et consomme son lait. Vulcain veut la beauté de Vénus comme Pénurie veut l’Abondance, ils font tous deux la preuve d’un désir de prendre et non pas de donner. Ce qui est alors en jeu c’est le désir de s’approprier la qualité de l’autre comme une chose avec son amour. Amour à usage personnel.

Pour que l’histoire dure un peu, il faut que l’égoïsme de chacun y trouve également son compte, que le marché soit équilibré, ce qui fut sans doute le cas de Mars et Vénus. Je te donne mon plaisir tu me donnes le tien, ou alors : je te donne ma jeunesse, tu me donnes ton argent etc.  Nous-mêmes, n’avons-nous jamais rencontré ce type d’attraction au cours de nos amours ? Hélas on ne possède, comme on ne troque que des objets, on est loin de la puissance de la vie. Si au cours du temps, l’un des deux partenaires semble faillir, qu’advient-il ? Lorsqu’il ne peut plus payer, l’autre s’estime trompé sur la marchandise, lésé, trahi même. Vice caché, fin de l’histoire.

A l’inverse de ce désir de captation, on trouve parmi les obstacles au bonheur d’aimer le sacrifice de soi s’il entraine de l’auto-mépris. Supposons que j’absorbe toutes les mauvaises humeurs, les mauvais traitements de la part de l’autre, que je sois son « objet  de mépris. » Est-ce bien de l’amour que cette acceptation ?  Il arrive que nous nous enfoncions dans la victimisation, et alors, aussi étrange que cela puisse paraître, nous sommes encore dans le cas de figure du marché. Je m’offre en victime, tu en abuses et aimablement tu t’offres en bourreau. De nombreuses études ont traité ce sujet, c’est même le titre d’un ouvrage de Corneau : Victime des autres, bourreau de soi-même. On finit par avoir une image de soi si dégradée qu’on ne peut pas s’imaginer être heureux, ni avec soi ni avec quiconque. Je dis « on finit », mais sans doute la démarche est-elle inverse : c’est parce qu’on a une image avilie de soi avant toute rencontre que l’autre la dégrade encore. On sait dans toutes les municipalités qu’il faut garder les lieux publics propres pour éviter qu’ils ne soient encore plus abimés et saccagés.

Un autre obstacle à l’amour, ce sont les jugements qu’on s’autorise sur l’autre, ce qu’on appelle le pharisaïsme. Qu’est-ce donc que le pharisaïsme ? C’est adopter l’attitude séparatpharisieniste du pharisien décrite par Luc dans son évangile. Cet homme au temple se dit dans sa prière : « Mon Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont rapaces, injustes, adultères, ou bien encore comme ce publicain. » Traduisons : « Mon Dieu, moi au moins je ne suis pas comme lui ou elle, moi je…, et je…, et je… » Remplissons avec sincérité les cases laissées vides. Ne nous sommes-nous jamais dit à propos de l’autre : « Moi je ne me serais jamais permis de faire ou de dire ci ou ça! D’ailleurs ne l’ai-je pas montré là et là…  » ? Dans ce cas, on se dédommage des déceptions que l’autre nous cause par un système de vase communiquant. Ce que l’autre nous inflige devient pour nous un accessoire de suffisance ou même de sainteté, notre égo se paye. C’est encore un marché et on ne marchandise que des objets…  mais jusqu’à quand nous sentirons-nous assez rémunérés pour être heureux dans une telle relation?

Je voudrais encore évoquer l’obstacle ordinaire de la mécanisation de la vie, qui toujours nous ramène à la chosification. Je veux parler de l’habitude qui tue l’émerveillement qu’on éprouve au début d’une relation. A force de voir la même tête, fût-elle aimée, la reconnaissance qu’on éprouve envers l’être aimé juste parce qu’il existe, s’émousse. Le jaillissement de la vie faiblit et il reste les enchainements mécaniques de la routine.

