Faut-il pardonner?

Nous le savons tous, aucune existence ne s’écoule comme un long fleuve tranquille et nous sommes tous un jour ou l’autre confrontés à la souffrance, et en particulier une souffrance qui nous vient des autres. On les nomme agressions, ou offenses au sens premier du mot, c’est à dire “blessure portée”. Laissant pour l’instant de côté l’offenseur au sujet duquel nous ne pouvons rien – sauf quand c’est nous ! intéressons-nous à nous en tant qu’offensé. Faut-il pardonner? Quelle est notre réaction devant l’offense? Tous les torts qu’on pourrait nous infliger nous paraissent-ils pardonnables? A supposer que nous ayons envie ou décidé de pardonner, aussitôt vient la question du comment. Comment arriver au cœur du pardon ? Nous reste-t-il des ennemis ? Décidément, le pardon n’est pas un sujet rigolo, et somme toute, si nous pouvions trouver un moyen de nous en passer, ce serait quand même le mieux! Qu’en pensent les spécialistes des sciences humaines, et les traditions qui s’y sont penchées ? Qu’en pense la sagesse de la langue française?

L’étymologie nous guide avec un radical assez clair: don, du verbe donner, mais elle ne précise pas de quel don il s’agit. Au début du mot le préfixe par, du latin per, signifie “en passant par, à travers”. Une personne per-spicace voit à travers les événements ce qu’il lui faut comprendre dans son intérêt. Les per-turbations atmosphériques sont des troubles nuageux qui passent à travers le ciel. Le pardon, c’est donc un don qui passe à travers l’offense. Cette vision des choses est partagée par les anglosaxons qui découpent le mot de la même manière. L’acte du pardon se dit pardonner, mais le vocabulaire français pose clairement la question de savoir s’il est toujours acceptable. Ce qui est possible, faisable, est marqué du suffixe –able à la fin du mot. Nous avons bien le mot pardonnable, mais aussi son contraire : impardonnable. Comme quoi, le pardon ne va pas de soi. Pourquoi ?

L’offense est une blessure, et elle peut varier énormément : d’abord elle peut être faite au corps, au sentiment, à l’esprit, et puis elle peut varier en intensité, en durée, enfin, il est rare qu’elle cible uniquement le corps, le sentiment ou l’esprit car en nous ces trois sont connectés. J’entendais le témoignage de tortures répétées sur des petites jumelles de trois ans pour des expériences dites médicales à Auschwitz ; ça se passait tous les lundis, mercredis et vendredis, avec études sur les répercussions de ces infamies les mardis, jeudis, samedis, et ce pendant plusieurs mois. Bien sûr, tous les étages de l’être sont touchés ici. Mais le corps peut aussi subir l’offense minime et ponctuelle d’une bousculade. Pour ce qui est de l’offense psychologique et affective de longue durée, pensons à toutes les éducations à base de dévalorisation et d’humiliation et aux maltraitances morales. Les offenses affectives ponctuelles peuvent aller du doudou qu’on arrache au petit enfant jusqu’au « Je suis venu te dire que je m’en vais », chanté par Gainsbourg. L’offense à l’esprit c’est l’offense à nos idées. Si nous avons élevé notre enfant dans une idéologie matérialiste et anticléricale et qu’il nous annonce qu’il se fait moine, si nous sommes pétris de racisme et qu’il veut vivre avec une jaune une noire, une violette ou une basanée, ça fait mal. Alors, pardonner?

A première vue, le pardon est antinaturel. Pour vivre nous avons besoin d’amour, de joie, de respect et de sécurité. Tout ce qui vient en travers de ces besoins élémentaires provoque de façon tout à fait normale un traumatisme. Or la psychanalyse définit le traumatisme comme un événement auquel nous sommes incapables de donner une réponse adéquate pour notre équilibre, ce qui revient à dire que l’agression nous bouscule, contrarie nos besoins et touche notre intégrité. Dans ces conditions, pardonner pourrait même être considéré comme un dysfonctionnement. Alors, comment réagissons-nous naturellement avant contrôle, ou plutôt mécaniquement devant l’offense ? Les possibilités sont nombreuses.

Voici à propos d’une petite agression que j’ai imaginée dans un métro, une série de réactions automatiques possibles. Si vous vous reconnaissez dans une des 7 possibilités que j’ai recensées, peut-être reconnaîtrez-vous votre tendance dans le cas d’offenses plus graves car ces réactions sont une expression de votre caractère. Prêts ?

