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Le sujet du temps est difficile à traiter car tout le monde le sait, il est intraitable. Nous sommes sous son joug, il aura notre peau, et pourtant c’est lui qui nous donne aussi nos plus beaux cadeaux. Alors que faut-il en penser ? Et d’ailleurs le temps est-il pensable ? De quel temps parlerons-nous ? De celui qui s’étire scientifiquement au rythme des horloges ? D’un temps cyclique ? Du temps astronomique ? Du temps vécu, de la perception de la durée ? de l’espace de la causalité et de la destinée ? Parlons-nous de lui, le temps ou parlons-nous de nous quand nous y réfléchissons ? Quelqu’un a-t-il trouvé comment y échapper ? Notre vision du monde conditionne la façon dont nous y vivons, et peu de conceptions scientifiques ont autant évolué depuis le début du XX ème siècle que celle du temps, sinon celles de l’espace. Alors sans temporiser davantage, entrons dans le vif du sujet.
Commençons par nous intéresser au mot lui-même. Il vient du latin tempus. Le dictionnaire historique d’Alain Rey souligne que ce mot n’est ni personnalisé, ni divinisé, qu’il est du genre neutre, c’est à dire inanimé, un objet. Le temps romain n’a donc pas de personnalité ni d’action sur nous, à la différence de Saturne le dieu du temps. Ce serait plutôt un outil, un contenant. Tempus désigne le temps qu’on découpe et qu’on compte : époques, saisons, rythme, chronologie. Ce n’est pas une conception du temps commune à tous les peuples : l’anthropologue Whorf remarquait que les Hopis se contrefichent des calendriers et n’ont même pas de mots pour une datation à partir de segments, mais le français partage la vision romaine d’un temps qu’on compte… et qui nous est compté. Donc à côté de l’indication d’une durée, le mot temps veut dire plus précisément « laps de temps ». Prévenir la cigale que l’insouciance n’a qu’un temps, c’est sous-entendre sa visite chez la fourmi ! J’avais une grand-tante qui trouvait toujours à redire sur mes activités enfantines. De mon temps, m’assenait-elle comme si elle avait fini de vivre. Ce temps cloisonné, était-ce celui de sa jeunesse, ou celui d’anciens principes éducatifs ? En tout cas, il était révolu, mais quand cela s’était-il passé ? Mystère. L’importance que nous accordons au temps se traduit par une pléthore d’expression comprenant ce mot, et je me suis amusée à en employer… de temps en temps. Vous les repérerez en moins de temps qu’il n’en faut pour les dire.
Si le temps est fragmenté, le compte du temps est essentiel pour nous y retrouver. Commençons donc par cela. Notre unité de base, c’est le jour et la première mesure du temps a été le lever du soleil. Les petits enfants qui essayent de situer dans le temps un évènement à venir les comptent en nombre de dodos ce qui est une autre façon de compter les jours. Le Père Noël passera dans cinq dodos, et dans trois dodos, maman sera revenue. Pour le comptage des mois, on s’en est remis à la lune. Les années étaient plus difficiles à repérer simplement, on se référait à des évènements notables ou des noms de chefs d’état. Il y a encore quelques décennies, on entendait encore chez nous les gens raconter des souvenirs qu’ils situaient avant-guerre, ou après et depuis quelques temps, j’entends des amis raconter des anecdotes qu’ils situent avant ou après le confinement.
Et pour les petites portions du temps, qu’en était-il ? Pour délimiter des durées, les antiquités chinoise, égyptienne, grecque et romaine ont mis en œuvre le même minuteur appelé ‘clepsydre’ c’est à dire littéralement système de ‘l’eau voleuse’, voleuse de temps, bien entendu. Il s’agissait d’une sorte de sablier à eau. Quand l’eau était entièrement descendue le temps était au sens propre, écoulé. Évidemment, chaque clepsydre proposait selon sa fabrication une durée différente. Les Grecs, philosophes et politiques, l’utilisaient pour minuter les temps de parole des orateurs, les Romains guerriers, pour déterminer le temps des gardes nocturnes des légionnaires.
Pour les heures, on suivait le cadran solaire. Dès que messire le Soleil pointait un rayon et projetait une ombre sur le cadran, c’était la première heure, et puis après une belle promenade, lorsqu’il tirait sa révérence, commençait sans repère le temps de la nuit. Entre ces deux moments, toujours le même nombre d’heures quelle que soit la saison, indiquées par l’ombre projetée. C’est ainsi qu’une heure d’été s’étirait assez longtemps dans la journée alors que l’heure du jour d’hiver contractait sa durée et allongeait celle de la nuit. Il y avait plusieurs inconvénients à ce système, à part de compter des heures élastiques : celui de laisser sans contrôle les heures de la nuit, et celui que posait régulièrement l’interposition de nuages entre les deux compères.