Un autre aspect de la mécanisation de la relation, c’est l’attente. Je m’explique : avec les meilleures intentions du monde, on peut se mettre à attendre que quelque chose d’agréablement vécu une fois se reproduise. Par exemple pour mon anniversaire, je veux des croissants dans mon lit comme tu m’en apportas ce jour, tu t’en souviens? Et pour la Saint-Valentin, on va au restau.  Ainsi, nous nous plaçons dans le désir du clonage d’un moment heureux et nous introduisons des exigences qui relèvent de la mécanique, ce qui regarde encore une fois des objets et pas de la vie. En effet, la vie est toujours changeante foisonnante et parfois imprévisible, si bien que les répliques obligées de moments heureux sont comme les répliques de tremblements de terre : de moins en moins puissantes. Avouons que le plaisir est de en moins vif, et l’amour de plus en plus conditionnel…

Qu’avons-nous fait? Au lieu d’avoir laissé filer ce moment de bonheur au courant du temps, nous l’avons attrapé. Nous agissons ainsi d’une part parce que nous ne nous rendons pas vraiment compte de l’engrenage que nous enclenchons, d’autre part parce que nous  manquons d’imagination et de confiance en la vie : nous avons été heureux une fois, nous avons peur de ne plus l’être autant.  Que la vie ait été capable d’inventer ce bonheur exprès pour nous ne nous convainc pas et ce manque de foi nous amène à vouloir thésauriser les moments de bonheur, donc à les chosifier, à vouloir figer le fleuve de la vie. C’est ce que les bouddhistes appellent la saisie. Mais je vous pose une devinette : comme la vie est mobile, qu’est-ce qui est immobile ? C’est la mort. Toute attente de la répétition mécanique d’un moment de bonheur appartient donc à la mort. Voyez, et si l’autre oubliait notre croissant d’anniversaire ? Alors il nous décevrait et par un affreux renversement, ce croissant qui un jour a accru notre amour le tuerait un autre jour… Garder dans son cœur un joli souvenir seulement pour reconnecter un moment de joie et raviver l’émerveillement ne gênerait en rien la relation, au contraire,  mais nous, nous avons tendance à ouvrir des comptes, à y ranger les objets de nos attentes et de nos ressentiments et c’est différent!

L’attente est donc pernicieuse pour celui qui attend, mais elle peut être fatale aussi à celui qui doit répondre à l’attente. Nous pouvons facilement nouenfant-punis en rendre compte, nous qui avons été élevés dans le chantage accepté de l’attente des parents, des profs et de la société. Quand nous avons ressenti que nous décevions, que nous n’étions pas gentils, nous avons commencé à nous trahir pour acheter l’amour. Puisque nous n’étions pas aimés dans la vérité de notre être, nous avons installé à notre place un autre personnage plus à même de remplir les conditions nécessaires à l’amour des autres. Nous avons instauré le mensonge et forgé un usurpateur. Le personnage que nous montrons peut bien être sincèrement aimé par notre amoureux, jamais nous n’en serons vraiment satisfaits puisque nous ne sommes pas ce que nous montrons. Adultère interne en somme. Il y a maldonne, et malgré l’amour, nous ne nous sommes pas comblés… J’ai connu un couple dont le mari était pointilleux sur la propreté des chemises, l’heure des repas et la qualité de la cuisine de sa femme. Elle se pliait à toutes ses attentes. Et voilà qu’un jour il s’est fait la malle avec une dame qui lui décongèle des frites,  et il porte des tee-shirts que personne ne repasse. L’un de ces deux personnages était complètement faux, n’est-ce pas? Et que devint sa femme ? Elle se mit à weight watchers.

L’amour vient du cœur, et un autre obstacle important est la place prépondérante que nous laissons au mental.  Je vais vous raconter pour illustrer ça une petite histoire juive que j’aime beaucoup. Ça se passe dans un TGV. Tout est tranquille quand soudain, une femme se met à parcourir les wagons en interrogeant partout : « Vous ne seriez pas médecin monsieur ? C’est pour ma fille. » Finalement, elle trouve un homme bien fait de sa personne qui se désigne. « Venez, suivez-moi, ma fille est par là-bas. » Arrivé devant la demoiselle, le médecin demande de quoi elle souffre si urgemment. « De rien, avoue la mère, mais elle est à marier ». Ainsi nous nous disons à nous-mêmes, ou nous obéissons à ceux qui nous disent qu’il vaut mieux épouser un/une fonctionnaire ou un notable qu’un/une saltimbanque, ou bien alors nous nous laissons séduire par le charme de quelqu’un qui présente l’avantage décisif d’être bien pratique pour une raison et une autre  et nous nous en convainquons parfaitement.  Mais dans ce cas, il y a peu de chances que le choix soit judicieux,  et si c’est une erreur dès le BA BA de l’histoire,  tôt ou tard, ça se verra.