Alors imaginez que dans ce métro, quelqu’un vous ait très violemment parlé en s’approchant de vous sous le nez.

  1.     Choqué vous ne dites rien, vous mettez un mouchoir sur votre blessure, et vous terminez ton trajet tout triste.
    2. V
    otre sang ne fait qu’un tour et vous remettez vertement l’offenseur à sa place. Le soir, vous racontez ça à table.
    3. Vous le regardez bien pour vous souvenir de sa tête. Pour l’instant ça ne s’y prête pas mais vous lui revaudrez ça.
    4. Vous lui souriez et lui dites un peu ironiquement : “Dieu te pardonne mon fils”.
    5. Ça vous rappelle que vous n’avez jamais su vous faire respecter et vous vous repassez le film d’une situation particulièrement douloureuse. Vous loupez votre station.
    6. Ni une, ni deux, vous lui envoyez votre poing dans la figure.
    7. Le cœur battant, vous vous cachez derrière les autres : on n’est jamais à l’abri de rien.

Si vous avez choisi le 1, scénario de la tristesse rentrée, vous avez tendance à devenir complice d’une situation que vous n’acceptez pas sans rien exprimer, vous avez alimenté, même inconsciemment, votre tristesse sans doute habituelle. Si vous avez choisi le 2 et la leçon publique au malotru, vous avez une nouvelle fois profité de cette occasion pour prendre le devant de la scène et montrer notre complexe de supériorité, y compris dans son utilisation postérieure à table. Combien parions-nous que sûrement vous aurez agrémenté le récit de différents jugements sur les uns, les autres et le monde dans lequel nous vivons ? Avec le 3, la vengeance se profile, vous avez dévoilé notre caractère rancunier. Du reste, combien de personnes avez-vous dans le collimateur? Avec la bénédiction intempestive du scénario 4, vous avez montré notre degré de dérision, d’inconscience ou de provocation, en tout cas, vous avez manqué du sens de la survie. Avec le 5 et la rumination douloureuse de votre existence, vous vous êtes une nouvelle fois prouvé votre névrose au point de perdre le sens du monde qui vous entoure. Avec le 6, votre caractère violent a trouvé une occasion de s’exprimer – et sans doute pas la première, mais votre violence vous aura-t-elle soulagé? Enfin, en vous cachant derrière autrui au septième scénario, votre réaction indique votre peur profonde et constante de la vie et des autres.

Peur, renfermement, désir de vengeance, mépris, voilà des mécanismes de réponses automatiques, installées par défaut devant l’agression. Mais franchement, lequel de ces comportements nous apporte le bonheur et la paix profonde ? Heureusement, vous l’avez remarqué, ce test n’est pas complet : on n’y trouve pas le pardon puisque nous faisons le tour de nos réactions par défaut. Et justement,  pardonner n’est pas une réaction à un stimulus, mais une action volontaire. La peur ou le désir de vengeance nous arrivent d’eux-mêmes, le pardon se choisit. Il pourrait bien lui, nous apporter le bonheur et la paix profonde, mais il est d’autant plus difficile à donner que les situations pénibles nous restent longtemps en mémoire. Supposons donc maintenant que vous retrouviez le malotru et qu’il soit encore désagréable. Je vous parie que vous allez vous souvenir de sa tête beaucoup plus longtemps que de la tête de la dame qui a soulevé avec vous la poussette pour vous aider à monter l’escalier, ou de l’homme qui est descendu du wagon le temps que vous y entriez pour vous en faciliter l’accès.

Eh bien, c’est normal. L’instinct de notre préservation a prévu que nous nous souvenions davantage des évènements traumatisants que des moments heureux. C’est en effet une technique de survie initiée depuis Lascaut. Si vous oubliez l’anniversaire de votre chérie, c’est ennuyeux, vous risquez de passer un mauvais quart d’heure. Mais si vous oubliez que la tanière de l’ours est derrière votre grotte au fond à droite, vous risquez de ne plus avoir l’occasion de souhaiter l’anniversaire de votre chérie. Aujourd’hui encore, le principe est protecteur : l’enfant battu par son père parce qu’il est venu gambader entre lui et la télé alors qu’il avait trop bu s’en souviendra des années, il ne sortira plus de sa chambre quand il verra son père alcoolisé et on lui reprochera probablement plus tard de se renfermer au lieu d’affronter les difficultés. Mais s’il avait oublié ? … Notons que ce processus s’applique à tous les niveaux, au niveau personnel aussi bien que social et planétaire. C’est pour ça paraît-il que nous tenons à être au courant des horreurs de la terre entière et que les mauvaises nouvelles font les grands titres des journaux télévisés : il s’agit dans notre programme préhistorique d’être capable de nous en protéger. La question du pardon ne se pose même pas pour nos programmes de survie installés depuis la préhistoire. Pour savoir s’il serait temps de faire la part des choses et d’entrer le pardon dans nos habitudes, voyons s’il est avantageux de pardonner.

