L’interdépendance

Interdépendance, en voilà un drôle de mot pour un sujet de réflexion! Je suis tombée dessus en m’intéressant au bouddhisme et comme c’est un des piliers centraux de l’enseignement du Bouddha, j’ai d’abord pensé que cette conférence sur l’interdépendance serait bouddhiste, mais j’ai rapidement constaté que c’était un sujet d’intérêt général. Les sciences comme les traditions de tout poil affirment l’interdépendance, alors comment ça se fait que ça m’avait échappé à ce point-là?  Qu’est-ce que c’est donc que l’interdépendance, quelles sont ses implications et de ses conséquences ?  Et qu’est-ce que ça pouvait bien changer dans ma vie? Un petit tour d’horizon s’imposait…

Commençons par examiner le mot. Inter désigne une relation « entre » plusieurs éléments et marque la réciprocité, puis vient le préfixe qui exprime le plus souvent l’éloignement (faire, défaire) ou encore une façon d’insister (marcher, démarcher) et il me semble que c’est ce deuxième sens qui est à l’œuvre dans le mot dépendance. Puis nous avons le radical pendre : être attaché à, suspenchain-1631375__180du à. Pour finir, le suffixe -ance montre le résultat durable de l’action racontée par le verbe : par exemple, une croyance est le résultat de l’action de croire, et la dépendance est l’état qui résulte de l’action du verbe dépendre. Or la dépendance signifie que toute chose dépend de contraintes externes. Ainsi, l’interdépendance est donc une dépendance réciproque d’éléments entre eux,  il suffit donc d’ajouter à la définition de la dépendance : « Et vice versa » ou si vous préférez : « et réciproquement ». Pas marrant !

Heureusement qu’il existe un autre mot dans cette famille, c’est indépendance. Ah ! l’indépendance, n’être assujetti à rien du tout, c’est le rêve. Nous l’avons tous rêvé. Par exemple, n’avez-vous jamais fait une petite crise d’adolescence ? Marre des parents, des profs, du travail, volonté d’être indépendant, affranchi des contraintes… Ah… jouir du pouvoir de dire merde, de vivre séparé dans son coin, pépère, tranquille, pénard… Est-ce que ça vous rappelle quelque chose ? Et fut-ce possible ? Claquer la porte est envisageable si une solution alternative se présente, mais n’est-ce pas alors une nouvelle dépendance ? C’est pourquoi l’adolescent souvent rentre dans le rang ou s’inféode à d’autres dépendances : on a vu beaucoup de jeunes filles se précipiter sous le joug d’un mari pour échapper à celui de sa famille, ou des garçons qui ont troqué l’autorité paternelle pour celle d’un chef de bande, d’un caporal ou d’un patron sans état d’âme.

On ne peut pas tirer de conclusion de nos révoltes quasi enfantines me direz-vous. D’accord, regardons l’histoire, est-ce qu’elle nous donne des exemples d’indépendance ? Oui ! En 1776, treize états refusèrent l’autorité anglaise dont ils dépendaient et promulguèrent une Déclaration d’Indépendance.declaration-of-independence-62972_640 Cette déclaration née d’une rébellion fonda l’existence des Etats-Unis. Elle nous intéresse parce qu’elle est l’affirmation adulte et réfléchie du contraire de l’interdépendance, l’affirmation d’une volonté de vivre séparé, sans lien. Lisons : « Lorsque dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre […] la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation. »

Mais fut-ce réalisé ? On peut épiloguer d’emblée sur la façon dont les Américains ont accordé dans leur propre pays une « place séparée et égale » aux Indiens ou même à certains de leurs compatriotes. Ce texte est le fruit d’une réflexion égocentrée qui voulait se dégager d’une tutelle subie mais qui n’avait pas poussé plus loin la réflexion. Cette déclaration, si elle exprime la volonté de ne dépendre de personne, et surtout pas des Anglais, ne prend donc pas l’engagement de n’exercer aucun assujettissement sur autrui. La vision séparatiste qu’elle proclame fait de tous les autres des potentiels dangers et elle place l’individu séparé en état de légitime rébellion, c’est-à-dire de violence, comme le montre le nombre d’armes létales que possèdent les Américains. Toute l’histoire des Etats-Unis est donc faite d’une succession de meurtres, de guerres et de manipulations : guerre froide, menace iranienne, partage manichéen du monde dans une vision localisée et égocentrée d’un axe du bien et du mal. Rien de neuf là-dedans, bien sûr, puisque chaque groupe d’hommes depuis Lascaux en a fait autant, mais l’acte de naissance des Etats-Unis a le mérite de théoriser et de légitimer cette position.