De plus, en suivant la course du soleil, on marquait forcément un temps différent de l’est à l’ouest des pays. En France par exemple le soleil s’est levé le 23 juin à 5h 26 à Strasbourg et 6h 16 à Brest. Poussons le bouchon. A s’en tenir strictement aux indications solaires, il n’y aurait qu’un seul jour de six mois au pôle nord et une seule nuit pour les six autres mois, à l’inverse des conditions de vie de l’allumeur de réverbères que rencontre le Petit Prince. Le système de datation mondial et national serait donc un peu compliqué, personne sur la terre n’ayant la même définition de l’heure et du compte des jours…
Or le décompte du temps est un précieux élément pour le pouvoir politique et ce n’est pas un hasard si à Rome, César est à l’origine du premier véritable comptage de l’année, lui qui fut le premier empereur. Chez nous Charles V commanda en 1370 la première horloge publique et il devint ainsi le maître de l’exactitude qui comme on sait, est la politesse des rois. Mais il ne s’arrêta pas là : il exigea que toutes les horloges de France fussent reliées à cette horloge et mit ainsi tout le monde au pas, comme une preuve de son pouvoir, pouvoir temporel, justement ! Dans la même veine, lors de leur première demie-journée d’occupation à Paris en 1940, les Allemands ont modifié les horaires pour que l’heure de décalage solaire que nous avons avec Berlin soit annulée par convention. Ils ont avancé nos montres d’une heure et cela perdure aujourd’hui, ce qui explique notre déconnexion d’une ou deux heures au calendrier par rapport au soleil. Charles V serait émerveillé de voir qu’actuellement, les horloges municipales, les télévisions, les téléphones, les ordinateurs et les panneaux des aéroports changent subrepticement selon le bon plaisir des puissants, d’un seul petit saut invisible au milieu de la nuit.
A cette uniformisation politique de l’heure devait répondre une uniformisation de l’étalon de mesure du temps. En effet, le décompte du temps dans une planète régie par la mondialisation et la bourse jouée au millième de seconde se doit d’être unifié partout. En 1967, on détermina donc un étalon international de la seconde avec une horloge atomique qui ne retarde que d’une seconde tous les 200 000 ans, et qui se trouve à Paris. Une seconde égale donc le temps que met l’atome de cesium 133 à vibrer 9.192.631.770 fois. En d’autres termes, il existe un atome qui vibre à peu près dix milliards de fois par seconde de façon immuable. Cela m’a donné le vertige pendant plus d’un milliardième de seconde.
Au plan des sciences, les avancées quantiques nécessitent un comptage de plus en plus précis de temps pour des durées de plus en plus courtes. En voici un joli exemple : la vérification de la théorie de la relativité. Selon Einstein en effet, l’idée d’un temps fixe et souverain, celui dont nous avons l’habitude, n’est que théorisation d’une perception subjective. Au contraire, le temps est relatif à la vitesse d’un corps et à sa distance avec un centre de gravité. Ainsi, plus la vitesse augmente, plus le temps diminue ou si vous préférez, plus on parcourt d’espace, moins on parcourt de temps. Einstein avait conçu une expérience de pensée improuvable en envoyant un jumeau se promener dans l’univers à la vitesse de la lumière et en laissant l’autre sur la terre. A son retour, le terrien disait-il, serait beaucoup plus vieux que le spationaute. Un jour, avec un avion à réaction et deux montres atomiques, la preuve en a été donnée : le scientifique qui avait embarqué sa montre en vol se trouvait à l’atterrissage dans l’avenir de celui qui était resté au sol : sa montre retardait, il avait moins vieilli que l’autre.
Bien sûr, dans la perception habituelle du temps, celui-ci ne va que dans un sens, les secondes ont toujours le même battement, quoi qu’il arrive et elles tournent toujours dans le sens.. des aiguilles d’une montre. C’est même devenu un symbole universel du passage du temps. L’horloge indique donc un temps mécanique, un temps objectif indépendant de l’être humain, c’est un outil de mesure externe qui enregistre des durées en les fractionnant. En permettant d’établir des calendriers fiables, elle est bien pratique pour fixer les dates de vacances, l’âge de la retraite, les horaires des trains. Elle est indispensable pour dater les évènements les uns par rapport aux autres et pour nous indiquer leur proximité ou leur éloignement entre eux et par rapport à nous dans le temps. C’est l’outil de la chronologie.
