Les éléments 1: la terre

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Quand on parle de la terre, on ne pense pas d’abord à la terre parmi les éléments. La terre, c’est bien plutôt notre planète, la belle bleue, notre vaisseau spatial, notre base mère… Cette homonymie entre terre et terre, entre le globe terrestre et la matière tirée de son sol n’est pas fortuite, ne serait-ce que parce que la terre comme élément appartient à la planète. Sera-t-il plus facile dans la réflexion que dans le vocabulaire de séparer la planète et l’élément ? Partons pour un petit tour de la terre chez les Anciens, les Chinois et leur médecine, les Grecs et les Hébreux, nos alchimistes et les sciences modernes qui nous aideront à tirer parti des connaissances scientifiques et symboliques de cet élément pour que nous avancions davantage dans la compréhension de nous-mêmes et la vision de nos potentialités. Mais commençons par nous intéresser aux mots.

Le mot Terre vient tout droit du mot latin “terra” et a le même sens depuis son acception chez les Romains : la terra comme globe, comme continent, avec même une place pour une terra incognita, une terre inconnue, la terra comme territoire – pays ou propriété privée, la terra comme terreau ou champ de blé, aussi appelée humus, et enfin la terra comme le sol dont on tire de quoi tourner de petits abris, des pots et des coupelles. Cette terre-là est l’élément terre et porte aussi le nom de materia, qui a donné notre nom “matière”. Ce mot nous intéresse et vous savez pourquoi? il vient de mater, il est de la même famille que le mot mère, maman… qu’allons-nous faire de cette remarque? Mys… terre ! Comme en Français encore, le mot latin terre s’oppose au mot qui désigne la mer (mare). Encore un signe que la terre est considérée depuis les anciens comme un élément, c’est à dire selon le Robert, comme “un principe constitutif de l’univers par sa combinaison avec d’autres éléments”. D’ailleurs, si je suis comme un poisson dans l’eau dans mon élément, c’est qu’il y en a d’autres, et le bon élément dans une classe est compris comme une partie du groupe avec lequel il interagit positivement. En effet, c’est le propre d’un élément que d’interagir avec les autres. Bouddha aurait appelé ça l’interdépendance, et cela nous conduit à jeter un coup d’œil sur les autres éléments.

Quels sont donc ces autres éléments qui constituent notre univers ? Les occidentaux en dénombrent trois, ce qui porte leur nombre à quatre – avec un mystérieux cinquième parfhand-1006417_640ois nommé pour cette raison quinte-essence ; les Chinois, cinq sans mystère déclaré. Donc pour les Occidentaux, nous comptons la terre, l’eau, l’air et le feu, chacun des éléments étant interdépendant avec les autres, c’est à dire entretenant avec eux des relations qu’Empédocle avait ainsi résumées: amitié, inimitié. Dans la catégorie terre, ils faisaient entrer tous les corps solides (le roc, le sable, l’argile et la poussière et l’arbre), dans la catégorie eau, on trouvait tous les liquides (eau douce et salée, mer, pluie et rosée, tout autre liquide : sang, plasma et jus d’orange), dans l’air se plaçaient tous les corps gazeux, et tout ce qui contient du feu était considéré comme marqué par l’igné. Vous noterez que je n’ai pas dit l’air, l’eau, le feu, la terre par exemple. J’ai suivi la classification d’Aristote vieille de plus de 2000 ans, qui remarqua qu’il y a toujours de la terre sous l’eau alors qu’Empédocle avait placé l’eau en premier dans la liste. On retrouve d’ailleurs le même flottement si j’ose dire, dans les places de l’air et du feu, qu’on trouve parfois inversées: feu et air. Telle qu’elle est, cette hiérarchie terre, eau, air, feu, est fondée sur le poids, du plus lourd au plus léger.

Il n’a pas échappé au Moyen-Âge que plus c’est lourd, plus c’est bas. Dans ce cadre la terre n’a pas bonne presse car plus c’est bas, plus c’est proche des Enfers, alors que plus c’est haut, plus c’est proche de Dieu, de ce Notre Père qui est au cieux puisque la lumière brille au plus haut du ciel. Cela m’a amusée de voir que partant de ce principe, l’Occident a aussi classé les êtres qui habitent ces éléments. Le serpent, qui selon la Genèse avait déjà mal commencé, le démontre à merveille, lui, le rampant qui n’a de cesse d’en vouloir à l’homme. Par contre, l’ange ailé dont le pied ne touche pas le sol est du meilleur aloi, ainsi que ses camarades de la hiérarchie céleste; normal: il se tient au plus près de la source. Le chat qui tue les oiseaux est interdit dans les représentations des crèches puisqu’aplati contre la terre, il n’a de cesse de tuer les oiseaux qui vivent dans l’air. Mais stop à la caricature qui oublie le symbole, j’arrête!

