Y a-t-il un destin?

Cette question qui agite les humains depuis des millénaires a reçu des réponses nombreuses : la mythologie, les religions, la philosophie, les sciences ont donné leur point de vue et le bistrotier du coin aussi. C’est que la question est d’importance : le destin, c’est le nom qu’on donne à la trame de notre vie, à ses évènements marquants depuis notre naissance jusqu’à la date de notre mort. En fait du point de vue événementiel, il n’y a pas de sujet plus important que de savoir si nous avons ou non un destin, car cela revient à savoir si nous pouvons ou non faire ce que nous voulons dans la vie, à poser la question du libre-arbitre. J’aurais donc pu donner un titre plus provocateur à cette conférence : est-il possible que nous soyons des marionnettes ? On voit tout de suite que derrière cette question en surgit une autre: qui est-ce qui tirerait les ficelles ? Quelle liberté nous resterait-il ? Je ne sais pas encore si c’était mon destin de m’intéresser au destin, mais je vais faire de mon mieux. Nous verrons que l’avis général est qu’il y en a un. Quelles réactions les hommes ont-ils jugée la meilleure, quelles raisons en ont-il donné et quels tireurs de ficelles ont-ils diagnostiqués? Quelle liberté cela laisse-t-il et dans quelles conditions peut-on s’en affranchir? Commençons par nous intéresser au mot, que nous en dit-il ?

Le mot destin a plutôt de sombres connotations, presque synonyme d’un mot encore plus tragique qui est le mot Fatalité. Destin, fatalité, l’étymologie de ces deux mots est très claire, elle signale dans les deux cas l’absence de toute liberté pour l’homme. Destin vient du latin destinare qui signifie attacher, assujettir, immobiliser, fixer solidement. Bigre ! Pas de liberté là-dedans… D’ailleurs, en ce qui concerne les transports, c’est heureux que la destin..ation ne soit pas fluctuante. Le trajet et même l’horaire sont normalement connus car ils ont été fixés solidement au préalable. Fixés à quoi ? A « ce qui a été dit », en latin Fatum, par des instances supérieures. Dans le mot latin nous reconnaissons la triste fatalité qui déroule des évènements où celui ou ceux qui « disent » notre vie sont loin d’être toujours bienveillants. Parce qu’ensuite, ce qui a été dit est forcément ce qui se fait, c’est un programme inéluctable. En un mot, nous sommes destinés à être prédestinés. En bien ou en mal, rien de ce qui a été dit ne peut ne pas se faire, et rien de ce qui se fait ne peut ne pas avoir été dit, affirment les musulmans quand ils analysent la force du destin : Mektoub.

Notons que cette définition très large du destin n’assujettit pas seulement l’homme. Tout ce qui est corps dans l’univers doit y être soumis. Dès qu’il y a apparition, évènement, disparition, la question peut se poser : Pourrait-il, ou aurait-il pu en être autrement ? Les animaux, sauvages et domestiques, et même les arbres et les étoiles sont donc concernés. Pourquoi tel chien est-il chouchouté et couvert d’un manteau à carreau dès qu’il fait un tantinet froid tandis qu’un autre est nourri de coups de bâton et de croûtons de pain, attaché à sa niche toute sa vie ? Pourquoi telle forêt est-elle saccagée quand une autre est déclarée patrimoine protégé ? Enfin pour remonter au commencement, le big bang était-il libre de big-banguer ? D’ailleurs notre big-bang personnel, je veux dire l’instant de notre conception, sommes-nous certains de l’avoir décidé ? Et choisirons-nous l’heure et les modalités de notre mort ? Pour ces deux bornes, la réponse est non, du moins en ce qui me concerne. Et entre les deux ? L’étymologie répond clairement que c’est non aussi.

La sensation assez répandue de ne pas avoir barre sur le destin, de la naissance à la mort en passant par ce qui se déroule entre les deux, explique sans doute la tendance que nous avons à le noircir. Les Grecs sont encore plus définitifs sur ce point. Vous savez que leurs dieux jouent avec les hommes comme des joueurs d’échec avec leurs pions sur un plateau ou des joueurs de jeux vidéos. Ils font et défont les destins selon leur bon vouloir, et comme ils se disputent entre eux, le destin peut changer selon celui qui a repris la main. Il y a des exemples de cela dans toute la mythologie, mais c’est particulièrement explicite chez Homère dans l’Iliade et l’Odyssée. Eh bien, même les dieux doivent se plier devant l’Anangkè, la Nécessité, mot qui signifie en français littéralement : ce qui ne peut pas ne pas être. Selon l’Encyclopedia universalis, Anangkè est une « instance inflexible gouvernant le cosmos, sa genèse, son devenir et la destinée humaine ». Ses filles sont sinistres. Elles se nomment la nuit, la mort etc, et il est clair que nul ne peut y échapper. En somme, le déroulement des évènements d’une existence est non seulement préfixé, mais il est marqué par la tragédie ou au moins la souffrance pour reprendre le constat de Bouddha.