Grâce à elle, l’homme se repère dans toutes sortes de temps dont on aurait pu penser qu’ils étaient différents ou inaccessibles. Certaines durées sont colossales, elles portent le nom d’âge et se comptent en milliers voire centaines de milliers d’années. L’âge des dinosaures s’est terminé depuis plus de 65 millions d’années après un règne de deux cents millions d’années. D’autres sont très réduites, comme l’âge de l’homo sapiens : 20 000 ans, une virgule, une broutille. Quelle que soit l’échelle, de l’âge à la nanoseconde, l’horloge est invariable, professait Newton avant d’être contredit par Einstein, et le temps est le même pour tous. Universel et intangible, il s’inscrit sur une ligne qui va du passé à l’avenir. Et en vérité, un siècle après Einstein nous sommes encore de son avis car notre expérience quotidienne ne nous permet pas de penser autrement. Mais gardons à l’esprit que tout pourrait être considéré autrement. Absolument tout.
La conception linéaire et vectorisée est propre à l’occident depuis des millénaires. Les Hébreux attendent le Messie, et les Chrétiens depuis Jésus sont dans la même posture en attendant son retour. La ligne droite de Newton vient de la nuit des temps comme on dit, et n’aura pas de fin. Aujourd’hui nous connaissons la date de notre nuit des temps, c’est le big bang, 13,8 milliards d’années. Je dis notre nuit des temps car il est possible que ce big bang ne soit qu’une bulle. Comme dans la purée quand elle bout, on voit ici et là éclater une bulle, il y aurait de nombreux big bangs, et même des rebonds du même big bang… Notre univers pourrait être multiple, un multivers. Bref, enfin bref, le mot est mal choisi . Cette ligne est ornée d’une flèche, toujours disposée dans le même sens : vers la droite. On s’en sert dans les frises chronologiques comme en grammaire pour les conjugaisons. A gauche de la flèche, le passé ; le point de la flèche désigne le présent et à droite, le futur. La ligne, c’est donc le temps et la flèche elle-même c’est nous et tout ce qui se passe en même temps, où que ce soit. Si nous placions la ligne non pas parallèle à nous mais devant nous, ce qui est passé serait derrière nous, l’avenir devant nous. La langue le dit bien : tant qu’on a du temps devant soi, on a de l’avenir, le jour où notre vie sera derrière nous, nous tirerons notre révérence.
En tous les cas une chose est sûre, nous ne sommes absolument pas libres de faire avancer la flèche plus vite, pour écourter un moment désagréable par exemple, ni de faire un pas de côté pour l’ignorer complètement, ni de sauter par dessus pour enjamber un épisode fâcheux. Quant à tourner la flèche dans l’autre sens, n’en parlons pas. Autrement dit, lorsque un évènement est sur notre ligne, il est impossible de l’annuler. Quand Coluche a vu sortir un camion sur sa route, il n’a pu l’éviter et il en est mort. Cette implacabilité du temps qui passe quoi qu’il arrive et qui nous maintient dedans jusqu’à ce qu’il nous en expulse a fait dire à Etienne Klein que le temps était une prison à roulettes, on pourrait dire aussi une charrette à ridelles, de celles qui menaient à l’échafaud.
On voit que ce qui structure le temps, c’est l’enchaînement de la causalité repéré par notre cerveau à l’aide de la mémoire : la cause est toujours avant, et l’effet après, effet inévitable. Si nous cherchons nos lunettes, il nous faut retrouver le souvenir d’où nous les avions posées avant. Ces faits ne peuvent plus être changés une fois qu’ils sont arrivés puisque la flèche va toujours dans le même sens. C’est d’ailleurs au théâtre le ressort de toutes les tragédies depuis l’antiquité. Le spectateur en général sait de quoi il retourne dès le début et comment cela va finir. Il ne reste qu’à regarder comment la causalité détend le ressort. Aujourd’hui, le roman policier fonctionne exactement de la même manière, en nous donnant la fin avant le début, tout le jeu étant de remonter la piste des causes et des effets pour trouver le qui, le comment et le pourquoi. Cette prise de conscience devrait nous inciter à faire particulièrement attention à tous les commencements, toutes les causes initiales. Commencement de l’année, commencement de la journée… Commencement de chaque souffle, et même peut-être à l’instant avant les commencements puisqu’une fois que la balle est lancée, c’est trop tard. Vaste programme !