La terre a un grand rôle en médecine aussi pour les gens de cette époque. Ils sont attentifs aux éléments qu’ils perçoivent selon la vision grecque. La médecine d’Hippocrate est fondée sur l’harmonie des quatre éléments dans notre corps, nous informant que “l’amitié les rassemble et la haine les sépare”, et que nous sommes tous différents de par leurs proportions naturelles en nous, si bien que par nature, nous sommes des individus plutôt lymphatiques, ou des sanguins, des mélancoliques ou des cat-47896_640colériques. Mais quand la disproportion est trop marquée, la maladie arrive et le médecin doit aider au rétablissement de l’équilibre. Cette antique médecine n’est donc pas sans similitude avec la médecine chinoise qui distingue la terre et l’eau, le bois, le feu et le métal, cinq éléments dont la bonne entente en nous est garante de notre bonne santé : Hippocrate avec ses relations d’amitié et de haine n’en est pas si loin que ça. Les médecins grecs et moyenâgeux comme le médecin chinois cherchent à rétablir dans un organisme l’harmonie disparue en rétablissant un équilibre. Il me semble quand même qu’on fait moins de saignées chez les Chinois !

La médecine chinoise est énergétique, et l’énergie c’est du mouvement, si bien qu’une autre façon de nommer les cinq éléments chinois est de les appeler les cinq mouvements. La terre comme un mouvement, ça mérite un peu d’attention. Quel est donc son rôle dans la médecine traditionnelle chinoise ? C’est un rôle est tout à fait particulier et différent des autres éléments, parce qu’il est leur centre. Ni le feu ni l’eau, ni l’arbre ni le métal n’existeraient sans elle, elle considérée comme matière, materia, mère, humus, terreau de notre existence terrestre. C’est pourquoi chaque élément lui est redevable, et entre chaquspider-web-1729190_640e saison, un retour à la terre s’opère, comme un enfant parfois après un long voyage revient de temps à autre se reposer près de sa mère… Vous avez déjà observé un toile d’araignée ? Entre chaque fil latéral elle revient au centre, si bien que les baleines de la structure sont extrêmement solides et soutiennent tout l’édifice qui peut alors supporter le choc d’un pesant insecte. Le centre est ce qui soutient toute la structure, qui donne la force du déploiement, l’énergie du travail des autres organes pour les saisons qui suivent.

Ainsi la terre est-elle à l’honneur dans l’intersaison de dix-huit jours entre chacune des quatre autres saisons. Il y a quatre intersaisons, certes, mais une seule qu’on privilégie, le bout de l’été, été indien qui sonne la fin du flamboiement yang et annonce l’heure de s’enfoncer vers l’obscurité de l’automne et de l’hiver, saisons plus yin. En ces fins d’étés, il est visible que la terre donne son fruit, jaune comme le blé des moissons, jaune qui se donne aux organes concernés, rate, pancréas, estomac. La rate est paraît-il un centre d’épuration du sang et la caserne des globules blancs, c’est grâce à elle qu’on profite plus longtemps de notre existence sur terre. Et avez-vous essayé de faire du mal à un petit quand sa mère est à côté ? Maman la terre dégaine ses globules ! Et sans doute est-ce parce que la terre est nourricière qu’on lui attribue aussi l’estomac responsable de la bonne assimilation de notre nourriture. Quant au pancréas, physiquement placé entre la rate et l’estomac, comme il s’occupe du sang et de la digestion, il a toute sa place en leur compagnie, en amitié avec la terre.

Selon cette médecine chinoise encore, la planète qui résonne avec la rate est Saturne. Saturne, c’est traditionnellement (et même dans un grand nombre de traditions!) la planète du temps qui nous offre les moyens d’un asile sur terre en nous y octroyant une certaine durée. Et là, voyez, on passe de la terre comme élément à la terre comme maison, la terre pplanet-67672_640lanète. La rate est alors comme un résumé du corps dans le temps, c’est l’horloge du présent ; son tic et son tac, sa pulsation tranquille nous ramènent au centre où la réflexion est éclairée par la confiance et la paix, l’ancrage dans le sol de la terre. Telles sont d’après ce que j’ai compris de la médecine traditionnelle chinoise, les qualités d’être qu’une rate en bonne santé promet à son bénéficiaire. Dans le cas contraire, il nous est pronostiqué flottement, anxiété et ressassement, ça vous dit quelque chose ?