D’autre part, affirmer qu’on peut avoir une place séparée dans le monde, c’est s’autoriser à y faire ce qu’on veut comme si ça ne regardait personne d’autre. Croire que ce qu’on fait chez soi ne regarde que soi est extrêmement tentant, mais ce n’est pas vrai. Dans nos maisons, nous devons surveiller notre woods-1072819_640conduite sonore sous peine de causer des troubles du voisinage, et dans nos champs, celui qui épand des pesticides à la volée impacte le petit bosquet et le potager d’à côté. A l’échelle d’un pays, cela signifie par exemple qu’on ne peut déforester pour installer de l’agriculture extensive comme si ça ne regardait que ce pays : l’oxygène qu’offrent les arbres de ce pays est utile à toute la terre, et il n’y a pas de frontière à l’air. Ce fut d’ailleurs un sujet de dérision rétrospective pour nous Français que de nous rappeler comment nous avons gobé que les conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl s’étaient arrêtées à la frontière allemande… Non, l’indépendance, apparemment ça n’existe pas, tout est inter-relié, comme le formulait Bouddha : «Parce que ceci est, cela se produit et quand ceci cesse, cela cesse aussi. » Voyons rapidement dans quel domaine cela se manifeste, vu qu’il est toujours meilleur de regarder les choses telles qu’elles sont plutôt que de les imaginer autrement. Si nous sommes vraiment les enfants de l’interdépendance, inutile de construire quoi que ce soit sur le sable du déni.

Commençant par le commencement, voyons comment est advenue la vie sur terre. Il y près de 4 millions d’années, des bactéries nommées algues bleues ou cyanobactéries apparurent. Elles commencèrent à digérer la lumière par photosynthèse et libérèrent de l’oxygène. De cette innovation nous naquîmes tandis que moururent d’autres organismes : la respiration de cette bactérie a modifié la biosphère entière et notre corps s’est constitué à partir des possibilités nouvelles données désormais par l’atmosphère. C’est ce que les bouddhistes appellent l’origine conditionnéalgues-bleues2e : tout ce qui apparaît dépend de quelque chose, notre advenue sur terre a dépendu d’une algue microscopique qui elle-même n’est pas apparue sans cause.

Aujourd’hui, ces bactéries existent toujours et prolifèrent, eh bien, cette prolifération devient source de maladie et de dysfonctionnements à cause de nos activités polluantes, elles n’ont pas fini d’interagir avec nous ! Plus largement, nous sommes interdépendants avec toute la terre, parce que nous en faisons partie, c’est notre maison. Dès lors notre comportement a des répercussions sur elle. Nous savons maintenant que nous avons une responsabilité dans le dérèglement climatique, l’extinction d’espèces animales ou botaniques, et nous sommes seuls responsables de la pauvreté comme nous sommes seuls responsables des guerres. Je ne m’étendrai pas là-dessus, ni sur les méfaits des gaz à effet de serre, ni sur les conséquences de la mondialisation, ni sur la façon dont nous provoquons des conflits pour les régler dans le sang, le sang des autres préférentiellement. Si des millions de personnes meurent de faim ou de misère, avons-nous vraiment le droit de dire que nous n’y avons aucune part ?

Mais revenons aux commencements. Après le commencement de ce qui respire, que dire de notre commencement à nous, Pierrette, Paulette ou Jacquotte ? Oui, Pierre Paul ou Jacques, c’est dépassé, vive les femmes ! Si nous avons su comment nos parents se sont rencontrés, nous avons pris conscience de la quantité de conditions qu’il a fallu pour ouvrir notre possibilité de naître. Rien que pour nous détendre, prenons un instant pour nous en souvenir maintenant… Et notre atterrissage dans le ventre de maman n’a pas été sans conséquences non plus. Nos géniteurs ont-ils été enthousiasmés à cette nouvelle ? Ou au contraire…  ? Séparés ? Se sont-ils fait la gueule ? Ont-ils déménagé ? Quant à notre aspect physique, il est manifestement dépendant de nos gènes : ça saute aux yeux d’un aveugle que le petit esquimau ne ressemble pas au petit chinois, ni à nous. Ensuite, quelle vague notre arrivée a-t-elle provoqué dans la famille, à la crèche du coin, dans la structure de l’école etc. ? Oui, il faut que je vous le dise, à cause de vous, il a fallu ouvrir une classe supplémentaire, qu’on a été obligé de construire. C’est pour ça que mon tonton a été exproprié et qu’il est parti à la campagne ; et en lui rendant visite, j’ai rencontré un monsieur avec qui, et donc, si bien que… Vous le saviez ?