L’un des gros avantages du pardon et de nous dispenser de la réaction la plus répandue devant l’offense à savoir la vengeance. D’accord, la vengeance a l’air d’un principe logique, celui de rétablir l’équilibre, d’exercer une forme de justice du mal pour le mal. Mais cela présente de nombreux inconvénients personnels et sociaux. D’abord, cela ouvre la porte à nos pulsions les moins ragoûtantes qui se sentent une raison valable de s’exprimer. Et là, gare ! nos diables se lâchent parfois sans plus de frein au point que les hébreux ont établi la loi du Talion « Œil pour œil, dent pour dent ». Loin d’être une cruauté, cette loi servait à prévenir des situations genre « Tu m’as mal regardé, attends, je t’éclate la tête » qui serait notre véritable plaisir parfois si nous nous écoutions. Mais nous n’en serions pas plus heureux. Ensuite, le deuxième écueil de la vengeance, c’est que c’est un plat qui se mange froid. Je ne peux pas me venger maintenant ? Qu’à cela ne tienne, on attendra ce qu’il faudra. Eh bien, c’est encore plus pernicieux car ça nous retient dans un souvenir difficile, ça nous bloque dans l’évocation d’un moment de notre vie. Pourtant les jours emportent ce moment dans un passé de plus en plus lointain, notre corps a petit à petit renouvelé toutes les cellules qui le constituaient à l’époque de l’agression, et nous nous sommes encore figés devant. De plus en plus décalés dans le flux de la vie, nous passons forcément à côté de ses cadeaux, nous faisons notre malheur.

Et il y a pire ! Comme nous entretenons des pensées négatives et des projets qui le sont encore plus, nous émettons des signaux autour de nous qui sont comme des antennes à disgrâces. C’est ce qu’on appelle la loi d’attraction, le « qui se ressemble s’assemble » proverbial. Ce proverbe vaut pour les gens comme pour les choses. Ce qui se ressemble s’assemble, on ne prête qu’aux riches. Alors si nous sommes riches de pensées négatives, nous recevrons tôt ou tard la monnaie de notre pièce, nous aurons pour amis des gens rancuniers qui ne nous pardonneront rien. Un autre défaut de la vengeance, c’est qu’elle est interminable puisque le mal alimente le mal et qu’à tour de rôle chacun a un équilibre à rétablir. Dans ces conditions, l’exercice de la vengeance est un facteur de désordre social. C’est ainsi que des familles se haïssent de père en fils, jusqu’à ne plus savoir pourquoi alors qu’il n’y a qu’une seule chose à faire: se donner les moyens de tourner la page et de vivre la vie, sa vie.

Certes la société tente de juguler ce désordre interdisant la vengeance personnelle et en rendant justice à la place de la victime mais la réparation du tort ne donne pas souvent la paix à l’offensé. Savoir que l’escroc qui nous a ruinés est derrière les barreaux plutôt qu’aux Bahamas est certes un facteur de tranquillité relative, mais est-ce que ça nous empêchera d’y penser chaque fois que nous souffrirons de la pauvreté dont il est la cause ? La punition de l’agresseur n’ôte pas la rancœur, la tristesse ou l’amertume.

Tant que l’offense reste présente, tant que nous interprétons ce que nous vivons ensuite comme des conséquences de l’offense, nous restons coincés dans ce moment et dans une relation avec l’offenseur. Et plus nous en voulons à l’autre plus il est présent dans notre vie parce que nous entretenons un lien énergétique avec ce à quoi nous pensons. Les taoïstes disent que là où va la pensée, l’énergie va. C’est même un principe de méditation. Nous pensons à notre petit orteil et il rentre dans notre conscience. Donc si nous pensons à notre agresseur en le réduisant à son offense et ses défauts, il nous accompagne comme tel et nous voilà enchaînés à celui que nous voudrions voir à mille lieues de nous. Invisibles, ces liens sont pourtant si réels qu’ils nous privent de notre liberté. Par exemple, si nous le rencontrons, nous ne pourrons pas garder le cœur tranquille. Nous préférons donc éviter de le rencontrer quitte à nous priver du même coup d’endroits agréables et de personnes aimées.

