Alors, c’est oui ou c’est non?

Alors, c’est oui ou c’est non? Oui et non sont les mots les plus courants de la langue française, à tel point que jouer à ni oui ni non est un jeu difficile qui dure rarement longtemps chez les petits enfants. N’est-ce pas? Ces adverbes sont utilisés pour répondre à des questions de toutes sortes, depuis les questions météo jusqu’aux questions existentielles pour indiquer l’accord ou le désaccord. Le oui et le non ne donnent pas dans la nuance et répondent à ce qu’en grammaire on appelle des “questions totales” et au théâtre d’improvisation des “questions fermées”. Oui et non mettent en relation un questionneur et un questionné, qui peuvent être deux personnes ou deux groupes, ou encore une seule personne qui joue les deux rôles en “se posant des questions”, en “se demandant si”. Après une courte balade sur le territoire du oui et du non, observons donc comment se déroule le jeu entre les partenaires. Leur degré d’implication est-il important ? Qu’est-ce qui détermine chez le questionné le choix de la réponse et jusqu’à quel point peut-on lui faire confiance ?  Que pourrait-on améliorer pour nous sentir mieux ? Existe-t-il un critère 100% sûr ? Et lequel ?

Le Non, du latin “ne unum” veut dire “pas un”, pas l’espace d’un point (non point), pas une miette d’assentiment, comme le disait l’ancien français dans la tournure “je n’en veux mie”. Aujourd’hui on répondrait plutôt “des clous” pour garder l’image, ou un Niet sans appel. On trouve aussi une variante Nan plus mou, ou au contraire des “hors de question” ou des “jamais de la vie”, voire des invitations à aller se brosser. Un petit tour chez les soldats pour une réponse en trois syllabes (Négatif, chef!) et nous nous en tiendrons là. Non, c’est expéditif. Ça ferme, ça sépare. C’est même sa raison d’être et c’est très utile. Dans notre évolution langagière, nous avons commencé à parler en moyenne autour de 10 mois, attendu d’avoir autour de trois ans pour faire des phrases construites, mais dès seize mois, un an et demi en tout cas, nous avons su opposer un non. Nous ne nous en sommes pas privés. En le prononçant nous avons découvert et confirmé que nous n’étions pas maman ni papa, nous nous sommes individualisés, confrontés, nous avons expérimenté un périmètre personnel en découvrant le pouvoir du refus. Les parents aussi placent des Non devant l’enfant pour lui donner des repères et un cadre d’épanouissement éducatif. Le non est parfois nécessaire : dans notre corps les globules blancs disent non, et heureusement. Le non peut être la porte du oui.

Alors justement, et oui? Il se hoche en silence, il lui faut les quatre syllabes d’affirmatif pour répondre au gradé de l’armée, s’il est mou, il se dira mmmoui, ou mouais. S’il est familier il sera ouais, s’il est anglais il se dira yes ou OK, soit O killed, c’est à dire zéro mort, ce que je trouve une étrange façon de dire oui… Si oui est enthousiaste, il s’habillera d’adverbes : d’accord, exactement, absolument, parfaitement, tout à fait, c’est ça même… non? Le oui est si important que les linguistes ont divisé la France en deux groupes distingués par leur façon de le dire, selon qu’il se prononçait oc (dans le sud) ou oil. Le oui marque l’accord, il autorise, il fait bon accueil. Il indique que c’est notre tour à la boulangerie, et qu’on nous écoute au téléphone. Que dirions-nous d’un “Allo non?” Le oui soutient celui qui l’entend, le oui est compatissant, il dit “je comprends” quand l’autre se confie sans même besoin de question, il marque la présence amie: “Maman? Oui.” Le oui rassemble.

Tels qu’ils sont, ces deux adverbes sont les chevilles indispensables de la communication, indispensables et indissociables. Quelle serait la valeur d’un oui s’il n’existait pas le non? Que serait une conversation sans réponse? Je me souviens de la chanson de Zanini Tu veux ou tu veux pas? qui résume bien la problématique : “Si tu veux c’est bien si tu veux pas tant pis, mais voilà, réponds-moi non ou bien oui!” Si comme dans la chanson l’enjeu est moindre, que ce soit oui ou non change peu de choses. “Veux-tu encore un café?” “Vous reste-t-il des œufs?” ou “Est-ce qu’il pleut?” encore moins. Investissement minimal de part et d’autre. Il s’agit là d’un échange d’informations sans heurt qui, comme dans la nature entière et notre propre fonctionnement physiologique, permet de s’adapter au circonstances : il pleut? Je prends un imper, tu as assez de café, je range la cafetière.