Sous une forme ou une autre, toutes les traditions et pas seulement les chinois, insistent sur l’importance de garder les pieds sur terre tant que nous sommes en vie dans le corps. Dans nos civilisations de fer et de verre, bitumées et surpeuplées, gavées d’ondes et de pollution, nous avons perdu le contact naturel avec la terre et en même temps il n’y a sans doute jamais eu autant de gens psychiquement en détresse, drogués, alcoolisés, médicamentés, tristes et pervers dans leur sexualité, enrôlés dans des mouvements contraires à la vie, voguant à la dérive comme des feuilles dans le courant des vents, erratiques et perdus. Il faut retrouver le contact avec la terre, quitter le statut de fantôme flottant en pénombre incertaine, il nous faut retrouver le moyen de nous nourrir de la sève de la terre, il nous faut rouvrir les sas qui nous permettront de nous débarrasser de nos pollutions et de nos apories. Comme une bonne mère, qui absorbe tous les chagrins de son petit et les transforme, elle absorbera tout, elle tirera de nos déchets de quoi fleurir si seulement nous parvenons à les lui confier, puisque rien de ce que nous pouvons lui abandonner filialement ne peut être pour elle autre chose que du compost. Encore faut-il avoir gardé le lien, et nous, nous sommes comme des enfants prodigues oublieux de leur maman, nous n’avons même plubale-191199_640s son adresse !

C’est d’autant plus dommage que cette capacité de la terre comme élément de tout absorber est couplée avec celle de tout produire, ce qui est encore la caractéristique de la mère qui supporte et nourrit. D’ailleurs nombreux sont les peuples qui l’appellent ainsi. Les Péruviens par exemple ne parlent d’elle que comme Pacha Mama, Maman la Terre. Son ventre est rond pour nous donner chair comme une maman donne chair à son bébé, et nous jouissons de l’existence non seulement dans sa durée mais dans son espace avant de poursuivre notre voyage. Quelle que soit notre destination, et même si on pense qu’il n’existe aucune destination, le fait est qu’un jour nous laissons à la terre notre habit de chair et que le reste du voyage – si voyage on l’admet, se poursuit sans notre corps. J’ai rencontré récemment un chamane dont la joie de vivre avec la terre était si puissante et belle qu’il la communiquait rien que par son sourire et sa beauté. Cet homme ne marchait pas sur terre en courant sur le bitume tout en pensant à autre chose, il faisait ce qui nous est proposé à tous pour notre bonheur et celui de la terre : quand il avançait, il savait qu’il posait les pieds sur le corps de sa mère, il lui disait je t’aime et semble-t-il la terre lui répondait la même chose, chacun de ses pas était joie, caresse et gratitude, c’est en tout cas ce qu’il rayonnait.

Oui, il y a de quoi remercier la terre puisqu’une de ses caractéristiques est l’abondance de sa générosité. On y enfouit un grain de blé et elle nous donne un épi à cent grains, on y plante un noyau de cerise et l’arbre qui en surgit donnera des millions de fruits dans sa vie de cerisier. D’ailleurs, c’est ce qu’a retenu la Genèse, écoutez : “Puis Dieu dit: Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et cela fut ainsi.” Cette fécondité toujours renouvelée et assurée dans l’ordre est donc constitutive à la terre. Quand j’étais jeune, je m’impatientais de cette book-863418_640précision redondante et pour tout dire inutile. Puis des années après, quand j’ai dû aborder rapidement ces textes avec mes sixièmes, je me suis rendu compte que cette redondance n’en était pas une. Monsanto prouvait qu’on peut contraindre la terre à produire des fruits qui ne portent pas semence, à la condition que les graines soient trafiquées, c’est-à-dire qu’elles ne répondent plus à l’injonction: “chacune selon leur espèce”…