La vérité c’est que peut-être que nous avons déjà essayé de pardonner et que nous avons échoué… Ou alors nous avons cru avoir pardonné, et en fait non, la vie nous fait la démonstration du contraire. Nous n’obtenons pas toujours ce que nous voulons de nous, nous ne sommes pas toujours maîtres chez nous ! De quoi est constitué le pardon pour nous résister ainsi ? Le pardon, c’est le don de l’amour, son exercice royal. L’amour est patience, bienveillance, il ne se gonfle pas d’importance, ne s’irrite pas, il croit tout, espère tout, il supporte tout, d’après Saint Paul. Cet amour ne regarde pas si l’autre est ami ou ennemi parce que c’est une force qui se répand comme un soleil. Le soleil n’en veut à personne, il n’a pas de préférences et ne détourne pas ses rayons des plantes qui l’auraient offensé : on n’offense pas l’amour. L’amour est donc inconditionnel, c’est à dire qu’il est par lui-même sans dépendre de rien d’extérieur. Cet amour-là comme un soleil rend heureux et invulnérable, il ne se confond pas avec l’amour émotionnel si fragile et dépendant qui au contraire dépend de l’autre et est prompt à souffrir. On n’imagine pas non plus un soleil qui se refuserait à lui-même. L’amour est amour depuis sa source comme dans son rayonnement. S’il ne brillait pas dedans, il n’émanerait rien.

Cela revient à nous poser la question suivante  : et nous, est-ce que nous nous aimons ? Nous nous supportons, oui, mais nous aimons nous en entier, dans tous les moments de notre vie passée et présente, dans tous les aspects de notre caractère ? Y a-t-il des moments de notre vie que nous n’aimons pas évoquer ? Nous sommes-nous pardonné nos erreurs ? Vivons nous réconciliés avec nous ? Bon, c’est vrai que si on y pense, nous avons quelque raison d’être fâchés: nous nous sommes assez maltraités. Peut-être sommes-nous même la personne qui nous a le plus pourri l’existence même si le plus souvent nous ne nous l’avouons pas, parce que le constat de la situation serait trop déplaisant et ses conséquences peut-être incalculables.. Sans généraliser, il arrive que nous ayons choisi un métier qui nous ennuie sans correspondance avec nos qualités, ou bien pris un conjoint qui ne nous a pas rendu heureux, ou encore élevé nos enfants d’une manière qui ne nous satisfait pas, ou embrassé des convictions qui nous pèsent, ou que nous nous soyons laissés emberlificoter dans des situations que nous ne souhaitions pas et dans lesquelles nous restons. Ou tout à la fois. Nous sommes aussi capables de nous empoisonner le foie avec l’alcool, les poumons avec la cigarette, le système nerveux avec la drogue ou les anxiolytiques.

Si quelqu’un d’autre nous imposait des choses pareilles, nous lui en voudrions et ce serait très compréhensible. Eh bien la vérité c’est que nous nous en voulons personnellement. Nous sommes nombreux à vivre avec nous 24 heures sur 24 sans nous entendre avec nous-mêmes. Or seul l’amour qu’on se donne permet d’en donner aux autres, seul l’amour rend heureux et nous ne nous aimons pas… Redressons la barre avant de tirer notre révérence afin de donner un autre modèle à nos descendants et de les libérer de nos chaines ! Aimons-nous. L’amour regarde, il touche, il câline, il cherche à faire plaisir, il joue, il admire et il complimente, il est content de l’autre, il fait confiance. Traitons-nous ainsi.

Appliquer ces conseils simples qui nous remettraient en vue du chemin de l’amour, ce n’est pas si simple pourtant. Dans certains cas nous avons hérité de tellement d’interdits à nous aimer d’amour que même si nous commençons à chercher à nous réconcilier avec nous, un processus d’oubli s’active et après un ou deux auto-massages, une ou deux glaces offertes, un ou deux compliments octroyés, cela nous sort de l’esprit . D’autres fois, nous n’avons même pas envie d’essayer : soit que nous considérions que nous n’en avons pas besoin, soit que nous écartions d’emblée les petits gestes de remise en amour comme ridicules ou inutiles. Les causes de cette inertie sont diverses mais le résultat est le même : nous restons où nous en sommes, sans assez d’amour pour réussir à pardonner même si nous le voudrions.