En revanche, plus l’enjeu est important, plus le jeu de questions-réponses risque d’être tendu. En effet, nous allons investir une plus grande part de nous dans cet échange, autrement dit nous allons mêler à notre question, à la réponse ou aux deux ce que nous sommes dans nos attentes, nos craintes etc. Il ne s’agira plus d’un échange neutre car notre personnalité de désirs ou de convictions idéologiques et religieuses s’investira. Ainsi, nous attendrons, nous combattrons ou nous redouterons parfois un oui, parfois un non. Bien sûr, on peut éviter de poser ces questions importantes de peur d’être éclairci. On voit des gens qui évitent d’aller consulter pour éviter de savoir clairement si oui ou non, ils sont gravement atteints de cancer. Plus la question nous tiendra à cœur, plus nous dépendrons de la réponse. Dans une histoire passionnelle, imaginez vous une réponse aussi philosophique que “si tu veux pas tant pis!” ? A part la santé, plusieurs domaines se prêtent ainsi à l’investissement maximal des partenaires: le jeu, la politique, toutes les passions. Alors parfois le drame n’est pas loin, ni la haine ou les injures, on le voit tous les jours.

Si cette situation nous pèse, nous connaissons donc le remède: prendre du recul, garder la tête froide, ou encore selon les termes de Bouddha, éviter l’attachement. C’est une précaution qui est certes difficile à prendre mais qui sécurise dans les relations humaines. Car quand la question n’a pas la même importance pour l’un que pour l’autre il s’établit facilement un rapport de force, le plus faible étant du côté de celui qui est le plus concerné. Quand le questionneur est le plus impliqué, il est dans le duo le plus dépendant de la réponse, et se désigne comme le dominé dans la relation. L’inverse est vrai aussi car c’est universel: plus on est dépendant d’autrui, plus on est fragilisé. Celui qui pose une question ou donne une réponse en position de force a donc le pouvoir dans la relation parce qu’il n’est pas très impacté quelle que soit la suite de la conversation, ses émotions et ses fragilités n’étant pas touchées. Il est détaché.

C’est une vérité psychologique très connue des manipulateurs et pervers, qui peuvent manier le oui et le non avec brutalité, ou au contraire retenir la réponse jusqu’à l’inconfort ou la souffrance de l’autre. Imaginons que nous ayons à choisir une date pour un repas de fête, et qu’un des principaux invités consulté, peut-être même le roi de la fête ne nous délivre indéfiniment ni oui ni non. Cela peut ruiner le repas ou pourrir la vie de l’organisateur. Même sans perversion préméditée, la conscience de la fragilité de celui qui est investi dans la question doit nous être un avertissement pour la manière dont nous répondons aux autres. Nous pourrions même inconsciemment déguster cette position de force, ou simplement de ne pas faire attention et blesser inutilement.  Reprenons l’exemple du domaine de la santé. Combien de malades qui questionnent leur docteur pour savoir s’ils sont gravement atteints ont-ils été traumatisés par la forme de la réponse? Un oui et puis peu de mots après, peu de mots avant? Plus couramment, combien d’enfants ont-ils été rembarrés brutalement par leurs parents ou leurs profs et blessés au point que certains n’ont plus osé poser de questions ? Dans ces deux exemples, les inégalités dans les relations sont évidentes, mais il y en a de plus sournoises. Dans un couple où l’un aime plus que l’autre, la question “est-ce que tu m’aimes?” est plus ou moins risquée. Certaines personnes souffrent d’un tel manque de confiance en elles qu’elles décernent à tous un titre de supériorité sur elles et établissent avec tout le monde une relation de quasi dépendance. A l’insu même parfois de ceux qui les donnent, toutes les réponses prennent donc force de loi. Un jour vous apprenez que votre réponse a orienté une vie et vous tombez des nues. Réponse et responsabilité sont deux mots de la même famille.