D’ailleurs, pour rester chez les judéo-chrétiens, il est clair que mettre n’importe quoi en terre, c’est manquer de jugeote. Dans l’évangile de Mathieu, le serviteur paresseux qui s’était contenté d’y enfouir l’argent qui lui avait été confié au lieu de le faire fructifier s’en est vu puni. La terre, c’est pour la graine et pour le compost, pas pour les lingots ni les sacs en plastique : si nous y mettons autre chose, nous la polluons, nous nous détruisons. Ce ne sont plus des semailles, mais un en-terrement. C’est une leçon que cet élément nous donne. Dans le creux de notre terre, nous, qu’avons-nous enterré? Qu’avons-nous semé au contraire? Dans ce cas, la terre nous donne encore une leçon: qui sème doit quand même un peu arroser, sarcler s’il veut voir la pousse. Alors nous, avons-nous enterré dans la terre de notre inconscient et même de notre inconscience, avons-nous enterré des matériaux qui ne devraient pas s’y trouver ? Des vieux complexes, des choses à régler que nous laissons trainer, et très concrètement des dossiers, des souvenirs inutiles dans nos placards, des objets même? Aurions-nous un projet qui reste dans les élucubrations de notre mental et ne descende pas jusqu’à sa réalisation ? Avons-nous manqué de semailles, la terre de nos rêves et de nos ambitions est-elle triste et en friche? Ou encore avons-nous semé sans arroser? Un petit temps de silence pour fouiller notre mémoire, et voir… Si tel est le cas, il n’est pas trop tard, remettons les pieds sur terre et demandons-lui son aide.

Oui, mais comment? Il y a des réponses que donne le bon sens: s’apercevoir qu’elle est là, vivre à son contact. Baladons-nous, allons à la campagne par exemple, sortons de nos téléphones et de nos écrans. Allongeons-nous contre elle, sur la pelouse, dans les feuilles mortes ou dans le sable, regardons-la entre les brins d’herbe ou àdsc_0055 hauteur de crabe! “Touche-la”, telle est la réponse du corps. Que nous dit le cœur? Il dit : “Aime-la”. Il dit : “Quand tu te promènes, emmène un petit sac et ramasse ce qui la salit, trie tes déchets, prends ton vélo pour aller au coin de la rue et laisse ta voiture. Parle-lui avec le cœur: dis-lui qu’elle est belle et félicite-la pour ses fleurs, ses couleurs à l’automne et ses flocons de neige. Rapporte un caillou et remercie sa texture dans ta paume.”

Et le cerveau, que nous dit-il ? Il dit : “Ne pense pas la nature !” Il y a eu une époque où le genre humain devait absolument être en connexion profonde avec la terre sous peine de disparaître : la préhistoire. Un manque d’attention pouvait être mortel. Une fois un signal de danger détecté, le cerveau préhistorique devait toutes affaires cessantes donner l’ordre d’attaquer, de fuir ou de faire le mort, mouvement avant, arrière ou point de mouvement. Ce cerveau qui nous fut bien utile n’a pas disparu, mais il a été recouvert par d’autres fonctions et d’autres strates. Il est donc encore là, à l’arrière du crâne. Cultiver l’attention à ce qui est, réapprendre l’écoute, laisser notre regard se détendre et nos yeux comme reculer vers l’arrière de notre cerveau nous aidera à reconnecter ces anciennes fonctions, à retrouver une vision globale et plus large – puisque vous êtes d’accord que le danger peut venir de partout. C’est un entraînement, d’accord, essayons un instant maintenant.

Les taoïstes ont une petite technique de quelques secondes pour nous aider à redevenir conscients de notre premier cerveau et pour revitaliser la zone : c’est la pratique du tambour céleste. Couvrons nos oreilles avec le talon des mains ; nos majeurs se rapprochent de l’occiput, nos index se calent sur nos majeurs et glissent vigoureusement en bas de cette petite marche pour percuter l’arrière de notre crâne. Essayons ça aussi. Le bruit que nous entendons fait vibrer la zone en question en y remettant du mouvement. Remarquons en passant que ce cerveau particulièrement terrestre est dynamisé par un exercice nommé tambour… céleste. Sûrement que ce cerveau-là nous met en contact avec le haut et le bas, ou comme disent les anciens, avec notre mère et notre père, avec ce qui passe et ce qui ne passe pas, ça vaut la peine de nous y intéresser !