D’ailleurs, il n’est pas toujours plus judicieux d’écouter des « coups de cœur » au mépris de toute sagesse, et là, nous touchons les risques que nous nous faisons courir à nous-mêmes en n’étant pas unifiés. Imaginons, c’est une supposition, que votre corps soit occupé à prendre les transports en commun, pendant que votre cœur s’agite d’impatience et que vos pensées tournent autour du moyen de profiter d’une promo vacances. Est-ce que ça vous paraît possible? Si oui, c’est qu’il vous arrive comme à moi de vivre dans un état de l’être  qu’on appelle dispersé, voire éclaté: le corps vit de son côté, le cœur d’un autre tandis que l’esprit est encore ailleurs. Dans ces conditions, admettons qu’il sera difficile de rencontrer celui ou celle qui nous offrira le 3 en 1. Nous risquons par principe deux tiers d’échec et une relation inharmonieuse qui en vérité ne sera qu’un reflet de la relation inharmonieuse que nous entretenons avec nous-mêmes. Que dis-je deux tiers… Est-il certain que dans cette situation, nous soyons en mesure d’attirer l’attention d’une personne centrée, chez qui le corps, le cœur et l’esprit aillent ensemble dans une présence unifiée? Comme la réponse est probablement non, nous voyons comment d’emblée, nous mettons peu de chances du côté de nos amours…

Et de fait, je ne connais personne qui n’ait vécu au moins un chagrin d’amour. Au moins un, parce que j’ai rencontré aussi des personnes qui collectionnent les chagrins d’amour ou les relations difficiles sans paraître masochistes pour autant. Et là, comment ça se fait? Que nous cherchions l’amour c’est normal puisque c’est la force de la vie et la nostalgie première. Mais que nous cherchions toujours ce qui va nous faire souffrir, c’est plus surprenant. En vérité, nous obéissons à une irrésistichagrin d'amourble attraction morbide. Nous portons (parfois sans le savoir) des blessures internes. Si la conscience a camouflé les souvenirs pour nous permettre de vivre, l’inconscient en garde la mémoire et  l’ensemble de notre être vibre à une fréquence qui en porte la marque. Cet état vibratoire fonctionne comme un signal : tut… tut… Le radar de l’autre qui correspond à cet état, soudain s’allume et le voilà qui surgit dans notre vie. Pour le meilleur, et pour le pire. L’enfant d’alcoolique épousera une personne parfaitement sobre jusqu’au jour du chômage, la victime de dévalorisation trouvera son dévalorisateur, et il se peut bien qu’aucune relation ne dure pour celui ou celle qui s’est senti abandonné dans son enfance. Attraction morbide, donc.

Mais ces prises de conscience sont le chemin de la guérison : en modifiant notre état intérieur, nous modifierons les êtres que nous attirerons. Notre troisième millénaire fourmille d’aides à ce changement vibratoire. D’ailleurs toutes les prises de conscience sont libératoires parce qu’elles donnent une information qui rend possible notre action pour vivre heureux. Regardez les cercles qui réunissent les familles d’Alzheimer ou les alcooliques associés. Il s’agit chaque fois de partager une information qui soutient. Il y a fort longtemps déjà, Bouddha a dit que l’ignorance était la racine de la souffrance. Vers quelles prises de conscience pouvons-nous donc aller?