Car la caractéristique de la relation où le questionneur est en position d’infériorité factuelle ou psychique, c’est que la contestation lui est rendue impossible, il n’y a qu’à plier l’échine. Nous sommes tous un peu dans ce cas car notre éducation s’est appuyée sur l’interdiction de notre rébellion. Passé le premier âge, la résistance doit être domestiquée… Et dans certains cas nous sommes de facto suspendus à la réponse d’autrui. Mais le plus souvent, nous ne prenons pas le temps d’observer les rapports de force, de déterminer notre place dans ce jeu et de décider si cette répartition des rôles est justifiée, si nous voulons que cela dure. Nous pouvons être des dominés qui l’ignorent comme des dominants inconscients. Nous pouvons l’être et le savoir, et l’accepter comme inévitable. Pourtant même l’individu soumis à la société pourrait répondre non à la question implicite de son accord au fonctionnement global. C’est ce qui a inspiré Mélenchon pour le nom des Insoumis, c’est ce qu’avait théorisé avant lui La Boétie au XVIème siècle. Dans son Discours de la servitude volontaire, il expose que les états dépendent de la soumission des peuples. N’est-ce pas un ancêtre de Gandhi et Mandela ? C’est vrai dans tous les domaines, en économie cela donne le boycott. “Voulez-vous du glyphosate? Ah ben finalement non”. Aristophane il y a 2500 ans dans Lysistrata propose une autre application du non : la grève générale du sexe. “Si nous nous tenions chez nous, bien fardées, bien épilées, sans autre vêtement qu’une tunique fine et transparente, quelle impression feraient nos attraits ? Et si alors nous résistions aux instances de., à croire en nos possibilités de refus.

Dans certains cas me direz-vous, c’est de la gageure ou du suicide. Il y a des situations où le plus fort est le plus fort. Par exemple, on considérait autrefois qu’un accusé ne rendrait pas d’aveu sincère sans une petite torture préalable: quelques coins dans les jambes, quelques litres dans l’estomac, quelques centimètres d’écartèlement à la roue, ça vous facilite la confession. Le nom de ce procédé jette une ombre opaque sur le questionnement : on appelait ça soumettre quelqu’un à la question. “Alors, as-tu eu commerce avec Satan, oui ou non? ” Dans un tel rapport de force la seule réponse autorisée est la réponse attendue. Aujourd’hui encore et dans de nombreux domaines, les annales sont remplies de témoignages de gens ont souffert ou qui sont morts pour avoir répondu Non au rapport de force, qui ont tenu même dans la torture. On les appelle des héros mais je me souviens d’une interview où l’un d’eux, survivant, disait s’être comporté seulement en être humain : contre une torture forcément temporaire, il n’allait pas mettre d’autres vies et des familles entières en jeu, ni son engagement. Du bon sens disait-il. Et nous?

Il me semble que ce qui a permis à ce résistant de tenir bon, c’est son axe de vie, axe de loyauté intérieure. Car pour savoir s’il est bon de répondre oui ou non à la question “Alors c’est oui ou c’est non ?” il faut savoir à quoi foncièrement on se donne ou on se refuse. Car le oui et le non sont inséparables : ils forment un couple tantôt complice, tantôt hostile, car il n’y a pas de oui sans non et vice versa. Dire oui à quelque chose, c’est dire non à tout le reste. L’exemple typique est l’entrée dans les ordres ou le mariage avec option obligatoire de fidélité. Est-ce un axe majeur? Pour ma part, je connais peu d’hommes qui aient respecté ce contrat d’exclusivité, et quand mon mari est décédé j’ai été naïvement surprise des propositions qui me vinrent de plusieurs époux parfaitement mariés! Dans l’évangile de Mathieu, la question de l’axe, on dira aussi de l’engagement est soulevée plusieurs fois. Il est dit que “Aucun homme ne peut servir deux maîtres: on ne peut servir à la fois Dieu et Mammon.” Mammon c’est ce qu’on possède, c’est à dire en premier lieu l’argent et tout ce qu’il nous permet d’avoir: pouvoir, sexe, et divers plaisirs dont le centre c’est nous. Mammon c’est le choix du “moi d’abord,” du “moi encore.” Quoi qu’on ait choisi, au moins dès que c’est conscient, c’est un choix, et ensuite tous les oui et les non subalternes s’ordonnent en fonction de ce choix. Choisir vraiment, c’est s’engager.