Mais avançons. Puisque la terre est notre mère, c’est que nous sommes ses enfants. Comme les mamans donnent leur chair à leurs enfants (“Tu es la chair de ma chair,” disent-elles à leur petit) nous sommes de la terre, nous sommes la terre de la terre, notre corps est non seulement terrestre, mais terre. Qu’en disent les anciens ? J’ai repris ma bible et j’ai rencontadamevecastAdam dès la première page. Adam, de Adama, la terre. Nous y sommes, ça n’a pas été long. Et Eve? Ça veut dire “la vivante”, et elle reçoit ce nom parce qu’elle sait créer des enfants de chair sur la terre. Une page plus tard, quand les choses ont mal tourné, Dieu dit à Adam : “C’est à la sueur de ton front que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière.” La poussière, c’est encore un état de la terre, état non créatif. Aujourd’hui, Hubert Reeves a popularisé par le titre de son livre l’expression “poussière d’étoiles.” Plus d’anathème, mais toujours de la poussière ; à l’heure de la mort nous rendrons aux étoiles ce qu’elles nous ont donné.

J’ai trouvé du côté chinois une version où l’espèce humaine est formée dans la terre jaune – pour les aristocrates, et dans la boue – pour le peuple. Chez les Grecs, même origine terrienne avec Pyrrha et Deucalion ; figurez-vous qu’après un déluge génocidaire, il ne restait plus qu’eux deux. Désespérés de leur solitude, ils réclamèrent un peu de compagnie, et Zeus leur demanda de jeter les os de leur mère dans la terre. D’abord, ils furent choqués. Puis, eurêka! ils comprirent que leur mère, c’était la terre et ils jetèrent derrière eux des pierres qu’ils ramassèrent autour d’eux. Les pierres de Deucalion devinrent des hommes, et vous devinerez facilement ce que devinrent les pierres de Pyrrha.

Cette façon de créer des êtres humains à partir d’éléments de la terre est abondamment illustrée dans les mythologies jusqu’à nos jours. Vous vous souvenezpinocchio-595468__340 bien sûr de Pinocchio, sculpté par son “père” Gepetto dans une bûche de mauvaise qualité et qui devient un vrai petit garçon. Le succès de cette histoire vient de ce qu’elle résonne profondément en nous. D’ailleurs les Hébreux comme les Grecs revinrent à cette filiation dans d’autres mythes que celui de la création. Vous êtes d’accord pour un petit tour, juste pour le plaisir?

On trouve chez Hérodote et Pindare exactement le même procédé de création mis en scène deux fois, une fois dans l’histoire de Jason et la toison d’or, et une fois dans le mythe de Cadmos. Pour vous offrir du deux en un, en voici les grands traits. Dans les deux cas, c’était une épreuve pour le héros qui devait planter des dents dans le sol. Dans un cas, c’est le Dieu Arès, dieu de la guerre, qui donne cet ordre, dans un autre cas, c’est un roi ennemi. Les héros obtempèrent, et se lèvent de terre aussitôt des guerriers tout équipés, certains disent qu’en outre ils étaient des géants. Nos amis sont en grand danger d’être passés à la moulinette et ils ont l’ingénieuse idée de jeter une grosse pierre entre les soldats. Aussitôt, chacun croyant que l’agression vient de l’autre se retourne contre celui-ci et les héros assistent à une entre-tuerie qui les sauve. Jason les voit tous mourir jusqu’au dernier, Cadmos constate que cinq d’entre eux cessent le combat et viennent pacifiquement à lui. Ils l’aideront à construire Thèbes. Que déduire de ces récits grecs ? Un autre récit, biblique cette fois, nous donnera peut-être une piste.

C’est l’histoire d’Ezéchiel. Ezéchiel était prophète en un temps où le peuple juif se trouvait en exil et s’en désespérait. Et voici que Dieu vint lui rendre visite, l’emmena dans une vallée couverte d’ossements desséchés, et lui demanda dans une ambiance de film d’horreur de parler pour lui et d’appeler ces ossements à la vie. “Tu leur diras :  Ossements desséchés, écoutez la parole du Seigneur. Voici que je vais faire entrer en vous l’esprit et vous vivrez. Je mettrai sur vous des nerfs, je ferai pousser sur vous de la chair, je te« Écorché », burin (H. 33 cm ; l. 21,8 cm) réalisé d'après Pierre Paul Rubens après 1640 par Paul Pontius. – Gravure N° SNR - 3 PONTIUS de la Bibliothèque nationale de France de Paris. Photographie réalisée lors de l'exposition temporaire l'Europe de Rubens - Musée du Louvre (Lens).ndrai sur vous de la peau, je vous donnerai un esprit et vous vivrez, et vous saurez que je suis le Seigneur. » Le prophète s’exécute, et voici qu’en un sinistre cliquetis, les ossements se rassemblent et s’assemblent, les réseaux nerveux se reforment, les peaux se tissent et se tendent. Mais ce sont encore des morts. Voyez-vous cette épouvante dans la pénombre désolée de cette vallée ? Heureusement, Dieu dit à son prophète d’appeler l’esprit sur ces morts vivants : « Esprit, viens des quatre vents, souffle sur ces morts, et qu’il vivent ». Et il en fut ainsi, « ce fut une armée immense ». Ensuite, Dieu lui-même expliqua à Ezéchiel ce qu’il fallait comprendre. Les ossements desséchés figuraient le peuple hébreu en exil, dépourvu de l’esprit de vie. Ces Hébreux représentent en réalité l’ensemble des hommes coupés de la lumière, les voilà comme morts, ne gardant de la terre que ce qu’elle a de plus aride ; ils sont coupés de leur source, de leur origine, loin de leur véritable sol et c’est pourquoi le texte dit qu’ils sont en exil. La terre dès lors n’est plus qu’un tombeau, le corps n’est qu’un cercueil.