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A propos d’école, notre interdépendance est facile à voir : nous avons appris à penser à partir des pensées des autres et des mots qu’ils nous ont donnés pour cet exercice, nos processus d’apprentissage ont été déterminés par notre environnement. Nous avons appris ce que la vie nous a proposé d’apprendre par l’intermédiaire de nos parents, l’école et de tout le reste de la vie, et puis nous avons classé nos connaissances comme l’état de notre cerveau nous l’a permis. Un enfant aborigène ayant dépendu d’autres conditionnements n’a pas développé les mêmes aptitudes que mon petit-fils, et les laboratoires se régalent d’étudier le moindre enfant sauvage qui leur passe sous la main. L’enfant sauvage est une aubaine pour discerner la part de l’inné et celle de l’acquis. Mais la problématique pourrait se formuler autrement : l’enfant sauvage est une occasion de distinguer la part d’indépendance vis à vis des humains de la part d’interdépendance dans les apprentissages. Ensuite, réfléchissons encore un instant à partir de notre présent et cherchons un élément dont dépend votre présence ici ce soir. Vous avez trouvé ? C’est difficile ? La difficulté n’est pas de chercher un élément, mais plutôt d’en choisir un au milieu de tous ceux qui nous viennent !

Donnez-moi n’importe quel autre domaine, et nous verrons encore s’appliquer cette loi de l’interdépendance. Dans l’agro-alimentaire, l’interdépendance n’est plus à démontrer :  le simple grain de blé dépend de tant d’éléments terrestres et climatiques que sa moissagriculture-2229_640on est un pur miracle ! Dites-moi en quoi il a pouvoir sur son emplacement, sur le dosage de l’eau et du soleil qu’il va recevoir ? Ensuite s’il pousse il peut encore être piétiné, brûlé par un feu accidentel ou par la guerre… Et l’homme qui dépend du grain de blé, maîtrise-t-il le climat et la guerre ? Et pour qu’un simple demi-avocat soit dans notre assiette quelle accumulation de causes n’a-t-il pas fallu entre les hommes, à commencer par les fabricants d’assiettes, les livreurs, les magasins, l’économie qui nous a permis des les acheter…

A propos d’économie, je me souviens d’une remarque de l’éminent spécialiste Coluche : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens n’achètent pas pour que ça ne se vende plus ! » Dès le 19ème siècle, Marx avait vu que le capital malgré sa force énorme n’était pas à l’abri de l’interdépendance à condition que les ouvriers fassent masse. Sinon, à quoi servirait sa consigne, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ? »

Et un objet, tiens, un objet ! Voyons à la suite de Bouddha comment l’objet lui-même est relié au reste. Voici une voiture. La voiture n’existe pas sans l’assemblage de ses parties, du clignotant au pare-choc, du moteur à l’électronique. Cette voiture n’existe donc que par une série de causes et par vintage-car-1618724_640leur assemblage, qu’on espère solide. Toutes les personnes qui contribuent à la construction de ces éléments sont interdépendantes, et la terre dépend aussi de notre intention : il faudra extraire du fer, du pétrole autant pour le plastique du véhicule que pour qu’il fonctionne etc. Bouddha fait remarquer ensuite qu’un objet dépendant d’un montage peut être démonté. Or quand on a désassemblé les parties conditionnées d’un objet, mis la bagnole en pièces détachées, il reste encore l’idée de cet objet. Alors, l’idée ? Est-elle libre ? Pas du tout. Elle est elle-même conditionnée par des besoins et en dépend. Si les inventeurs de la voiture n’avaient habité que sur la mer, ils n’auraient pas inventé cette lourdeur à rouille. S’ils avaient mesuré trois mètres, ils lui auraient trouvé une autre forme etc.

L’interdépendance n’est donc pas un dogme, c’est un fait. Rien de ce qui apparaît (dont nous) n’est pas conditionné, ou dit à l’endroit, tout ce qui apparaît est conditionné par autre chose. Alors comment se fait-il que nous nous comportions la plupart du temps comme s’il n’en était rien ? Que en soyons inconscients ?

Une première raison de notre inconscience est que, comme Obélix, nous sommes nés dedans, conditionnés et dépendants d’éléments si constitutifs à notre existence qu’ils semblent être nous. Nous avons parlé de l’oxygène sur la terre, mais il est tellement naturel de respirer que notre dépendance à l’oxygène ne nous apparait pas, du moins tant que l’asthme ne nous affecte pas ! On pourrait en dire space-89130_640autant de la pesanteur. Tout le monde connaît cette loi physique, tout le monde la subit, mais son conditionnement est si ancré dans nos gènes comme dans notre expérience que nous l’ignorons. A quoi ça servirait de la connaître ? A la ressentir, car tant que nous subissons machinalement la pesanteur, tant que nous luttons inconsciemment, nous en sommes inconscients. Tant que nous en sommes inconscients, nous ne la connaissons pas et si nous ne la connaissons pas, nous ne pouvons pas nous en servir. Une des tâches des chi-kung par exemple est donc d’enseigner la pesanteur : comment la sentir, lui céder par la détente, en tirer parti.