Mais nous sommes nombreux aussi à n’avoir rien choisi du tout et à naviguer dans la vie sans axe ni gouvernail. Un voilier qui connaît sa destination sait tirer des bords (dire des nons) pour atteindre son but (le oui), mais sans cap, que se passe-t-il? Rien, la dérive. Nous le savons tous. Devant certains choix, comme nous n’avons pas de boussole, nous sommes condamnés à l’indécision ou à la surévaluation des obstacles. Nous jouons le “Ptêt’ ben qu’oui, ptêt’ ben qu’non,” ou le “un coup oui, un coup non”, un pas en avant trois pas en arrière, ou encore le “Oui mais…” Et si nous cessons finalement d’hésiter, quelle confiance pouvons-nous nous accorder? Quelle confiance les autres peuvent-ils nous faire? Quand nous disons Non, est-ce un Non affirmatif? Même devant nos enfants, nous sommes faibles souvent, et les enfants le savent puisque s’ils insistent, souvent ils remportent le Oui. Allez, rien que pour nous maintenant, évaluons-nous de 0 à 10 ! Notre oui est-il sans faille? Devant la mort resterait-il oui? Souvent notre parole est un lieu de mensonge.

Il y a de nombreuses raisons en effet pour invalider nos oui et non. La première raison c’est qu’on ait mal compris la question de l’autre, ce qui fait que quand nos yeux s’ouvrent, notre réponse change. Nous avons tous une façon particulière de voir la vie, c’est-à-dire de la déformer. Entre la réalité et l’interprétation que nous en faisons, il y a nos filtres: notre éducation , nos traumas, nos désirs, nos conditionnements. Combien de disputes ont pour cause un “Tu m’avais dit que… ” suivi d’un “Je n’ai jamais dit ça” ? Ou encore, si nous avons une légère tendance à la paranoïa, tout sera soumis au soupçon et nous ne pourrons pas imaginer de propositions sans piège. L’autre est accommodant? Il a une idée derrière la tête, il a dit non? Nous savions bien qu’il nous en voulait… Comment dès lors dire oui simplement? Sept milliards d’individus, sept milliards de mondes !

Contre cette difficulté à entendre réellement la question et les enjeux, Ruiz propose dans les Quatre accords toltèques l’antidote suivant : “Ne faites pas d’interprétation.” Au questionneur on recommande deux principes pour éviter les malentendus : reformuler ses questions, demander même une reformulation au questionné, et ne rien laisser sous-entendu. Le procédé de reformulation fait partie des conseils de conversation à l’usage des étrangers et des managers. Il s’applique à nous tous qui nous sommes rendus étrangers les uns aux autres par notre façon particulière de voir la vie, enfermés dans nos auto-dialectes. Quant au deuxième conseil, il est de pur bon sens: si nous avons déjà du mal à comprendre les mots prononcés, quel contrôle aurons-nous sur ce que va compléter l’autre pour combler nos silences? Rien ne va de soi et comme disait Talleyrand, “ce qui va sans dire va encore mieux en le disant.”

Une deuxième raison de nous méfier de nos oui et de nos non est que si nous avons laissé les circonstances ou un penchant éphémère décider de notre réponse, nous risquons de rester intérieurement mélangés entre le oui et le non, à la merci des “si j’avais su” ou des “j’aurais dû”. A la merci de circonstances un peu pressantes aussi, fort éloignées de la torture que j’évoquais tout à l’heure. C’est vrai au niveau individuel comme au niveau des groupes : les états eux-mêmes rompent leurs alliances. Cette versatilité fait de nous des opportunistes ou des faibles. A Yerres, récemment, monsieur Dupont-Aignan après avoir longtemps clamé non au Front National leur a soudain donné un oui retentissant qui a surpris ses administrés. Sans cap, nous sommes soumis à la mobilité des circonstances qui apparaissent, changent et disparaissent, comme une élection par exemple. L’impermanence des choses entraine celle de la validité de la réponse, j’en eus un jour une éclatante illustration.