Autrement dit, la terre comme élément ne peut être la seule origine de l’homme, d’ailleurs pour être ici ensemble, il nous a bien fallu un papa avec notre maman ! Avec cette évidence, nous pouvons revenir aux mythes grecs. Les dents, c’est comme les os et comme les pierres, c’est nous en puissance, terre dense. A nous donc de choisir quel père « spirituel » nous voulons. Si nous choisissons des rois hostiles et manipulateurs, ou Arès dieu de la guerre et des conflits, nous ne serons que des individus en armes dépourvus de tout discernement, notre violence chavirera contre nous et nous nous entretuerons. La terre ne sera plus qu’un territoire que nous ferons garder par des armes létales ou des chiens que nous aurons rendus méchants… Nous nous entretuerons donc bien sûr les uns les autres à l’extérieur, comme on voit aujourd’hui nos dirigeants et nos peuples, et dans un même pays des clans ennemis, mais nous nous nous entretuerons aussi tout seuls intérieurement, proies des cancers, des maladies auto-immunes et de toutes les folies. Dans le texte d’Ezéchiel, Dieu nous indique comment échapper à cette calamité : en revenant au cœur. En effet, il promet de transformer le cœur de pierre de l’humanité en cœur de chair, et de redonner un bon sol à notre terre, un sol d’amour et de compassion pour l’entraide et la vie, et non la destruction.

Alors personnellement, où en sommes-nous de notre rapport à la terre ? Y a-t-il quelque chose dans notre vie qui serait encore un territoire ruin-1589067_640privé, une propriété au nom de laquelle nous consentirions à nous entretuer ? Un parti politique, un amoureux ? Ou alors un vieux peigne qu’on retient parce qu’il nous vient de notre arrière grand-mère et qu‘on ne le cèderait à personne, dût-on nous passer sur le corps ? une maison familiale? Cette question est très concrète et bien connue des notaires : un pavillon près de chez moi est resté des années abandonné jusqu’à sa ruine, faute d’entente des héritiers. Vous me direz qu’aucun dieu n’est venu les aider, ces malheureux chiens se disputant charogne.

Et c’est vrai, j’avoue, les mythes que nous venons d’entendre font tous intervenir le divin et à l’instant il me vient encore à l’esprit l’histoire de Pygmalion qui sculpta en ivoire une si belle statue qu’il en devint frappadingue au point de l’embrasser, la coiffer, lui donner à manger et l’installer dans son lit. Seule la déesse de l’amour, Aphrodite put le sauver de l’internement en donnant vie à la statue. Hélas pour nous le divin s’absente, sauf Sainte Anne peut-être…

alambic-aPlus près de nous, les alchimistes ont eu un rapport à la vie et à la terre où l’aide du divin n’intervenait pas aussi visiblement que l’effort humain à fournir. Vous savez que leurs recherches visent à travailler la terre pour transformer le plomb en or afin de découvrir la pierre philosophale qui donne l’immortalité, autrement dit trouver au cœur de ce qui est mortel le germe de l’éternité. Certes, il y eut des alchimistes qui dirigèrent leur travail vers la terre extérieure, dans des laboratoires secrets remplis d’étranges objets, et vous avez peut-être entendu parler de tel ou tel dont la richesse fut infinie et mystérieuse, et qui un jour a inexplicablement disparu sans laisser de trace. Sans avoir d’avis sur ce point, examinons autrement ce que nous conte cette recherche alchimique, rappelons-nous que ce qui est à l’extérieur est aussi à l’intérieur et que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, puis intéressons-nous au vitriol.