Une deuxième raison de notre inconscience, c’est que l’interdépendance est comme son nom l’indique, de la dépendance en réseau, un réseau si vaste qu’il s’étend largement hors de notre champ d’expérience directe. Reprenons l’exemple de Tchernobyl. La Russie, c’est loin, les rayons X, ça ne se voit pas, et comme notre mental est resté à l’époque des diligences, il n’imagine pas vraiment que la catastrophe puisse se propager jusqu’à son pavillon de banlieue. Nous vivons avec des œillères qui nous permettent à peine de distinguer les conséquences du changement de propriétaire de la boulangerie du coin, alors Tchernobyl, vous pensez… Bien sûr, les sciences actuelles parlent de notre terre comme d’une biosphère, et nous venons de voir ensemble plusieurs exemples d’interconnexion planétaaedes-aegypti-1351001_640ire, mais peu importe, nous en doutons. Jusqu’à ce que nous attrapions le chikungunya parce qu’un moustique est sorti de l’avion en même temps que le passager est monté dans notre taxi, les ravages de cette maladie à des milliers de km nous émeuvent peu, dites-moi le contraire ! Alors quand la science assure que les taches noires et les éruptions solaires sont d’une grande importance sur les instabilités de la terre et de notre équilibre, et même que notre planète subit des influences du plus loin de notre galaxie, nous avons tendance à écarter l’information et même à disqualifier celui qui la transmet! Pour que notre égo accepte d’être interdépendant, il faut qu’il soit directement touché. Que la vie nous soit devenue un calvaire depuis que notre belle-mère est à la retraite, d’accord, mais pour le reste, faut voir… et nous ne voyons pas.

C’est en effet une autre raison de notre inconscience : nous ignorons facilement ce qui ne nous gêne pas. En effet, autant il est facile de voir les aspects d’une dépendance quand elle est désagréablement ressentie par celui qui y est suspendu, autant elle peut passer inaperçue par celui qui en est la cause ignorante, même si les éléments en jeu sont très proches géographiquement. Le patron qui prolonge négligemment une réunion, comment peut-il savoir qu’à cause de lui le gardien de son immeuble, dix étages en dessous, est en train de rater le rendez-vous avec la femme qu’il comptait justement séduire ce jour-là ? Et comment pourraient-ils savoir tous les deux que l’enfant conçu par inadvertance le soir même aurait eu mission d’empêcher une invasion extra-terrestre, hein ? Patatras !

Cet exemple m’amène à une autre raison de notre inconscience des interdépendances : la disproportion entre les causes initiales et les effets. Une demi-heure de parlotte dans un bureau contre une invasion planétaire, qui pourrait l’envisager ? D’ailleurs ce point a occupé les littéraires comme les scientifiques et a donné naissance à la théorie du chaos. A la suite du roman de Bradbury qui racontait viceroy-butterfly-1550407_640comment l’aile d’un papillon brésilien avait provoqué des millénaires plus tard une tornade destructrice au Texas, les scientifiques se sont interrogés sur la question du déterminisme et de la prédictibilité de l’avenir. Ils ont conclu qu’on ne pourrait jamais le prédire à 100% parce que d’une part nos instruments de calcul sont trop limités, et que d’autre part le moindre paramètre agissant indépendamment de l’espace et picasso-151395_640du temps, il manquerait toujours un élément pour formuler autre chose que des approximations, approximation dans le meilleur des cas, erreur complète la plupart du temps. Pascal l’avait déjà formulé ainsi : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ». Et, entre nous, qui aurait songé à le paramétrer ?

De plus, pour pouvoir prédire avec sûreté, il faudrait être sûr de commencer la liste des interdépendances au début. Mais qui de la poule a fait l’œuf ? Y a-t-il vraiment un début, un ordre dans les causes des phénomènes ? Je sors, je glisse sur le trottoir, soit, il y a chronologie. Mais ensemble ont concouru les paramètres de la pluie, ceux de mon retard à ce rendez-vous qui m’ont fait courir, de mon stress, de l’heure matinale qui obscurcissait le sol, de la moto qui m’a distraite en pétaradant soudainement et de la crotte de chien. Chercher l’origine de chacune de ces causes serait une perte de temps. Bouddha a donc clairement dénié la nécessité d’une cause première aux phénomènes.