Mais quand aurions-nous pu faire le plein ? A nos débuts dans la vie, nous avons peut-être été privés d’amour maternel, sans même en avoir eu conscience. Que nous le sachions ou non, nous sommes nombreux à manquer du minimum de combustible pour nous aimer parce que nos mères privées elles aussi de la sécurité de l’amour n’ont pas su nous le fournir. En effet, quand un bébé nait, tout son être sait qu’il est la chair de la chair de sa maman, puisque c’est dans son ventre, avec ce qu’elle lui a donné d’elle qu’il est passé de rien à son corps. Bébé est en outre la somme des émotions maternelle puisque il les a toutes vécues en elle à partir de rien. Pour prendre une comparaison informatique, c’est elle qui a gravé son disque dur. De ce fait, si maman ne nous attendait pas, si elle nous a refusés, si elle voulait un enfant d’un autre sexe, si elle n’était pas aimée elle-même, si elle traversait des soucis ou des situations qui la rendaient indisponible (comme la misère, la guerre ou toute autre galère individuelle) si ensuite elle n’a pas su, pas pu ou pas voulu nous aimer, nous sommes en état de manque existentiel, perdus dans la vie. Notre navire a été lancé pour accomplir mille nœuds, il a assez de combustible pour en faire dix. Alors quoi ? Forcément, on rame. Qu’on ne nous demande pas de pardonner en plus.

Si tel est notre tableau intérieur, il est urgent de nous guérir. Prenons la responsabilité en tant qu’adulte de faire le plein d’amour pour nous adultes et nous rétroactivement jusqu’à cette enfance dont on ne se souvient plus bien. Nous saurons ensuite à qui accorder nos premiers pardons c’est à dire notre amour inconditionnel : à nous et à notre mère d’abord, tout les autres après. Mais comment savoir si nous avons pardonné vraiment, ou si nous avons fait semblant ? c’est à l’aune de l’amour qu’on verra si on pardonne véritablement ou si nous nous leurrons. Car il y a de nombreuses attitudes que nous pouvons prendre pour du pardon alors qu’il n’en est rien. Le pardon ce n’est que de l’amour, et l’amour ça fait du bien. Alors c’est simple, si on ne se sent pas heureux, indulgent, chaleureux, actifs d’amour et libres, réconciliés avec notre vie on est leurré. Et cela ne signifie pas qu’on retourne dans le nid du cobra.

Car l’amour c’est la vie. Aussi, pardonner ce n’est pas non plus camper dans une situation de danger pour nous. Les Indiens ont une comparaison avec le cobra. S’il a tenté de nous mordre, pardonnons-lui. Mais que cela ne nous empêche pas de chercher à nous tenir ailleurs.

Ainsi pour vivre avec quelqu’un qui nous fait tort acceptons-nous régulièrement la soumission, sorte de complicité passive avec le maltraitant. Cela n’est pas pardonner, c’est une névrose : elle ne rend pas plus heureux. S’aimer c’est ne pas accepter l’indignité. Même les saints en font la démonstration. Saint Paul fut emprisonné à grand bruit, mais illégalement. Un matin, le gardien vint l’informer qu’il pouvait sortir discrètement par la petite porte car les autorités avaient reconnu leur erreur et l’avaient libéré. Paul refusa. On l’avait publiquement emprisonné, il lui faudrait une relaxe publique. Son humiliation publique méritait réparation publique. Je soupçonne Paul de s’en être moqué à titre personnel, mais les sages conforment leur vie à l’exemplarité et cette réaction est une leçon pour nous autres. J’ajoute que c’était sûrement aussi une question de communication : l’emprisonnement avait nui à la cause de la bonne nouvelle, il fallait rééquilibrer la balance.

Parfois pour vivre avec l’agresseur de façon apparemment paisible, nous refoulons l’offense. Or la psychanalyse nous a alertés sur le fait que pardonner ce n’est pas ça du tout. Le refoulement est une réaction vitale qui se met en place pour que nous continuions à vivre devant parfois l’insupportable, il n’est pas le pardon de l’offense. Il laisse la blessure à vif, mais profondément cachée, donc encore plus dangereuse, nous mettant à la merci d’évènements venant réveiller la blessure. Il agit en secret sur l’ensemble de nos comportements comme une infection non repérée. L’amour ne cache rien puisqu’il guérit tout, il pardonne tout. Il donne le courage et la possibilité d’aller découvrir ce que l’inconscient avait recouvert afin que nous retrouvions une vraie sécurité.