Quand un de mes fils entra en CM2, nous prîmes les devant pour l’inscrire ensuite en 6ème musicale. Je me rendis donc en septembre au conservatoire, et appris de la bouche même du directeur que puisque mon fils faisait déjà de la musique ailleurs, il était inutile de l’inscrire au conservatoire et qu’on verrait ça l’an prochain. Mon garçon aurait une place en sixième M, le directeur s’en portait garant. Je fis passer l’info à des copains dans la même situation que moi et j’arrivai confiante un vendredi de juin pour remplir le dossier. Là, surprise : “Votre fils n’avait aucune activité au conservatoire cette année, c’est niet”. Je montai aussitôt chez le directeur. “Vous m’aviez donné votre parole!” Et lui, derrière son bureau: “C’était en septembre”. Je m’en étranglai, j’insistai, lui rappelai la valeur de la parole donnée. Peine perdue, c’était devenu irrévocable : Non c’est non. Premier acte. Le lendemain, veille d’élections législatives, il y avait une grande fête de toutes les écoles de la ville et je tenais avec d’autres parents la banque de toutes les festivités. Il y avait donc foule devant mon guichet, le seul qu’on ne pouvait éviter, lorsque le député vint nous serrer la main. Il fut bien reçu et aussitôt averti. Tous les parents hochaient la tête avec écœurement et prenaient mon parti. Le député promena un regard circulaire sur cette assemblée d’électeurs puis il m’expliqua que j’avais mal compris et que nous pouvions mes amis et moi aller inscrire nos enfants dans cette classe. Le lundi matin, dès la première heure je me précipitai chez le directeur. “Bonjour je viens inscrire mon fils en classe musicale.” Le directeur me regarda sans plaisir. “Je vous ai dit que c’était non madame.” “Certes monsieur, mais c’était la parole de vendredi. Aujourd’hui, c’est oui.” Rideau. L’impermanence des choses a des avantages !

Une autre raison de nous méfier de nos oui et de nos non est notre impuissance à les respecter. Nous avons dit oui, nous faisons non alors même que nous ne le voudrions pas. Saint Paul le résume ainsi : “Je fais tout le mal que je ne veux pas et je ne fais pas tout le bien que je veux”. Nous sommes au moins deux dans ce cas, donc. Je ne parlerai pas ici d’actions que nous commettons et qui sont mauvaises parce que nous manquons d’information, mais combien de fois nous sommes-nous fait des promesses que nous n’avons pas tenues? Juan Li, un instructeur de Tao, disait que pour guérir nos organes, il fallait répondre oui à leur demande, mais de très humble façon pour ne pas les décevoir par notre manque de parole. Par exemple notre rate-estomac nous demande si nous voulons bien mastiquer longuement nos aliments. Ne répondons pas : “Oui, c’est promis juré “. Mais: “Oui, on verra ça tout à l’heure pour les olives de l’apéro.” Sinon, nous allons mentir parce que nous sommes les jouets de nos mémoires ancestrales inscrites dans nos cellules au même titre que la couleur de nos yeux : à travers nous, des générations d’ancêtres affamés se précipiteront sur la nourriture jusqu’au dessert, s’empiffreront et avaleront dans notre bouche. Il faut les habituer doucement.