Qu’en serait-il si nous nous référions à l’analogie commune du temps avec un fleuve ? Cette loi de la causalité en serait-elle allégée ? Le cours du temps s’écoule depuis sa source jusqu’à la mer. Et nous, embarqués dans cette sorte d’ornière, sachant l’océan proche, quelle liberté nous reste-t-il ? La réponse est déprimante et je ne vous la dirai pas. C’est donc certainement une façon d’écarter le mauvais sort, une espèce de formule magique qui nous fait dire que le temps passe comme si nous en étions le spectateur immobile, alors que nous en sommes tout autant prisonniers que sur la flèche de Newton. La ruse de cette métonymie par laquelle on attribue au contenant (le temps) les caractéristiques du contenu (nous) n’avait pas échappé à Ronsard :
« Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! Le temps non, mais nous nous en allons… »
Serions-nous plus libres dans un temps considéré comme cyclique, à l’instar de la rotation des astres ? Etienne Klein récuse cette vision à deux titres. Celui de la causalité d’abord. Si nous tournions exactement dans un cercle comme dans un manège, nous repasserions exactement sur le même point. Nous savons qu’une cause entraîne une conséquence qui devient la cause d’autre chose. Ainsi, cheminant le long de la circonférence, nous tomberions une fois revenu au point de départ, sur une cause déjà passée qui serait l’effet d’une conséquence qui n’avait pas encore eu lieu quand elle s’est produite. Logiquement impossible.
En Asie, la vision d’un temps cyclique est illustrés par la roue du samsara qui présente les choses un peu différemment. Il y a un monstre autour de la roue, qui la tient entre ses griffes et ses dents. Ce monstre, Yama, c’est justement le temps. La roue est divisée en rayons qui délimitent six mondes, de l’enfer au monde des dieux. Bien sûr, à force d’efforts et de l’usage vertueux du mécanisme de la causalité (le karma), on peut se frayer temporairement une place d’un monde d’en bas dans un monde meilleur, entre deux autres rayons. Mais comme la roue tourne, aucune position n’est jamais acquise et nous risquons de retrouver notre état précédent. Cette image s’applique évidemment aux changements majeurs qui peuvent survenir dans une existence, du SDF qui gagne au loto au chef d’entreprise qui devient SDF, avant peut-être un nouveau changement. Mais on peut voir régulièrement tourner la roue au cours d’une seule de nos journées. Une minute nous apporte de la bonne humeur, la suivante nous broyons du noir et puis nous sourions à nouveau…Un jour, nous sommes heureux comme des rois et l’autre rapaces comme des misérables. Le sens est clair : tant que nous sommes dans le temps, nous sommes dans les griffes de Yama, en prison dedans jusqu’à ce que mort s’en suive et assujettis à la loi impitoyable de la causalité.
Cette conception nous ramène à la deuxième objection de Klein. Il dit que si nous devions tourner dans le temps et retrouver ce que nous avons vécu, alors nous devrions nous en souvenir et le reconnaître. Dans ce cas il nous serait impossible de réagir exactement de la même façon que la première fois puisqu’un homme averti en vaut deux. Certes mais sans tirer de conclusion sur le fond, cet argument contient en soi sa réfutation.
Puisqu’il s’agit de mémoire, il suffit d’un peu d’oubli, il suffit d’avoir oublié le premier tour au moment d’entamer le deuxième. Aurions-nous un passé, c’est à dire la conscience d’un temps déjà vécu, si nous ne nous en souvenions pas ? Dans la série Black Mirror, un épisode met en scène une femme qui revit chaque jour exactement le même cauchemar et se trouve amnésiée chaque soir, en guise de châtiment pour un crime qu’elle a commis. Chez les Grecs partisans de la réincarnation, les âmes devaient boire au Léthé, fleuve de l’oubli, avant de retourner sur la terre.
L’amnésie oblige à repartir à zéro, elle gomme le passé, tous les passés. En effet, notre voyage dans le temps nous offre plusieurs sortes de passés : récent, plus ancien et très lointain, sachant que ces définitions changent au fil du temps, à mesure que le récent devient ancien. De même nous avons plusieurs sortes de mémoire : mémoire immédiate, courte, mémoire ancienne, et aussi mémoire intellectuelle, mémoire affective. Le malades d’Alzheimer ne perdent pas toutes ces mémoires en même temps. C’est logique.
En effet, on n’a pas trouvé de zone unique dans notre cerveau qui soit entièrement et uniquement dévolue au temps. On sait où sont les récepteurs de chacun de nos cinq sens, on sait quelles parties du cerveau sont responsables de l’attention visuelle et de notre compréhension de l’espace mais pour le temps, les neurosciences ont isolé de nombreuses zones selon la date de la chose à rappeler, et aussi les activités, leur durée, les interactions émotionnelles et relationnelles mises en œuvre. Un peu comme si notre cerveau considérait que la vie était prioritairement une expérience du temps.