Quant à minimiser l’offense, faire comme si de rien n’était pour pouvoir continuer à vivre avec la personne d’où nous la recevons, la nier, c’est très proche du refoulement. Ce déni nous arrive aussi en particulier avec les petites vexations parce que c’est une réaction d’évitement pratique, mais il s’applique aussi à des éléments qui sont comme des gros blocs de notre existence. Les dénier, c’est construire notre vie sur le mensonge et du coup ça nous fragilise, ça rend impossible toute attitude appropriée d’amour pour nous-mêmes et laisse le problème entier : un pardon sait ce qu’il pardonne ou il ne mérite plus son nom car il ne s’applique à rien.

Le pardon n’est pas non plus glaciation. Parfois, notre façon de nous protéger de la souffrance est de blinder notre carapace devant toutes les émotions. Notre cœur blessé ne joue plus que des simulacres d’amour, au fond, il est devenu insensible et indifférent. Nous pouvons côtoyer ou vivre avec ceux qui nous ont offensés, oui, mais reines des neiges, notre royaume est polaire, il fait froid autour de nous et en nous. Au contraire, l’amour est chaud, la vie nait dans la chaleur, le pardon aussi.

Enfin, pardonner n’est pas oublier. L’oubli serait une offense à la souffrance reçue. Prétendre oublier la Shoah non seulement serait un mensonge, mais une preuve qu’on s’aime assez peu pour se comprendre et se rejoindre jusque dans l’horreur. C’est un exemple extrême mais l’oubli couvre bien d’autres petits évènements. L’amour n’oublie pas la souffrance de l’offense, mais il la désactive. Désactivée, la souffrance n’a plus besoin d’être dans la pensée, elle est en quelque sorte archivée ce qui est différent de l’oubli.

Tous les comportements que nous venons d’énumérer sont pas des réponses de l’amour à l’offense, mais des réponses de l’égo au stimulus de la souffrance. Il fait comme il peut le pauvre, mais il n’est pas qualifié pour pardonner car le pardon passe par l’oubli de l’égo et que l’égo, il n’aime pas cette idée de disparaître, ça lui fait une peur bleue. Alors avant que l’égo ne s’oublie, on pourrait commencer par le diminuer ! En effet, le bon sens nous montre que si on est bienveillant et sans gonflement égotique, on a déjà beaucoup moins d’occasions de pardonner aux autres, simplement parce qu’on beaucoup moins de surface à blesser. Les coups tombent à côté. Vous connaissez ces salles rigolotes où on se voit dans des miroirs déformés, comme au palais des glaces du musée Grévin ? On est soi-même énorme, tandis que les autres apparaissent tout petits. C’est une déformation, elle nous fait rire, et ne nous ôte pas le souvenir de notre vraie taille. Pourtant nous agissons dans la vie comme si nous étions constamment les héros du palais des glaces et on ne s’en rend pas compte. Cette surévaluation de notre surface nous est habituelle, et d’ailleurs quand nous étions petits nous nous nommions en premier dans une liste de gens. Sauf que là, nous sommes devenus grands et que nous devrions jouir d’une vision juste des choses et non pas stagner dans cette étape du cerveau enfantin. La vérité, ce n’est pas sept milliards et demi d’humains gravitant autour de notre personne, mais autant de mini centres…

Plus on a donc un petit égo, moins on a de pardons à accorder, donc en poussant la logique si on arrive à un état où l’égo n’existe plus, sauf comme un animal domestique aimable et très utile, il n’y a plus rien à pardonner. Nous est-il possible d’arriver à ce pardon zéro ? Cela simplifierait le problème à la base, le meilleur moyen de résoudre la question du pardon étant de ne plus avoir à le donner !

J’avais lu dans Kaizen un article où Amma était interrogée sur ce sujet. Elle disait que bien sûr, elle ressentait les offenses comme tout le monde, mais que cela représentait pour elle comme une petite piqûre mue en compassion en un dixième de seconde : si l’autre avait pu être méchant, c’est qu’il était mal dans sa peau, en sous amour. Un être heureux ne cherche pas à faire mal à l’autre. Et puisque l’autre se trouvait en manque d’amour, elle donnait la réponse appropriée au diagnostic, le baignant d’amour discrètement, silencieusement. Par rapport à notre test du métro au début de cette conférence, nous voyons un complet renversement des choses : ce n’est en effet plus nous qui sommes au centre livré à nos réactions désordonnées, mais le bonheur de l’autre. Dans un cas la question du pardon ne nous venait pas à l’esprit parce que nous vivions tout en fonction de nous, dans le cas d’Amma, le souci de son cas personnel a entièrement disparu, c’est l’amour qui seul compte. elle n’a plus d’égo et le bonheur de l’autre ne détruit pas le sien au contraire.