Là, il faut que je m’arrête un peu. Je transpire de malaise… Ouhllla ! Aïe aïe aïe ! Si reconnaître que tout est interdépendant, tout absolument tout, ça nous amène à dire qu’il n’y a pas nécessairement de cause première, ça veut dire que… Nom d’un petit bonhomme à ressort, il n’y aurait pas de Dieu créateur ? Il n’y aurait pas de « bereschit », de commencement divin, de cosmogénèse ? Mais alors quoi ? Qui ? Mes ancêtres se retournent dans leur tombe et je n’ose pas en parler à ma mère. Laissons plutôt cela et continuons à chercher ce qui pourrait nous dissuader de réfléchir à l’interdépendance.

Hélas, ça va de mal en pis, je me demande pourquoi j’ai choisi ce sujet de conférence ! En cherchant pourquoi nous préférons ignorer l’interdépendance, je suis tombée sur une raison extrêmement pénible à envisager : la notion d’interdépendance est franchement désagréable en elle-même. Parce que si tout est interdépendant, nous sommes interdépendus, interdépendus jusque dans notre question-423604_640quotidien … Autrement dit, quelle est notre marge de liberté ? Où est notre sécurité ? Allons plus loin, quelle est notre identité ? Qui sommes-nous si nous ne constituons que la somme d’une série de causes et d’effets dont nous ne maîtrisons pas le changement?

Car tout ce qui dépend d’autre chose ne peut forcément pas dépendre de soi. Une porte est ouverte ou fermée. On ne peut pas au même niveau d’être dépendre et ne pas dépendre. Ce qui dépend d’autre chose n’a donc pas d’existence intrinsèque, d’existence propre, autonome, réelle et indépendante, autrement dit, ça n’existe pas vraiment. Et, et… je suis moi aussi dans ce cas, comme le moustique et le caillou, comme l’étoile et le quark. Donc je n’aurais pas d’existence par moi-même ? Eh bien non, Bouddha n’est pas le seul à l’affirmer, Saint Paul a lui aussi résumé la situation d’une de ses phrases lapidaires : « Celui qui s’imagine être quelque chose alors qu’il n’est rien est dans l’erreur ». Ah ! Mon Dieu !… Quoi, voilà que j’en appelle à Dieu, alors qu’il n’est peut-être pas celui que je pense… c’est affreux ! A quel saint me vouer alors ? Ô idée que j’existe, que je suis moi, erreur chérie, comme je te préfère…

Oui, en général nous aimons cette erreur, nous la préférons au vertige. Nous nous acharnons à créer une continuité dans notre existence en nous raccrochant chaque matin à notre passé, en répétant chaque jour le même circuit dans nos déplacements habituels, en regardant le même genre d’émissions, en éliminant toute surprise au maximum comme si nous étions maîtres de tout dans l’illusion que rien ne change. Nous nous accrochons à ce qui nous convient, nous le saisissons, dit Bouddha, mais c’est inutile, vouloir saisir ce qui s’en va ne sera qu’une souffrance de plus, nous le savons et nous le faisons quand-même…

D’ailleurs le paradoxe est que d’une part nous ne voulons pas du changement, et que d’autre part nous faisons en même temps de l’impermanence le principe de notre intérêt pour la vie car nous sentons bien que sans changement nous serions raides et immobiles comme des statues. Vous vous souvenez ? Dans les contes de fée, être transformée en statue était le châtiment des méchantes marâtres. Imaginons un film dont la situation finale serait exactement la même qu’au générique de début, ce serait un pur navet ! Au pilon, les bouquins dont les descriptions ralentissent l’action ! Alors ? Nous voudrions bien des changements pour nous désennuyer s’ils n’allaient que vers le mieux, mais comme nous ne maîtrisons rien parce que tout dépend de trop de choses instables, le plus souvent nous les subissons. C’est pourquoi Bouddha voit dans l’interdépendance une souffrance aggravée par l’impermanence.

L’impermanence est une évidence : la jeunesse comme le printemps passe, la mort nous rappelle que tout ce qui appartient au monde des phénomènes, c’est-à-dire de ce qui se voit, apparait, change sans cesse et disparaît, même les étoiles. La rose du matin feuille à feuille déclose pourrit dans la terre, et vite, vite, la feuille du bourgeon tournoie jaunie dans le vent de l’automne. Du jour au lendemainmirror-1547919_640 notre meilleure amie nous pique notre chéri et notre entreprise délocalise. Nous n’aimons pas y réfléchir, comme me le disait un jour un inconnu. C’était il y a quelques années, je me rendais aux obsèques d’un de mes oncles. Je devais y prononcer quelques mots d’hommage que, surdébordée comme souvent, j’écrivais dans le métro qui menait à l’église. Je ne sais pourquoi, le jeune homme assis en face de moi m’interpella en me demandant si je préparais un cours ou corrigeais des copies. « Non, répondis-je, j’écris une oraison funèbre ! » Aussitôt il se répandit en excuses. « Ne vous inquiétez pas monsieur, nous sommes tous mortels. » Je me souviens encore de sa réponse qui me frappa par sa justesse : « Oui je sais bien, d’ailleurs c’est ce que je dis à mes copains, mais ils ne veulent pas me croire ! »  J’y pense et puis j’oublie…