C’est la révélation de Proust à la fin de sa recherche du temps perdu. Se rappelant comment il a avait eu la réminiscence d’un tintement de sonnette de son enfance, il comprend soudain que s’il peut l’entendre, c’est que le son avait toujours été là dans sa vie, sans discontinuité depuis son apparition jusqu’à ce jour. Ainsi, l’espace de Proust se limite au volume étroit de son corps mais le temps qu’il occupe est un amoncellement vertical jamais disparu. Il se voit ainsi « juché sur un sommet vertigineux ». Il explique : « J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant, comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années. »
Cette perception du temps rejoint la découverte d’ Einstein que l’espace et le temps ne sont pas séparés mais au contraire inséparables, formant quatre dimensions dans lesquelles nous nous déployons. Il n’y a plus l’espace d’un côté et le temps de l’autre, mais seulement l’espace-temps, le temps étant la dimension verticale dont parlait Proust. On comprend assez facilement que par exemple, pour définir l’emplacement de quelqu’un qui bouge dans une foule, il ne suffirait pas de donner ses coordonnées spatiales où alors celui que nous cherchons serait déjà parti ! Nous ne pouvons pas les séparer.
Puisque le temps est une dimension, il n’y a pas plus de raison que ce qui s’y trouve s’efface qu’il n’y aurait de raison que s’efface ce qui se trouve dans l’espace. Dans la dimension spatiale, je sais que dans quelques kilomètres, il y aura sur ma route un bon restau, et que, quand je l’aurai perdu de vue, il restera à sa place. Je pourrais même rebrousser chemin pour y retourner si l’envie m’en prenait. Ce n’est pas parce que j’en suis loin que cet espace a disparu. C’est la même chose pour le temps. Ce n’est pas parce que nous sommes loin d’un moment qu’ils disparaît. Il reste inscrit, mais dans la dimension du temps que nos yeux ne voient pas. Imaginons encore une danseuse qui évolue dans l’espace puis arrêtons-la. Si nous avions la perception de son passé, nous verrions empilés sous la dernière image toutes les images de son mouvement alors qu’elle serait immobilisée dans la dimension spatiale. Quand j’étais enfant, on m’avait donné un petit carnet orné du même dessin qui changeait de place à chaque page. Si on laissait les pages glisser assez vite sous les doigts, on voyait le bonhomme sortir de la page. Je ne savais ps que le livre fermé représentait la colonne du temps et tous ses instantanés.
La question suivante du temps comme une dimension vient du fait que le restaurant se trouve déjà là avant que j’y arrive. Est-ce à dire que de la même façon puisque l’espace et le temps sont inséparables, le temps de mon avenir est déjà inscrit ? Telle action m’attend-elle au tournant ? La logique dit que c’est vrai… On peut donc dire que le futur est déjà passé et que je n’ai qu’à interpréter le rôle d’un film déjà écrit dans ses moindres détails. Paradoxalement, cette vision des choses donne au moment présent, celui de l’interprétation, une valeur unique et d’ailleurs, lorsqu’on joue une pièce de théâtre pour la première fois, on dit qu’on la « crée », comme si l’écriture avait besoin d’être validée par l’incarnation.
Une autre question ? Allez, puisqu’on peut faire demi-tour dans l’espace, pourquoi serait-il impossible d’en faire autant dans le temps ? Au dix-neuvième siècle, dans son livre La machine à explorer le temps, HG Wells l’a rêvé, les équations l’ont fait. Il est tout à fait possible de remplacer des plus par des moins, l’équation en est toujours valide. On pourrait monter le film à l’envers, et qui m’aurait empêchée de tourner mon petit carnet à partir de la dernière page ? Alors on pourrait faire mentir Apollinaire :
« Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent. «
Quelles que soient les approches et les découvertes, que le temps soit linéaire ou cyclique, mesurable ou non, que l’avenir soit écrit ou pas, le temps, au niveau de notre perception, ne nous intéresse que parce que nous le vivons. Du coup, on ne peut le réduire à une dimension extérieure à nous : il nous est intérieur, il est en chacun de nous dans notre singularité.
De ce fait, pour reprendre la terminologie de Bergson, il existe un temps quantitatif, celui de l’accumulation mécanique et régulière des secondes, et un temps qualitatif celui qui appartient à l’expérience de chacun. Personne n’aurait la même perception du temps qui passe dans une pièce où nous serions vous, moi, le chat, la mouche et la plante… Et deuxièmement, à l’intérieur d’un même genre, le genre humain, par exemple, nous avons selon les évènements et les émotions, un ressenti variable du temps. Nous le ressentons tantôt plus long qu’un temps moyen d’horloge, tantôt plus court. Quand j’étais prof, je voyais parfois des élèves consulter leur montre à répétition : ils trouvaient le temps long. Mais s’il leur arrivait de s’exclamer « Déjà ? », j’étais heureuse qu’ils n’aient pas vu le temps passer, signe qu’ils ne s’étaient pas ennuyés. Parfois, on s’ennuie au point d’avoir envie de tuer le temps, ce qui est de bonne guerre, selon une expression qui a fait son temps, puisqu’à la fin c’est lui qui nous tue. Et parfois on voudrait le retenir tellement on est bien.