Pardonner, et pardonner immédiatement, pardonner sans tricher, pardonner dans l’amour jusqu’à la réconciliation totale avec l’offenseur quelle que soit l’importance de l’offense, être débarrassé de la souffrance du souvenir de la souffrance, être disponible, rendu au présent, libéré des pointes de la blessure, être reconnecté à l’amour qui ne se pose pas de question, ce serait vraiment merveilleux. Car profondément le don du pardon, c’est celui de l’amour. Or nous sommes amour ; en nous reconnectant à l’amour, nous devenons nous. En outre si nous habitons unifiés l’instant présent, l’énergie de la vie circule, et elle amène le bonheur  : la santé, l’argent, l’amour, la positivité, la joie, gratitude. Le pardon, c’est rentable !

En 1999 Olivier Clerc, traducteur des Quatre accords toltèques, prit conscience que le pardon était un joyau. Il fut si plein de cette conviction qu’il créa les cercles de pardon, puis les journées du pardon où l’on s’entraine à se pardonner les uns aux autres par des rituels de guérison du cœur. Son livre, Le don du pardon est sans cesse réédité et aujourd’hui il a fondé l’API, association du pardon international, tant les gens ont soif d’une telle démarche dans tous les pays.

Cette attention moderne au pardon n’est pas nouvelle. Depuis toujours, les chamanes brûlent les offenses qu’on leur apporte dans des feux sacrés, ils brisent les liens avec les agresseurs en brisant des bâtons car ils savent que le pardon guérit.

La plupart des religions et les traditions y font une place importante. Les hébreux par exemple pratiquaient le rituel du bouc émissaire : ils chassaient un bouc qu’ils avaient chargé des fautes de tous pour libérer le peuple et obtenir le pardon de Dieu. Partant hors de la ville, le bouc emportait l’offense. Jusqu’à aujourd’hui, la fête juive la plus importante de l’année c’est depuis Moïse celle du grand pardon : Yom Kippour, où Dieu purifie tout le peuple de son péché. Car le péché, c’est en religion le nom de l’offense. Les chrétiens aussi ont eu une fête pour le pardon : en Bretagne, de nos jours encore, des cérémonies et fêtes du grand pardon ont lieu le 15 août à l’occasion de l’assomption de la vierge Marie. C’est un procédé similaire au bouc émissaire sauf que la Vierge partant au ciel, nos fautes sont emportées encore plus loin !

Le christianisme donne une grande place au pardon. Le Christ dans le Notre Père enseigne  : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Si nous connaissions tout de notre vie, si nous étions pleinement vigilants, nous saurions peut-être combien d’offenses nous avons faites à Dieu, c’est à dire à la Plénitude, la Lumière, le Grand Esprit, ou Esprit, la Conscience, le Soi. Nous l’ignorons, mais l’évangile du débiteur impitoyable nous laisse craindre le pire. C’est l’histoire d’un homme qui se vit remettre soixante millions de dettes par le Roi, mais qui refusa d’effacer à son tour une dette de cent pièces qu’on lui devait. Il fut rattrapé, il fut traité comme il traita. Le roi, c’est une figure de Dieu et l’énormité de la somme est un symbole de l’énormité des offenses que nous commettons sans même y prêter garde. C’est la même inconscience que couvre le Christ en croix : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Dans cette optique, il est clair qu’il n’y a pas que Dieu que nous offensons sans y faire attention ou sans mesurer ce que nous faisons. Il y a aussi plus simplement les gens que nous côtoyons, ou la nature même. Nous ne sommes pas que des offensés dans la vie, mais des agresseurs, fût-ce inconsciemment. Je me souviens du temps où j’étais prof au collège. Une mère était venue se plaindre que son fils pleurait avant chacun de mes cours. Je suis tombée des nues, j’y pense encore parfois. C’est pourquoi il est recommandé non seulement de pardonner mais même de demander pardon. Prenons une mésentente amoureuse par exemple. Celui des deux qui fait souffrir l’autre, ne le fait-il pas en réponse à un mauvais traitement qu’il pense avoir reçu ? Que l’autre n’en soit pas conscient importe peu : il nous manque tellement d’informations ! Vous me direz, demander pardon à ceux que nous offensons c’est parfois difficile, alors, à ceux qui nous ont offensés…