Plus largement, il y a fort à parier que nous ayons tous dans un domaine ou un autre fait l’expérience de cette impuissance. Cela nous attire le sourire chaque année autour du premier janvier, quand nous partageons nos listes de bonnes résolutions. Alors, quel est en ce moment notre faillite de prédilection? Si nous voulons nous rééduquer il faudra tenir compte de nos mémoires qu’on appelle aussi la puissance de notre inconscient. Cessons de nous en vouloir de nos reniements: ils ne nous appartiennent pas vraiment, ils sont à nos aïeux. C’est simple, la puissance de ce flux qui porte dans son courant les mémoires de nos ancêtres jusqu’aux plus lointains est telle que notre volonté la plus sincère ne tient pas. Elle est fragile comme un fétu de paille contre une tornade, une mini digue contre des eaux qui montent. Vous souvenez-vous de cet étudiant aux mains nues tout seul face aux chars de Tien’ Anmen en Chine? Comme lui, nous ne faisons pas le poids devant la puissance des chars ancestraux. Ce qui nous appartient, c’est la façon dont nous décidons de les traiter, et les conclusions à tirer de nos échecs. D’habitude, quand on est trop faible tout seul, on cherche de l’aide. A chacun de trouver ses moyens, de tester son efficacité, de tirer les conclusions des échecs. Et rien n’empêche aussi de penser à nos espaces de succès. Quelles sont nos petites réussites? Nous sommes toujours coléreux mais nous avons réussi à nous laver les dents un jour sur deux? Bravo! Exploitons ce succès, félicitons nos ancêtres pouilleux et édentés. Achetons-leur une nouvelle brosse à dents. Dans tous les domaines suivons les conseils du tao: soyons humbles.

Une autre raison enfin est que nous sommes rarement unifiés et tranquilles en nous-mêmes si bien que nous disons oui avec la tête et non avec le cœur et réciproquement. Notre vie ne suivant pas un axe mais plusieurs, nous-mêmes n’étant pas un seul mais plusieurs, il est franchement impossible que notre oui soit un oui et notre non soit un non. Il y a toujours une partie de nous qui dit que c’était la mauvaise réponse. Cela est évident en cas de pathologies comme la schizophrénie et les personnalités multiples (qui peuvent être fort nombreuses) type docteur Jekill et mister Hide mais en grand nombre, mais qui de nous peut dire être parfaitement aligné? Au moins, quand nous avons un peu de contrôle sur nous, nous pouvons viser cet alignement avant de donner une réponse par oui ou non à la question qui nous préoccupe. Ensuite se posera quand même la question de savoir si nous ne nous sommes pas trompés… Quel sera l’indice que nous sommes vrais dans notre réponse?

Lorsque j’étais jeune, je me souviens être allée trouver une sainte, Marthe Robin qui ne mangeait pas depuis des années et parlait avec le Christ en direct? Je lui demandai conseil sur ma vie amoureuse et un certain jeune homme. Elle me répondit seulement: “Est-ce que tu l’aimes?” Cette réponse me plongea dans un abîme d’embarras car qu’était-ce que l’amour? Le oui et le non se refusaient à ma réponse, les personnes que j’interrogeai ensuite sur la question n’avaient à mon grand étonnement aucune information sur le sujet non plus. Qui consulter? Quel indicateur sûr? Il y en a un, c’est le corps mais à l’époque je l’ignorais. Le corps est toujours au présent et il est toujours là. S’il a mal, ce n’est ni hier ni demain, s’il est content c’est tout de suite et il nous donne des réponses directes sans le détour du mental ni des attentes affectives. La vie ne se pense pas, elle se sent.

Comment donc répond le corps? Très simplement, comme tout ce qui est vrai. Si ça nous correspond, s’il dit oui, il se détend et s’ouvre. S’il n’est pas d’accord, il se ferme et se recroqueville. Et sa réponse le concerne lui, mais aussi le cœur et l’esprit car tout cela siège en lui et se crispe si cela n’est pas approprié. Bien sûr cela demande de faire un peu attention à ses réactions et rien que cela nous demande d’évoluer, tellement nous avons l’habitude de ne pas l’écouter dans ses évidences. S’il dit qu’il veut péter, ou qu’il faudrait aller dormir, on l’écoute une fois de temps en temps, occupés à suivre nos conditionnements ou nos pulsions. Mais avec un peu de tranquillité, une main sur le cœur et une main sur le ventre, nous pouvons nous poser les questions qui nous occupent et nous entraîner à ressentir sa réponse. Le corps ne ment pas. Il se détend, nous nous se sentons bien? C’est oui. Quelque chose nous dérange, se serre? C’est non. D’ailleurs pour interroger un espion aguerri, on place ses yeux sous surveillance. En cas de mensonge la pupille se rétractera très légèrement quand bien même le reste serait sous contrôle. Cette loyauté absolue du corps est aussi exploitée en kinésiologie. Alors quand notre conscience embrumée ne sait pas s’il faut répondre oui ou non, on le demande au corps en pratiquant des tests musculaires. Si à une pression donnée, le bras résiste sans effort, tout est juste ; par contre le même bras subissant la même pression va s’effondrer quand le corps dit non. Ainsi le oui est ce qui convient, le non ce qui ne lui convient pas. Le oui renforce, le non affaiblit.