« O temps, suspends ton vol, suppliait Lamartine,
Et vous, heures propices, suspendez votre cours ! »
Tout en constatant comme tout le monde à peu près :
« Mais je demande en vain quelques instants encore
Le temps m’échappe et fuit. »
Temps du ressenti, de l’intérêt, de la peur ou de l’ennui, de l’affectivité, du sentiment, de l’émotion, ce temps « personnel » est difficilement mesurable tout en étant clairement perçu par chacun de nous. A la différence du temps objectif de l’horloge, le temps qualitatif se caractérise par l’expérience que nous en avons, toujours intime, changeante et personnelle, échappant à la généralisation.
Il y a un autre domaine où le temps est difficilement mesurable et unique pour chacun, c’est le temps de l’adaptation. S’adapter, c’est s’ajuster à une situation pour coïncider de façon optimale avec le moment présent. En nous menant à la rencontre d’une infinité d’expériences à vivre, le temps nous demande de nous adapter sans arrêt sur tous les plans. Cela sert à survivre d’abord, à bien vivre ensuite et cela ne se fait pas toujours en un jour. Les dinosaures n’ont pas su s’adapter et à force de millénaires d’inadéquation, ils sont tous morts. Nous aussi, nous devons nous adapter à des changements heureux ou malheureux : la fin d’une situation chérie, la mort d’un être aimé, la survenue d’une maladie, ou bien la célébrité soudaine, le billet de loto gagnant, la grossesse inespérée. En sommes-nous toujours capables ?
Il arrive que notre expérience dépasse nos capacités d’adaptation. Dans ce cas nous serons perturbés pour la suite de notre propre durée. Certains psychologues parlent de stress désintégrateur, désintégrateur de notre capacité à « prendre du bon temps ». Par exemple imaginons un enfant de maternelle, assis sur le banc avec ses copains pour attendre qu’on vienne le chercher après l’école. Si tout le monde s’en va avant lui, s’il reste seul avec son maître et sans nouvelles, il peut bien ne se passer que quelques minutes à l’horloge du préau, ce peut être pour lui le temps de la panique et de l’abandon, qui demeurera une fois le danger passé.
Si quelque chose s’est brisé là, anodin pour les adultes et peut-être même inaperçu, cela se répercutera dans son temps à venir et même selon les approches transgénérationnelles actuelles, dans le temps des descendants sur plusieurs générations. Donc, soixante ans plus tard, une partie de lui sera restée coincée dans ce moment d’insécurité. On est d’ailleurs devenus très bien conscient de ce phénomène pour les grands stress comme les agressions, cataclysmes ou actes terroristes puisqu’on a inventé des cellules de crise et des écoutes particulières pour traverser ces traumatismes. Dans le vécu psychologique, le temps perturbateur bloque le temps qui court. La disharmonie s’installe entre ce qui s’est figé et ce qui avance. S’il y a eu beaucoup de traumas, le vieillard n’est qu’un enfant craintif au cœur brisé.
Qu’on ait eu dans notre enfance de nombreuses raisons d’avoir peur ou non, l’issue fatale de notre parcours et l’incertitude du moment où nous la trouverons fait d’elle notre compagne plus ou moins consciente. « Avec le temps, va, chantait Léo Ferré, tout s’en va. » On peut vouloir lutter contre le temps, c’est à dire la mort, par ces ruses technologiques qu’on appelle transhumanistes. Elles sont de plus en plus perfectionnées, il y a de plus en plus de prothèses, de greffes, d’utilisations d’ordinateurs pour prolonger la vie, mais pour l’instant l’immortalité est loin d’être encore possible. La faucheuse aura le dernier mot, et nous ignorons quand.
L’autre moyen d’échapper à cette insécurité fondamentale, c’est la distraction, selon le mot de Pascal. A défaut de vivre plus longtemps, remplissons davantage le temps de notre vie. Mais dès que nous cédons à cette pulsion, nous prêtons le flanc à la tyrannie du gain de temps. En effet, ce besoin viscéral de distraction est une manne pour nos sociétés marchandes qui savent que le temps c’est de l’argent, pour qui sait le manipuler. Que ne dépenserions-nous pas en effet pour gagner du temps et pouvoir le remplir davantage ? Pour nous fatiguer moins ? pour en profiter plus ? Le temps est un argument de vente.