C’est pourquoi ça nécessite un petit entrainement. Jésus demande qu’on s’entraine au pardon au point que nous arrivions à pardonner à tous inconditionnellement, non pas une fois mais une infinité de fois, comme Amma sans doute. Un jour, Pierre demanda au Christ la confirmation qu’il faut pardonner 7 fois son offense à quelqu’un. Il reçut effaré cette réponse : «  Non pas 7 fois mais 70 fois 7 fois. » En d’autres termes, comme personne ne comptera jusque là, ça veut dire pardonne sans t’arrêter. D’ailleurs la nature nous montre que c’est ainsi qu’il faut agir. L’arbre élagué accepte de redonner des fruits, le chien oublié saute de joie la vessie lourde quand revient son maître, la plaine ne reproche rien à la lave qui recouvre ses jardins.

Alors se renverse ce qu’on peut appeler naturel et acquis. On pourrait dire que le pardon non seulement n’est pas antinaturel comme nous l’envisagions au début de cette conférence, mais qu’il est la seule attitude naturelle c’est à dire conforme à la nature. Toutes les autres attitudes ne sont que des réactions acquises devant le danger ou l’agression. Revenir à la source de notre véritable nature débarrassée des conditionnements historiques et sociaux ne doit finalement pas être impossible. La jumelle survivante des deux petites torturées dans les camps dont je parlais tout à l’heure nous en donne une preuve car elle témoigne sur youtube avoir pardonné à ses geôliers. Que le pardon soit comme ton souffle, dit le Christ. Ton souffle ? Non, tu ne le pourrais pas, mais le souffle de Dieu par ta bouche, oui, car ce qui est impossible à l’homme cela n’est rien pour Dieu.

Nous ne connaissons pas le pouvoir du pardon que nous donnons, ni même de celui que nous recevons, mais quand le Christ fait le miracle physique de la guérison du paralytique, il lui dit : « Tes péchés sont pardonnés » et l’autre se lève. Le symbolisme est clair : le péché paralyse, le pardon libère et rend le mouvement, c’est à dire la vie. Ça vaut la peine mais on n’y arrive pas tout seul.

Tel est aussi le sens de la crucifixion. Il est dit que par cette mort, le Christ, nom donné à Dieu en l’homme, la Lumière, le Refuge, « rachète » la multitude. C’est à dire,  qu’on soit chrétien ou non, que seule une lumière supérieure à la nôtre est vraiment capable de pardonner les offenses : elle efface, elle purifie jusqu’à rendre l’homme juste, déclaré non coupable. Cette lumière le délivre des raisons d’être fâchés contre lui, les autres et l’existence, elle le réconcilie.

Cette annulation totale de l’offense est le modèle de ce que doit être notre propre pardon : libérateur, souverain, généreux, cocréateur d’un autre destin pour nous et pour l’autre s’il l’accepte, d’une vie plus belle en tout cas, bénédiction. Pour en être capable, les évangiles ne nous disent pas qu’il faut que l’autre en soit prévenu, ou qu’il en soit d’accord. Ils nous donnent une seule condition : prendre refuge en Christ, trouver la Lumière. Comment ? Tout l’Orient nous a appris depuis quelques années comment on s’y prend : on s’assoit et on reste tranquille, si on peut assez longtemps pour que notre boue se dépose et que l’eau s’éclaircisse, traversée de lumière, plus claire de méditation en méditation jusqu’à l’étincellement. Lorsque tout nos bruits personnels s’estompent et qu’il reste quand même la vie, on rencontre la source du pardon c’est à dire la source de l’amour et elle devient nôtre.

Et puis peut-être qu’un jour nous viendra la sagesse de comprendre qu’il n’y a rien à pardonner. Le désordre est le terreau de l’ordre, le chaos précède la forme comme la lumière nait des ténèbres. Les racines s’entremêlent sous la terre pour que les branches au ciel se déploient et la graine du lotus ne s’offense pas de la boue qui l’entoure, elle en nourrit jusqu’à sa fleur ouverte au soleil. Si telle est la vie, en quoi l’obscur et le chaos de notre existence sont-ils des offenses ? Ce qui est, est, c’est tout. Sans ces ténèbres, notre lumière n’existerait pas.

Les sages acceptent donc que les choses soient comme elles sont, ils voient à quelle nouvelle harmonie la dissonance les a conduits. Tous ceux qui leur ont fait du tort sont remerciés. Ils sont redevenus naturels et  la nature se reconnait en eux, bénis et bénédiction.