Après, dans la vie, le oui du corps peut se traduire par l’utilisation du non, voire du stop on arrête tout ! Le mensonge vole notre énergie, le choix erroné aussi. Ainsi aujourd’hui la société nous impose des choix auxquels de plus en plus de personnes pensent qu’il est important de dire non. Non aux 11 vaccins, non aux pesticides, non au compteurs Linky, non au nucléaire, non à la multiplication des émetteurs et des appareils à ondes, non aux viandes nourries aux antibios ou abattues hors de tout respect, non au gazole, non à l’huile de palme, non à la multiplication des radars, non aux trainées blanches des avions, non à l’esclavagisme, non au tourisme pédophyle, non non, non, non et non! Que certains de ces refus soient pris à tort ou à raison, cela n’est pas le sujet. Ce qui est dans notre sujet, c’est comment les vivre. Si nous restons dans un non en oubliant le oui, nous devenons des bêtes assiégées par l’hostilité des choses, cabrées dans un refus plus ou moins paranoïaque, tétanisées par l’adversité. Il faut donc se garder d’oublier les oui qui nous ont amenés à ces non, continuer à voir nos non comme des moyens, des étapes vers le oui, en quelque sorte prononcer des non affirmatifs.

Il y a dans le Deutéronome un texte que j’aime beaucoup. Il dit: “Voici que je mets devant toi la vie et le bien, la mort et le mal (c’est-à-dire le oui et le non). Car je te prescris aujourd’hui d’aimer l’Eternel ton Dieu (c’est à dire de tout aimer), de marcher dans ses voies (celles du oui à la vie) et d’observer ses commandements afin que tu vives (que croissent tes forces et ta santé et peut-être aussi d’autres sens mystérieux du verbe vivre), que tu multiplies et que l’Éternel ton Dieu te bénisse dans le pays dont tu vas prendre possession […] après avoir passé le Jourdain.” Dans le cas contraire, la bible n’y va pas par quatre chemins, “nous périrons.” Diable! Quel est donc pour nous Deux mille ans plus tard ce pays dont nous allons prendre possession? Il est dit qu’il se situe derrière le Jourdain. Qu’est-ce que ça nous indique ? Un fleuve partage les mondes. Ce qui est vrai en géographie – nous avons le Rhin pour frontière en France, est vrai au niveau symbolique et énergétique. Ainsi les mythes grecs décrivent le Styx qui partage le domaine de l’existence terrestre de celle de l’au-delà. Alors? Tant que nous n’avons pas choisi le Oui, nous demeurons hors de la terre promise en deçà du fleuve. Le pays que nous habitons actuellement comme les Hébreux à l’époque, c’est le désert et l’esclavage sous pharaon. Par contre, dans le pays qui nous est promis coulent le lait et le miel, le blanc et le doré, la sagesse et l’amour. C’est un pays d’énergie avant même d’être un pays géographique, un pays de Cocagne, un Oui éternel à une vie sans souffrance. Ce qu’on appellerait le Paradis, et que la plupart des juifs et des chrétiens espèrent pour après la vie, après le passage des rives de la mort. Car un tel pays est forcément un pays sans mort ni délabrement, sans luttes ni souffrances et où on ne connait pas de fin car mourir ou voir disparaître ceux qu’on aime est une souffrance pour qui est heureux sur la terre. La mort c’est le non final. Dites-moi ce qui existe dans notre monde qui échappe à la destruction? Rien. Or s’il n’y a pas de fin ça implique qu’il n’y a pas non plus de début puisque tout ce qui commence finit et que tout ce qui finit a commencé. En d’autres termes, dans ce pays qui nous attend il n’y a donc pas de corps, les bouddhistes disent pas de forme.