Dans L’avenir des simples, petit traité de résistance, Jean Rouaut pousse un cri d’alarme. Le temps que nous pensons gagner, en vérité il nous est vendu avec de graves conséquences. Puisque tout ce que nous faisions (avec du temps) on peut nous le vendre, tout ce que nous savions, nous n’avons plus à l’utiliser. Ne fais plus tes yaourts, ne râpe plus tes carottes, ne cuis plus ton cassoulet, et surtout ne prépare rien le goûter des enfants, je t’en vends. Ces exemples qu’on peut multiplier dans tous les domaines de la vie (ne perds plus ton temps à annoner sur ton piano, écoute mes décibels, ne va plus au théâtre, tu as la télé chez toi etc) nous rendent de plus en plus dépendant et ignorants de nos propres savoirs.
Sans attendre le fleuve du Léthé ou Alzheimer, nous voilà frappés d’une amnésie qui en quelques petites années biffe des millénaires de notre mémoire. Pour gagner quelques minutes, nous perdons des siècles de savoir faire et de pensée adéquate, nous les perdons pour le futur et les générations à venir. Ce qui nous est offert ne nous convient pas exactement ? Les contraintes s’accumulent ? Il faut du temps de transport ? Nous nous adaptons tout le temps. Rouaut pousse donc un cri d’alarme : le temps est transféré celui qui l’avait à celui qui le vend. Et qui le vend même à crédit. Privés de nos savoir-faire anciens, grevés dans notre avenir par ces crédits et l’incertitude du lendemain, notre présent est dépendant. Nous voilà doublement emprisonnés : une fois dans la prison du temps, une fois dans la prison de la marchandisation.
D’ailleurs, farcir une durée du plus grand nombre de choses possibles, est-ce vraiment du temps en plus? Si nous nous passons une musique ou un film en accéléré, aurons-nous vécu plus longtemps ? Imaginez-vous un danseur qui voudrait danser plus vite que la musique pour placer plus de pas dans le temps du morceau ? Tous les enseignants savent bien que l’apprentissage demande un temps incompressible de maturation, qui dépend de chaque individu et très peu du pédagogue. Il est donc inutile de charger par décret la besace du temps avec des programmes scolaires énormes et de vouloir aller plus vite que le temps. Agissant ainsi, nous aurons seulement raté l’instant de la beauté, piétiné les rythmes naturels. Car le temps abrite le rythme et le rythme est juste ou non.
Le rythme ne demande qu’une seule chose : qu’on le suive. Telle est la leçon de la nature que les citadins oublient à force de vivre sans relation avec elle. On ne fait pas pousser plus vite une salade en tirant sur ses feuilles et si on attend trop pour la cueillir, elle ne sera plus bonne. Il y a un temps pour tout disait l’Ecclésiaste : un temps pour rire et un temps pour pleurer, un temps pour planter, et un temps pour arracher. Ce n’est plus une question de temps, mais de tempo : la lumière s’éteint avec la dernière note et c’est beau. Mais comment entre-t-on dans le rythme de la beauté, dans le temps juste ?
Le tempo n’est pas donné par la pensée. Elle est nécessaire au balbutiement, mais elle est lente. Un joueur de tennis laisse son corps répondre au rythme du match et à l’arrivée de la balle. S’il devait toujours penser « Attention, maintenant je dois lever le bras pour renvoyer la balle », il est clair qu’il serait systématiquement en retard. D’ailleurs un danseur qui indéfiniment passe son temps à compter les temps dans sa tête rate le rythme, à côté du moment juste et du mouvement de la joie. Alors quoi ? Ce qui fait le bon danseur, c’est l’amour de la musique, c’est l’écoute du son, l’adéquation du corps. Ce qui fait le bon photographe, c’est l’amour des formes et des couleurs, c’est la vision de l’instant et l’action juste de l’instantané. Et à ce moment, dans le jaillissement de l’intuition, il y a me semble-t-il un don de tout l’être à la beauté de l’instant : à la danse, à l’image. Chaque instant devient la célébration de l’instant et cela ouvre la porte d’une autre dimension, où il n’y a qu’un sentiment de présent, de présence, d’être.
Ces moments que l’on peut contacter par le cœur en donnant toute notre attention au présent sont exceptionnels dans une vie faute de notre disponibilité. Ils se laissent mieux approcher dans la méditation, du fait que nous nous accordons alors un temps où rien d’autre ne nous intéresse que la découverte du présent. Comment fait-on ?