Il me semble que la grande souffrance de devoir admettre l’interdépendance et l’impermanence qui mène à la mort est que nous avons un système de fonctionnement entièrement établi sur un module de séparation: nous existons dans un corps avec des limites qui peuvent s’entrechoquer avec d’autres corps, de même que nos sentiments et nos idées, et nous sommes ce corps et ces pensées. Si nous devons les lâcher nous allons mourir, disparaître dans le rien… Terreur ! Si notre corps meurt, c’est la fin de l’histoire puisque nous sommes identifiés à lui. Voilà pourquoi nous savons que ça arrivera mais comme me disait le jeune homme, nous ne voulons pas le croire… Alors essayons un truc : au lieu de nous servir de notre corps pour nous limiter et penser que nous allons mourir quand il va pourrir, voyons les leçons de fonctionnement qu’il nous donne pendant qu’il est vivant.

Il est fait de milliards de cellules qui toutes sont interconnectées. Si nous avons mal au bout de l’orteil tout le corps est informé sur le champ car l’orteil travaille pour tout le corps et nos jambes le déplacent tout entier, de même le cœur bat pour envoyer du sang jusqu’au bout de l’oreille même si elle se trouve plus haute que lui etc. Chaque organe comfoot-1625990_640munique aux autres d’une façon très précise et seconde par seconde son bulletin de santé, et seconde par seconde tout le corps s’adapte. La médecine chinoise a donc constaté que les organes se régulaient les uns les autres, et qu’ils se soutenaient entre eux selon un circuit qu’on appelle la roue des énergies, un organe donnant de la force à l’autre. Ainsi, les reins donnent de la force au foie qui donne de la force au cœur. Pourquoi dans cet ordre ? Parce que les organes sont connectés avec les éléments chinois, et que l’eau nourrit l’arbre, que l’arbre nourrit le feu etc. Si nous ajoutons à cela que les organes non seulement sont inter-reliés physiquement entre eux, mais qu’ils sont reliés aux émotions, aux astres, aux animaux, aux couleurs, aux 5 sens, nous voyons que cette médecine avait depuis des millénaires un sens aigu de l’interconnexion.

Interconnexion, oui, mais pas n’importe laquelle. Dans le corps, si un organe faiblit les autres l’aident ou prennent la relève, de même si une veine se sclérose, une autre fera son possible pour transporter le sang à sa place. Il n’y a pas de jugement tout travaille pour le bon fonctionnement et le bonheur du tout en une sorte de tous pour un, un pour tous. Saint Paul, encore lui, remarque la même chose. « Le corps est un et a plusieurs membres, dit-il. L’œil ne peut pas dire à la main : je n’ai pas besoin de toi ni la tête dire aux pieds : je n’ai pas besoin de vous… Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui, si un membre est honoré, tous se réjouissent. » La leçon du corps est une leçon d’ouverture bienveillante et active à la globalité. Notre corps nous dit : considère-toi comme une cellule dans le fonctionnement global de l’univers comme mes cellules appartiennent à l’ensemble de ton corps. Ce genre d’interdépendance porte un nom : solidarité.

Ce mot de solidarité signifie aussi interdépendance mais dans une optique unifiée. Lorsque nous nous portons garants de locataires pour qu’ils puissent emménager quelque part, nous nous portons caution solidaire. En d’autres termes, si nos protégés ne peuvent pas payer, c’est nous qui casquerons. Nous sommes bien interdépendants, eux de notre caution, et nous de leur régularité à régler leur loyer. Mais n’est-il pas plus agréable d’être caution solidaire que caution interdépendante ?