Ce mot définit en chimie les sulfates et l’acide sulfurique, et dans les romans que je lisais enfant, il servait à défigurer les jolies femmes, mais il est en réalité un sigle qu’on complète avec des mots latins. Déployée, voici la phrase du V.I.T.R.I.O.L. « Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultam Lapidem » ce qui veut dire en français : « Visite les intérieurs de la Terre, et en rectifiant tu découvriras la Pierre Cachée. » Arrêtons-nous un instant sur cette consigne de base chère aux Rose-croix et aux Francs-Maçons qui la proposent à leurs candidats lors d’une épreuve justement appelée « terre ».

Visita. Lorsqu’on visite un lieu, on s’y arrête, on le regarde, et certains voyages organisés comme des marathons se transforment en calvaire, du moins si j’en crois ma mère. Il faut du temps…

Interiora terrae: Les intérieurs de la terre. Nous rappelant que nous sommes poussière, ce mot nous désigne et avec ce pluriel, nous comprenons pourquoi il faut du temps: nous en avons, des régions à visiter à l’intérieur de notre corps, avec nos cent mille milliards de cellules! Une contrée pourtant, souple et féconde est précieuse pour l’alchimiste et tous les chercheurs : le ventre, entrailles de notre terre sur terre.

Qu’est-ce qu’on trouve dans ces entrailles? Une pierre cachée: Occultam Lapidem. Cette pierre est peut-être une perle, lumière née de l’ombre d’un coquillage, concentré d’énergie, symbole de transmutation de la matière, équivalent minéral de la chenille et du papillon. Ou alors cette pierre est-elle un diamant? En tout cas sa valeur est si inestimable que tous nos biens ordinaires ne sont que balayures auprès d’elle, c’est saint Paul qui le dit.

Mais comment le trouvera-t-on, ce trésor ?

Rectificando, en rectifiant, “en rendant droit”, comme on voit dans les montagnes des lacets remplacés par des routes droites et larges à grand coup d’explosifs. Mais il y a plus: rectifier, c’est de la même famille que le mot érection. En d’autres termes, il faudra passer de l’horizontalité à la verticalisation.

Ah… le temps ne suffira pas, la visite ne sera pas de tout repos, nous aurons aussi du travail. Travail jusqu’à l’explosion pour aller plus droit horizontalement sur la terre, travail pour nous ériger entre terre et ciel. A ce stade, un petit coup de déprime s’installe. Oui, mais comment?

Horizontalement, vouloir exploser les vieux fonctionnements : mieux manger, mieux faire attention, être plus poli, plus organisé, plus avenant, gagner plus et mieux d’argent, être bien inséré parmi les autres, apprendre le regard droit, on peut essayer. Personne ne peut dire que ça nous transformera en perle ou en diamant… et ça ne nous empêchera nullement de mourir, ça se saurait. Et verticalement, alors? Aller à la messe, réciter des mantras ? Réfléchissant à cette question, je me suis subitement souvenue d’une leçon des intérieurs de la terre. Cette leçon au chapitre des atomes enseigne que le diamant c’est du carbone, oui, oui, cet atome numéro 6 dans le carbon-476087_640tableau de Mendeleiev qui a classifié les éléments de la terre d’après leur structure atomique… Et le carbone, il n’y a pas besoin d’être chimiste pour savoir que c’est du charbon. Charbon et diamant, même structure, n’est-ce pas surprenant? Le charbon, c’est opaque, c’est noir, c’est poussiéreux, c’est friable, on se sert même de sa friabilité pour les crayons qu’il faut tailler. Alors que le diamant, c’est transparent, ça laisse passer la lumière de partout, c’est d’une solidité si dure que sa pointe n’a pas rencontré de rivale. Le charbon se perd, jamais le diamant. Le charbon et le diamant ça n’a rien à voir, aurais-je donc soutenu à n’importe qui. “Ce que tu te goures, fillette fillette”, m’aurait répondu la nature: c’est la même chose, et ça pourrait t’aider dans la vie de le comprendre. diamant-300x213

Mais d’où vient la différence alors ? La différence vient non des atomes mais de leur constitution en ensemble pour former un corps. Le charbon est constitué de couches successives d’atomes sans lien entre elles, ce qui les fragilise. Ce n’est que de l’horizontal recouvert par de l’horizontal, l’exemple même du multiple. Et le diamant alors? Dans ce cas, les atomes s’organisent et se relient fermement, verticalement et horizontalement. Plus de multiple, mais de l’un, plus d’amas mais de l’ordre et de la cohésion. Plus le deux comme dualité ou ce mal et ce bien qui donnent de l’obscur reflétant le jour avec peine, mais seulement de l’un qui laisse passer la lumière partout, en haut comme en bas, à droite comme à gauche, et qui la rayonne.