La première des prises de conscience c’est que nous ne sommes pas seuls dans notre coin. Les obstacles font partie de la vie sur la terre, ils en font même l’intérêt car ils  nous offrent l’occasion de grandir en sagesse, et en amour justement, un amour vaste et gratuit. A partir de là, nous rencontrons des obstacles dans tous les domaines de notre vie, et ceux que nous offrent nos proches (parents, famille et conjoint particulièrement) sont ceux dont nous avons le plus besoin pour grandir, ne serait-ce que pour nous donner l’occasion de dire stop et de sortir de la situation… Le bon choix de notre compagne ou compagnon est alors le choix de la personne qui nous permettra un travail sur nous adapté à nos possibilités… Pas très marrant n’est-ce pas ? Quand chacun donne à l’autre la leçon que son âme attend, là c’est parfait! Il est rare que l’on considère une union amoureuse sous cet angle mais si on le faisait, une partie des peines d’amour trouverait un sens car ce travail peut nous aider à occuper entièrement notre juste place entre le ciel et la terre, c’est-à-dire à être entièrement nous.

Ainsi, reprenons l’exemple du sacrifice de soi dans une relation difficile. Nous devons être conscients du genre de sacrifice que nous consentons. S’il nous conduit à courber l’échine et à abdiquer en cédant notre pouvoir et notre royaume à un autre, ce sacrifice est inutile, il est même autodestructeur, nous en avons déjà parlé. Cela n’appartient ni à l’amour inconditionnel ni au plan parfait de l’harmonie cosmique. C’est un leurre. Si dans les mêmes situations, le sacrifice de soi nous amène à nous ériger entre ciel et terre pour recevoir l’amour de la part de la source de l’univers,  s’il nous rapproche de notre véritable identité qui est amour, il n’y a pas d’autodestruction mais purification de notre égo. Le don que nous offrons alors n’est pas un mouvement horizontal de victime à bourreau, don toujours recommencé et jamais rassasiant jusqu’à ce que mort s’en suive. Non, il est vertical, un feu de joie en l’honneur de la puissance divine, il est la pierre taillée avec art pour la construction d’un monde de paix. Puisque tout est interdépendant, ce que je guéris en le brûlant guérit des souffrances qui résonnent avec la mienne et ma souffrance n’existe plus, elle est épurée, alchimisée, transmutée de douleur en lumière ; mon égo s’amenuise et je suis vraiment heureux du bonheur de l’autre.fire-717504_640

Cependant la frontière entre le sacrifice qui enténèbre l’égo et le sacrifice qui le brûle en un feu de joie n’est pas une frontière claire et il faut beaucoup de discernement dans ces situations. Parfois, il est plus juste de décider de s’en aller et la phrase de Jules Renard : « Courage, fuyons ! » cesse d’être une plaisanterie. Rien n’est plus difficile que de fuir ce qu’on aime. Comment discerner ? Une clé est de nous rendre compte si notre sacrifice nous donne une paix profonde ou pas, s’il nous permet d’être heureux ou pas. Car si le désir que l’autre soit heureux nous anime seulement, si le voir heureux, c’est ça qui fait notre bonheur, où est la souffrance?

Un autre sujet de prise de conscience est de mesurer si nous  nous aimons nous-mêmes. La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a, et si nous manquons d’amour pour nous, que pourrons-nous donner  à l’autre ? Alors, est-ce que nous sommes capables de nous aimer nous-mêmes sans attente, sans condition, quoi que nous fassions ? Ce que l’autre nous demande comme effort, ne serait-ce pas le miroir tendu de ce que nous nous faisons subir ? Si nous nous sentons mal respectés, commençons par regarder si nous nous respectons nous-mêmes dans tous nos besoins ; s’il est difficile de communiquer avec l’autre, n’est-ce pas aussi le cas de notre enfant intérieur avec la grande personne que nous sommes devenue ? Si nous avons choisi quelqu’un d’instable, qu’en est-il de notre fragilité personnelle ? Bien souvent, il faut commencer par soi, prendre soin de soi et se guérir. La vie mettra beaucoup d’aides sur notre chemin. Et un jour nous verrons que l’autre a changé, ou qu’il n’est plus dans notre vie.