Reconnaître l’interdépendance, c’est se donner les moyens d’exercer la solidarité en prenant conscience nails-1420329_640de notre responsabilité dans le fonctionnement harmonieux du tout. Car si ce que nous faisons, ce que nous disons, ce que nous pensons et ce que nous sommes a des interactions avec tout, alors tant que nous ne le savons pas, nous avons l’inconscience des éléphants dans des magasins de porcelaine ou des enfants qui cassent leurs jouets par ignorance sans penser à mal. Mais le sachant, nous pouvons tourner notre intention vers le positif, surveiller notre propre existence et nous engager pour le bonheur du tout. Le découragement nous souffle-t-il que notre action est inutile car trop locale et minime ? Répondons-lui qu’il n’y a pas d’action solitaire, il n’y a que des interactions solidaires et qu’en agissant localement nous agissons universellement. Pour reprendre du vocabulaire utilisé dans les sports collectifs, nous ne pouvons plus nous la jouer perso, il n’y a qu’à suivre les leçons du corps et là-dessus, le corps est très clair : quand une cellule veut la jouer perso, il faut la détruire, c’est un cancer. Jouer perso, c’est être nuisible, et nous ?

Accepter l’interdépendance a donc de quoi nous rendre très humbles : en fait, il n’y a pas d’action personnelle, et inversement, ça a de quoi nous rendre très sûrs de notre puissance : il n’y a pas d’action personnelle, mais il y a interaction avec l’univers. Notre action est reliée à tout non seulement par la modification qu’elle y introduit mais aussi, même si nous ne le voyons pas, par la vibration qu’elle provoque. Ainsi aussi de nos infimes pensées. Chaque fois que nous nous libérons un peu, nous libérons tous les autres sans rien faire pour cela.

Pour illustrer ça, il me revient une expérience que me montra une prof de piano. Figurez-vous que si on appuie sur le mi, le sol et quelques autres notes juste pour appuyer sur les touches de façon muette, ça fait qu’on lève les étouffoirs qui enserrent les cordes pour assassiner leurs vibrations. Ensuite, on joue, avec le son cette fois, un do. Et là, qu’est-ce qu’on entend distinctement ? Tous les sons de la clef-1439136_640famille du do qui vibrent en même temps que lui, c’est-à-dire le mi, le sol etc, les harmoniques libérées ! Je pourrais bien appuyer sur tout le clavier et ne sonner qu’une note, ne répondraient que les harmoniques de cette note. Eh bien, ça me parle de l’interdépendance et ça me rassure. Si nous envoyons un acte de vie, il résonnera naturellement avec toutes les fréquences de vie en harmonique avec notre acte, et nous n’avons rien à faire pour cela, que de lever les étouffoirs de notre égo. Et nous n’avons rien à craindre du reste, cela ne résonnera pas. Vous me direz qu’on peut se tromper vu notre ignorance des causes les plus lointaines en interaction.

C’est tout à fait juste. C’est pourquoi il faut voir avec le cœur parce que le cœur ne fait pas d’erreur. Bouddha demande qu’on s’exerce à une vue profonde et vaste, qui aime tout et ne privilégie rien pour ne rien déformer. Plus nous nous entraînerons à cette vue, moins nous risquerons de nous tromper. Bien sûr c’est un travail de vigilance et d’attention auquel nous ne sommes pas habitués, nous qui naviguons sur le mode zombie dès que nous le pouvons. Par exemple, si nous savons qu’une rue à double sens devient voie piétonnière, combien de fois empruntons-nous quand même ce trajet avant de nous rappeler devant les plots d’arrêt qu’il nous faut rebrousser chemin? Faire attention à notre quotidien sans défaillir, nous ne savons pas. Et voir largement sans rien privilégier mais en notant tout dans une même bienveillance, nous ne savons pas non plus. Nous sommes plutôt du genre critiques, et prêts à pleurer comme Lamartintelescope-187472_640e : « Un seul être nous manque et tout est dépeuplé »…

Élargir le champ de notre vue, c’est élargir le champ de notre conscience, voir de nos propres yeux c’est amoindrir le champ de notre conditionnement. C’est pourquoi Jésus comme Bouddha ont donné le même conseil avec les mêmes verbes dans le même ordre : « Venez et voyez ». Intéressez-vous, approchez-vous. Mais approchez-vous comment ? Avec le cœur. Ensuite, voyez la vérité. A quoi ça sert ? A créer sur du solide. Si nous avions su que notre maison était sur une faille, l’aurions-nous achetée à cet endroit-là ? L’information, c’est la vie.

Et quelles seraient pour nous les informations principales que nous n’aurions pas encore ? Que nous n’avons pas à nous identifier à notre personne car nous appartenons à un ensemble plus vaste comme les cellules appartiennent au corps, certes. Nous en convaincre nous ferait passer d’un fonctionnement personnel et défensif à un fonctionnement aimant et global, ce serait déjà une métamorphose dans nos vies et dans l’équilibre de l’univers. Nous aurions tous tout à y gagner et rien à y perdre. Du gagnant gagnant, win-win dit-on maintenant.