Et qu’est-ce que ça peut nous dire à nous, là, maintenant, ce charbon et ce diamant ? Que de par notre structure de base nous pouvons être des êtres de poussière ou des êtres qui laissent passer la lumière, et que seuls l’ordre, la verticalité et la cohésion sans faille font la différence. De l’ordre dans le corps, dans les pulsions, les addictions, les paresses, de l’ordre dans le cœur, dans les peurs, les jalousies les amertumes les conflits, et dans l’esprit, de l’ordre au milieu des préjugés, des rigidités, des manipulations, de la confusion. Dans notre vie quotidienne aussi, observons si nos actes sont multiples, posés sans élégance les uns après les autres, ou s’ils sont unifiés, et par quoi… Bien sûr, il faut commencer par avoir le courage de contempler vraiment notre désordre. diamant

Et ensuite? Il nous faudra nous rappeler que même si nous ordonnions tout ça, cela ne suffirait pas. Il faut encore relier, non seulement relier mais encore avec grande pression. Relier les couches de notre être comme le diamant se relie à lui-même : le corps au cœur et à l’esprit, l’esprit au cœur et au corps, et le cœur au corps et à l’esprit le haut au bas: zéro faille.  

Comment y arriver? En privilégiant tout ce qui nous aidera à nous unifier. Dans notre corps, travaillons à plus de conscience. Par exemple, gardons le contact aussi bien avec nos petits orteils qu’avec nos oreilles en même temps et le plus souvent possible dans la journée. Reconnectons la voute plantaire et la voute crânienne, le bassin et les omoplates, les doigts et les orteils, le sacrum et l’arrière du crâne, les genous et les coudes, etc. Stabilisons-nous dans le hara comme l’enseignent les arts martiaux, pour gagner en stabilité, en charchant à sentir notre nombril quoi que nous ayons comme activité. Faisons confiance à notre organisme : il sait ce qui est bon pour lui. Détendons-le le plus complètement possible pour le laisser faire, lui rendre sa souplesse, que notre terre soit meuble, dormons! Et puis, le souffle. Le souffle unifie dans notre corps le haut et le bas, il aère notre terre, et les éléments s’entraident, il nous unifie entre l’intérieur et l’extérieur. Retrouvons le souffle naturel qui nous unifie avec la respiration des astres et des saisons.

Les conlutin-accueiltes nous font une suggestion aussi: demander de l’aide à cet univers considéré comme vivant unifié dans son fonctionnement. On peut à partir de là se glisser sous des cascades magiques, appeler nymphes et ondines, inviter le feu et ses salamandres! On peut demander leur collaboration aux lutins et aux gnomes qui habitent la terre, aux nains qui descendent parfois très officiellement chercher le diamant dans les mines comme les amis de Blanche-Neige. Demander de l’aide à la conscience adamantine elle-même, à Blanche-Neige en personne. Dans l’univers magique des chamanes et des tout petits, dès qu’on a envie de travailler pour l’Un, tout conspire à nous soutenir. Si nous voulons jouer à redevenir comme des petits enfants, rien ne nous empêche d’essayer… discrètement !

La Chine ancienne dit que l’âme dans le corps est comme un diamant recouvert de boue. Recouvert, oublié, inconnu, mais présent! Et cela nous ramène à la perle dans le champ qu’il faut travailler. La perle n’est pas que le symbole de la transmutation, elle donne aussi un précieux renseignement pour que nous usions de la bonne méthode de labour pour la retrouver. La perle ne nait pas du champ, elle vient de l’huître, coquillage à connotation féminine et de la mer. Or la terre et la mer sont yin, amour, amour féminin et maternel, cet amour qui unifie. Le message de la perle complète et éclaire le message de la terre  : qu’est-ce qui est stable, toujours là, accueil et don gratuit? c’est l’amour. Centrons-nous donc dans le cœur pour visiter la terre, la terre comme globe terrestre, et la terre comme élément, la terre au dehors et la terre au dedans. Alors, nous cesserons de nous auto-séparer de notre terre corporelle, des autres et de notre planète, nous retrouverons le chemin du diamant intérieur.

Alors nous le découvrons: au sein de l’obscurité la lumière, et la terre comme un manteau.

Françoise Gabriel