Il faut déshabiller le présent des oripeaux de notre passé parce qu’ils voilent la perception du présent. Par un processus d’épurations successives de ce qui le cache, nous nous rapprochons de lui. Mais que faut-il donc dégager ? Nos pensées n’appartiennent pas au présent, ne serait-ce que parce que nous pensons avec des mots appris dans un autre temps que nous ramenons au moment présent par un processus mécanique de notre cerveau. Si notre attention se détourne de la pensée, qui sommes-nous dans ce moment là ? Si nous fermons les yeux, simplement décidés à nous intéresser au cadeau du temps qu’on appelle le présent, que se passe-t-il ?
Comment nous appelons-nous ? Quelle est notre personnalité ? Pour y répondre, il faudrait des mots, nous rappellerions tout le passé à squatter le présent, nous vagabonderions de pensée en pensée et nous sortirions du moment présent. Alors, si nous persévérons, si nous nous contentons de percevoir et de prendre conscience de ce qui nous est donné, l’instant présent nous apprend que nous ne savons pas non plus vraiment quel âge nous avons sans rappeler à nous notre mémoire. C’est à dire le passé. Ce dépouillement de tout ce qui nous constitue dans le temps jusqu’à ce qui nous paraît le plus intime aurait de quoi nous faire peur si malgré tous les épurements, nous n’avions pas toujours cette impression d’être.
Lorsque la peur nous quitte, nous sommes prêts pour guérir de la blessure du temps et n’en garder que les présents. Nous comprenons que tout ce que nous croyons « nous », tout ce que le temps nous a donné : notre nom, notre apparence, nos pensées, notre âge, notre sexe, notre histoire etc, ne sont pas l’unique composante de nous. Nous sommes aussi ce qui reste quand tout ça a disparu. Nous existons dans le temps et nous en disparaîtrons, c’est une évidence mais en même temps nous sommes vivants, dans une dimension hors du temps. La pensée qui appartient au temps en a peur comme on a peur de l’inconnu. On ne l’approche que par le cœur. Cette dimension-là ne pourra pas mourir, puisqu’elle n’est pas née non plus, parce qu’elle est seulement. Comme le disait Apollinaire: « Les jours s’en vont, je demeure ».
Nous comprenons alors le nom étrange que Dieu révèle à Moïse : Je Suis, ainsi que la dénomination de Maharshi : le Soi, c’est à dire ce qui est. Nous réalisons soudain que le fleuve du temps coule entre deux rives et que la flèche prend place dans un espace vierge. Dans ce qui est est tout ce qui passe. Le temps surgit du non temps, et nous découvrons que nous sommes ce non temps d’où surgit le temps. Nous n’en sommes donc plus les jouets. Et tandis que notre corps se détend dans cette perception, nous vivons une différence de notre perception de l’espace. N’étant plus limité par des formes : la ville, les murs et nos frontières corporelles mêmes, nous nous déployons, notre conscience s’épanouit. Lorsque sur la feuille blanche, la ligne du temps passé et futur s’efface, il reste la feuille blanche. Le non-temps.
Peut-être que notre présent, notre futur et celui de toute l’humanité, peut-être que toutes nos vies si nous croyons en la réincarnation, et tous les temps depuis le big bang, sont en même temps dans la présence de ce non temps. Peut-être que le déploiement du temps n’est qu’une perception, une illusion fournie par notre cerveau de sorte que nous sommes aptes à lire un livre qui aurait été illisible si les pages étaient restées empilées derrière la couverture. Qu’importe au fond, puisque l’expérience de l’instant présent nous montre que nous sommes aussi cela. « Avant qu’Abraham fût, je suis », dit Jésus. Nous sommes dans le temps et sans le temps.
Alors, en nous synchronisant avec le Soi dont l’intelligence et l’amour dépassent les nôtres, nous devenons un avec lui et plus la peine de nous inquiéter de contrôler notre existence pour nous préserver des aléas du temps, pour chercher à planifier, pour tenir tête au passé et à l’avenir avec notre petite pensée et nos informations insuffisantes. Il ne s’agit pas de nous relâcher dans une indolence définitive, mais de nous laisser pénétrer de cette énergie d’amour et sagesse infinie pour recueillir les bonnes informations pour notre vie et celle des autres.
Alors nous verrons surgir de lui comme par miracle, de joyeuses synchronicités. Les bouddhistes disent que l’on troque le destin de fatalité pour un destin de providence. Et justement, aujourd’hui la physique quantique nous a appris que les ondes sont libres et que toutes sortes de futur coexistent en attendant le regard de l’observateur. Combien de futurs sont-ils dans la main d’Allah ? Lequel actualiserons-nous par notre regard connecté à la source sans temps ? Le soleil se lève et il se couche, il marque les jours et amène les changements, les naissances et les morts, et c’est bien. Mais aucun changement ne peut effrayer celui qui sait qu’il est aussi ce qui est. Le temps a perdu ses griffes.