Et puis encore, prenons conscience de nos mécanismes dans le quotidien. J’emploie encore le mot mécanisme car nos souffrances bégaient. Chaque matin, nous pourrions être un corps qui s’éveille et que l’intelligence globale de l’univers traverse pour notre plus grand bien et celui de tous, pour que se déroule une merressortveilleuse journée vivante. Mais nous appelons notre mémoire à la rescousse pour retrouver notre nom, pour être heureux ou malheureux et réactiver prioritairement les ressorts qui nous ont rendus malheureux la veille ou bien avant. Chaque matin en ouvrant les yeux, nous ressuscitons notre passé, non seulement le nôtre mais celui de tous nos ancêtres qui sont morts sans avoir résolu la question qui nous tracasse. En d’autres termes, chaque matin nous ouvrons la porte à la souffrance. Nous nous réduisons à la réactualisation d’un passé avec quelques broderies nouvelles que nous appelons notre existence. Nous sommes parés pour le bégaiement du jour.

Prendre conscience que nous sommes grandement agis par ces mémoires a plusieurs conséquences. D’abord, ça nous incite à reconsidérer notre choix amoureux. Est-il vraiment de nous ou dépend-il des désirs inassouvis de nos ancêtres ? Juan Li, instructeur de tao, raconta un jour qu’il s’était préparé  par des années de discipline et de sacrifices à l’ascension du Kilimandjaro. Le soir même où entamait enfin cette escalade, il entendit distinctement la voix toute contente de son père. Juan Li se souvint alors enfin que son père avait toujours voulu escalader le Kilimandjaro sans pouvoir se l’offrir. Se sondant profondément, il découvrit ensuite qu’il n’avait jamais eu personnellement envie de cette ascension. Puisqu’il y était, il l’offrit quand même à son père et à ses années d’entrainement, mais il nous jura qu’on ne l’y prendrait plus… De la même manière, dans nos choix amoureux, nous pouvons jeter notre dévolu sur un partenaire qui répare les frustrations de nos ancêtres, et non pas les nôtres. Mais il y a pire, nous pouvons aussi nous sentir attirés par des personnes dont les ancêtres ont été ennemis : se marient ainsi des juifs et des descendants d’antisémites, des descendants de sorcières et d’inquisiteurs etc. Notre objectif est d’être heureux mais les lignées entières fourbissent leurs armes pour la haine et la vengeance… La vie va tôt ou tard devenir difficile. Comprendre que nos dissensions ne sont pas le fruit de notre présent mais la réactualisation automatique d’anciennes blessures, les nôtres et celles de nos ancêtres permet d’agir différemment : prendre du recul d’abord, et travailler sur soi.

Une des actions possibles est de cesser justement de réagir automatiquement : puisque l’automatisme est le fruit des mémoires, nous pouvons décider que nous n’y cèderostopns pas. L’attitude désagréable de notre conjoint est un automatisme de son grand-papa, et notre façon d’y répondre est probablement celle de tata Irma. Rebellons-nous ! Non à l’automatisation de nos vies, oui à la créativité ferme et joyeuse ! Cela peut prendre la forme du refus…  par exemple pour les femmes, le refus de subir qui est le mécanisme dominant du sexe faible : Non chéri, je ne me lèverai pas de table pendant que tu textotes, pour aller ranger la cuisine et coucher les enfants,  ou encore : non je n’ai pas envie de faire l’amour maintenant, et figure-toi que ce n’est pas du tout parce que j’ai mal à la tête ! Un tel refus sans agressivité est très puissant pour libérer les mémoires des uns comme des autres puisqu’il est une action vivante et non automatique. Si l’autre nous aime, il s’adaptera et à force, les ancêtres verront les choses changer, une relation plus équilibrée s’installer, si bien que comme je l’ai déjà dit, en guérissant la relation, nous guérissons nos mémoires ancestrales et nettoyons les programmes des enfants…

Le pardon aussi est très intéressant à appliquer, vu qu’au point où nous en sommes, il n’existe pas de relation amoureuse sans occasion de l’exercer. Je n’en  veux pour preuve que l’histoire du premier couple humain connu, Adam et Ève. Tout avait commencé pour le mieux, créés ensemble ou l’un tiré de l’autre dans une unité idyllique, ils s’aimaient…  Las, au milieu de leur bonheur, l’épouse provoqua un drame horrible, du moins si l’on en croit ce récit masculin. Le couple fut alors jeté hors du Paradis chutant la tête la première dans la matière. Ève est désormais condamnée à accoucher dans la douleur et Adam à gagner le pain à la sueur de son front. A moins qu’ils n’aient conclu qu’il n’y avait pas de ‘faute » puisque tout le monde peut se tromper, on leur souhaite d’avoir su s’entre-pardonner tous les deux car il y avait là de quoi faire de leur vie conjugale un enfer… un enfer durable puisqu’ils vécurent quand même plus de neuf cents ans. La bible ne nous dit pas s’il y eut de la rancune entre ces premiers époux, des reproches resucés pendant des siècles.