Et puis comprendre que ce qui change sans cesse, c’est le tout constitué par les formes. Aujourd’hui les sciences montrent l’unicité de la matière et nous expliquent que le point commun de toute la matière de l’univers, du plus grand au plus petit, c’est le vide. S’il n’y avait pas de vide l’univers ne pourrait se déployer. Ce que disent aujourd’hui les sciences quantiques, les anciens Chinois le disaient ainsi il y a près de tbuddha-345467_640rois mille ans avec Bouddha : « La forme surgit du vide, apparait dans le vide, danse dans le vide et disparait dans le vide. »  La forme, c’est donc une sorte de métamorphose du vide en matière, une plongée de l’énergie pure à l’intérieur des limites des corps. Ce vide originel, cette vacuité comme le disent les bouddhistes, c’est l’absence de toute forme. C’est aussi la caractéristique de la transmission juive : le dieu des Hébreux, on ne peut ni le figurer ni le nommer, le dieu de l’Islam ne supporte aucune représentation non plus.

Mais notre pensée ahane et soupire, elle s’arrête désorientée ou terrorisée elle se rebelle : elle ne peut pas comprendre ce que c’est que ce vide, elle ne veut rien avoir à voir avec lui. Il faut lui expliquer que ce vide, ce n’est pas du rien : « Ecoute, n’aie pas peur ; pour que tout puisse en surgir du vide il faut que ce vide soit plein. Ce plein est énergie sans limite, c’est à dire sans forme. Tu as compris, petite pensée, cher cerveau ? Rassure-toi, tiens-toi tranquille ».

Ce qu’il faudrait, c’est que notre conscience localisée et relative abdique le moi et fasse le saut quantique de la rencontre avec cette source de pouvoir qui fait danser les mondes. Alors libérée elle pourrait goûter que « Il y a un sans-naissance, sans-devenir, sans-création, sans-condition. S’il n’y avait pas ce sans-naissance, sans-devenir, sans-création, sans-condition, on ne pourrait pas échapper au né, devenu, créé, conditionné (c’est-à-dire à la prison de l’interdépendance, de l’impermanence et de la mort). Mais puisqu’il y a un sans-naissance, sans-devenir, sans-création, sans-condition, on peut échapper au né, devenu, créé, conditionné. » Udana, VIII, 3.

Si on peut échapper à notre conditionnement de phénomène créé, c’est que nous avons part aussi à ce non-né, non devenu, non créé, non dépendant. Nous sommes aussi cela, nous sommes cela enfoui dans la matière. C’est dur à assimiler. Peut-être cet enseignement de Jésus nous aidera-t-il un peu à comprendre cet incompréhensible. Il dit selon Jean : « Croyez-moi (ne pensez pas), je suis dans le père et le père est en moi. » Cette formulation m’avait toujours paru obscure. Mais si nous la mettons en relation avec ce que dit Bouddha, nous pouvons comprendre que le père, c’est ce vide plein, cette conscience universelle, cette force de vie. « Je suis dans la conscience et la conscience est en moi. » Et Jésus continue : Si vous ne me croyez pas, croyez au moins mes œuvres » c’est-à-dire croyez à mes miracles, à mes enseignements, eux que je tire de la conscience universelle. C’est pourquoi Jésus dit aussi « Lchrist-898330_640e père qui demeure en moi, c’est lui qui fait les œuvres ».

Autrement dit, sauter dans ce vide qui crée les mondes transformera votre petite personne localisée et mortelle en Christ comme moi, et cela vous donnera accès à la source de tous les pouvoirs. « Vous ferez même de plus grandes choses que moi ». Et quand il dit à cette conscience remplie de puissance, de sagesse et d’amour : « Je te prie pour que tous soient un comme toi et moi nous sommes un, » il nous dit que c’est possible de sortir de la prison de l’interdépendance et de goûter la plénitude. Il n’ya pas de fils unique, il n’y a que l’Unique.

Ainsi donc coexistent deux systèmes d’interdépendance : celui du mode d’existence du chacun pour soi et Dieu pour tous, c’est à dire en fait Dieu pour personne, et celui du chacun pour tous. Nous connaissons bien le premier mode, c’est celui du chaos, de la cacophonie, du karma, de ce que les bouddhistes appellent le destin de fatalité, disons pour nous en souvenir réseau ca-ca…. Mais nous pouvons aussi changer de réseau et entrer dans la sphère de l’intelligence et de la bienveillance globale qu’on appelle aussi la pleine conscience. Alors s’ouvre un destin de providence, de grâce dirait-on chez nous, beaucoup plus agréable et harmonieux. Rien à craindre de cette interdépendance-là !

L’accès à cette ouverture ne pouvant se faire par la pensée, terminons cette conférence par un petit temps de silence. Merci.

ciel-bleu1Françoise Gabriel