Josué qui conduisait alors le peuple n’a pas fait comme le gourou du temple du soleil dans les années 80. Il n’a pas massacré tout le peuple devant le fleuve pour un paradis sans corps. Derrière l’arche d’alliance, donc sur les pas de Dieu, les Juifs passent le Jourdain à pied sec. Autrement dit la frontière du fleuve n’en est pas une quand on ne s’écarte pas d’un pouvoir supérieur au nôtre. Ou plutôt elle est frontière mais on peut la passer.. Dans la puissance divine, aucune frontière n’est barrage. Le pays promis par Dieu si on choisit le Oui de la vie, c’est l’éveil de la conscience à la jubilation de la réalité sans fin qui ne connait pas les frontières des corps mais connaît l’unité générale de tout le créé de chaque côté du fleuve. Le paradis, c’est maintenant. Il suffit de sortir de l’illusion que la vie c’est seulement le corps.

Ici, la Bible et Bouddha se rejoignent. Car pour Bouddha, le oui et le non, l’attraction et la répulsion, le bon et le mauvais ne sont que des éléments d’un système illusoire. Quel système? Celui que nous établissons dans l’idée que nous vivons dans un monde fait de corps séparés les uns les autres par leur forme. Pourquoi illusoire ? Parce que ça passe. J’aime le sucre et mon médecin me l’interdit soudain, il n’y a plus de sucre. J’aime mon enfant et une voiture le fauche, il n’y a plus d’enfant. J’aime ma jeunesse, et elle fuit, il n’y a plus de jeunesse. Seul est véritable ce qui demeure. Dès lors, tous les oui et les non que nous disons n’ont qu’une importance relative: ils sont le reflet de notre position dite “personnelle” en face d’autres personnes bien séparées de nous et considérées comme extérieures à nous. Dès lors, le jeu du je t’aime moi non plus, du oui et du non sont inévitables.

Or dans la conscience élargie de l’univers comme un seul corps manifestant l’intelligence supérieure de l’Esprit, le oui et le non qu’on pourrait aussi dire attachement-aversion, attraction-répulsion ne sont que des éléments à déraciner comme des causes de souffrance. De plus ces comportements polarisés nous maintiennent dans l’illusion que la forme est le seul critère de partage entre oui et non. Les bouddhistes affirment qu’en réalité, il n’y a que le Oui d’un amour inconditionnel et universel, adressé à tous les êtres de la pierre à l’ange, amis comme ennemis. On retrouve ici les commandements du Dieu d’Abraham et de Jésus Christ. En effet, dans une vision juste des choses partagée par les chrétiens comme par les bouddhistes, les hindouistes, par les chamanes et les animistes, il n’y a pas d’ennemis puisque nous formons un même corps, un seul corps dans l’énergie. Comme disait le Christ: “Ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits qui sont parmi vous, c’est à moi que vous l’avez fait.” Pour les bouddhistes, dire non à nos ennemis est donc d’une profonde absurdité. Selon eux non seulement les ennemis que nous rencontrons dans l’espace où se déploie notre forme ont été choisis par nous avant notre naissance, mais plus encore, ils sont nous. Unicité de tous sans confusion, comme les cellules d’un même corps. Ajoutons une autre importante raison: il n’y a pas d’ennemi parce que l’ennemi veut plus ou moins notre mort et que la mort n’existe pas. Il n’y a que l’illusion de la mort puisque mort est le nom que nous donnons à la disparition de l’éphémère, je veux dire notre corps, quand notre âme est atemporelle.

Dès lors, le oui et le non ne sont que des jeux relatifs par lesquels se déploient les formes de l’univers et la vie manifestée. Ce sont les pôles de jouissance du yin et du yang, comme dans le symbole noir et blanc du tai chi, ou le yin devient yang et le yang devient yin. Lorsque nous respirons, l’inspir devient expir qui redevient inspir. Jeu. Deux partenaires pour la création. Les incompatibilités du oui et du non se résolvent en pas de danse dans l’orchestre des sphères. Et il n’y a qu’une seule partition: celle de l’amour. ” Le désert se réjouira” dit encore Isaïe.