Et s’ils n’avaient pas su ? Alors ne nous étonnons plus ! Nous savons désormais d’où nous vient notre propre difficulté et pourquoi nous gardons si facilement « en travers de la gorge », au niveau de la pomme… d’Adam peut-être, le souvenir des offenses de couple. Dieu après la sanction ne leur  tint pas rigueur, au contraire il leur apposa une marque de protection. Par contre, ce que nous savons bien, c’est qu’historiquement la rancune des hommes contre les filles d’Ève a fait des ravages depuis des milliers d’années. Leur vengeance a lourdement pesé sur la place de la femme dans le couple et dans la société et jusqu’à la mise en place de produits médicaux pour accoucher sans douleur.

Eh oui, le pardon est rarement le legs des humains, et nos ancêtres n’en ont pas abusé. Cela demande donc une très grande volonté de décider un pardon car nous n’avons pas que nous à manager… mais heureusement nous sommes les enfants de l’univers et on n’a pas entendu dire qu’au cours du bigbang, les atomes aient été fâchés d’exploser ni que les astres en veuillent aux météores qui les percutent. Cosmos signifie ordre et beauté, puisons dans ce réservoir pour décider et recevoir la puissance du pardon. Car chaque fois que nous pardonnons, nous nous émancipons un peu plus de notre héritage de colère et de vengeance et nous nous libérons de ces contraintes. Chaque fois, nous sommes mieux avec le ciel et plus près de nous-mêmes. De plus, le pardon ne nous étant pas naturel, l’exercer nous replace devant la souveraineté de l’amour au moment présent, dans une situation de créativité,  alors que la rancune nous coince dans l’immobilité en nous maintenant dans le passé, rivés à l’offense par la chaine de la haine ou de l’amertume. L’offense peut bien s’éloigner dans le temps,  si nous y restons accrochés en refusant de pardonner, nous nous mettons en dehors du fonctionnement global, nous ne sommes plus en harmonie avec le flux de l’univers.  Il y a désormais le flux cosmique et il y a le nôtre – et le nôtre coule mal. Dans la symphonie cosmique, notre nom c’est cacophones.

Accordons plutôt notre instrument pour qu’il sonne bien, et inversons le mouvement : laissons l’univers l’ajuster à sa partition, lâchons nos idées sur l’amour puisqu’elles dépendent des œillères de nos ancêtres, ayons le désir de prendre conscience de nos comportements aveugles ou égoïstes, et d’arracher les racines de nos souffrances.  Ayons le courage de nous changer et de changer les choses, ayons l’humilité de demander de l’aide. Demandons de la conscience, toujours plus de conscience, demandons de recoïncider avec l’amour qui fut  notre origine biologique, ce même amour qui a déployé les mondes. Demandons que notre cœur s’ouvre et brûle.fleur bleue
Alors, il comprendra ce qu’est l’amour de l’univers : un amour universel. C’est cet amour qui offre au soleil la fleur du perce-neige et qui donne au chemin le parfum de l’églantine, c’est lui qui explose le cerisier en milliers de cerises. L’amour est dans le rire de l’enfant qui joue avec sa maman, dans le pépiement de l’oiseau, dans le claquement de la vague contre la falaise, dans la combustion du soleil et la fidélité des étoiles au ciel nocturne. Il est l’amour gratuit et fort de l’amitié, de la compassion et du bonheur de donner. Il a sa place dans l’amour amoureux, il touche Cupidon qu’il nomme Don, et lui montre comment l’attraction sexuelle au lieu de disparaître avec le temps, offre le secret de l’orgasme cosmique quand la force s’élève. La flèche est décochée vers le soleil et l’amour se fait lumière.

Françoise Manjarrès