Il suffit de se pencher sur une carte du monde. Nous sommes des centaines de millions à vivre sous le seuil de pauvreté et à mourir de faim ou de soif, mort qui cause d’atroces souffrances paraît-il, et ce dès notre âge tendre. Les images qui nous viennent actuellement du Yemen en témoignent. L’enfant qui naît dans un pays battu par la guerre, le climat ou l’exploitation économique est évidemment marqué par un destin différent de celui des nouveaux-nés ici. D’ailleurs chez nous aussi, des disparités monstrueuses séparent les enfants bien pourvus des plus mal lotis : certains croulent sous les jouets, d’autres ne mangent pas tous les jours, certains sont choyés, d’autres pédophilés. L’expression « mal lotis », nous ramène au destin car il signifie qu’on a mal tiré au sort et que le lot reçu n’est pas enviable. Demeure la question du pourquoi. Pourquoi tire-t-on celui-ci ou celui-là ? Pourquoi naît-on ici plutôt que là ?

Vous me soulignerez que s’il y a une telle disparité, c’est qu’heureusement tout le monde n’est pas dans une situation épouvantable. C’est vrai. Il existe de jolis destins qu’on remarque, des fleuves tranquilles qu’on voit moins, et des existences ordinaires qui semblent sans destin… à moins que justement, cela encore ne soit un arrêt du destin. Il existe de bienheureuses circonstances qui vous sauvent d’un cheveu, vous éloignent du mauvais endroit au mauvais moment. Il arrive que des personnes aient la baraka, nées coiffés, sous une bonne étoile ou bénies par la providence. D’ailleurs, avant de prendre un bateau, les anciens Romains faisaient de sérieuses enquêtes sur les quais des ports afin d’embarquer avec un capitaine renommé pour sa Chance car un chanceux porte chance et vive versa… Quand on doit prendre la mer, un capitaine de navire malchanceux, c’est embêtant… Nous ne nous plaignons pas d’être béni des dieux, c’est bien agréable, mais la question de notre liberté n’en est pas résolue pour autant : avons-nous décidé la chance, ou en sommes-nous les bénéficiaires aléatoires ? Réjouis ou affligés, ne sommes-nous que des spectateurs de nos vies ? Être heureux n’assure pas du bonheur à long terme car la roue tourne, et la baraka n’est pas un compte en banque.

D’ailleurs même en Europe où nous pouvons nous considérer comme chanceux, il n’y a qu’à voir comment nous nous comportons souvent les uns avec les autres au niveau personnel, politique et social pour nous rendre compte que la peur n’est pas loin. Pour rester chez en France, beaucoup ont peur de la maladie, de la précarité, de l’agression etc. Et cette peur ne vient-elle pas du fait que nous nous disons qu’à tout moment le destin peut frapper ? Que le sort peut donner des coups ? Malheureux coup du sort, uppercut du destin… Je ne vous lirai pas la page des faits divers ni celle des hôpitaux pour illustrer les KO de la fatalité. Je suis allée passer quelques jours au Maroc l’an dernier et j’ai été estomaquée du nombre de Inch’Allah!  si Dieu veut, que les gens disaient comme des ponctuations : pour l’heure du départ d’un bus, Inch’Allah!  pour l’approvisionnement du marché en poivrons, inch’Allah ! pour le soleil de l’après-midi, inch’Allah. Nos ancêtres, les indo-européens ne possédaient pas de futur dans leur conjugaison mais un mode exprimant le souhait. Par exemple, ils ne disaient pas « Demain je mangerai de l’ours rôti au feu », mais plus sagement « Demain j’aimerais bien manger de l’ours rôti », sous-entendu si le feu ne s’est pas éteint, si l’ours ne m’a pas déchiqueté, si le destin me le permet.

Si le destin décide de tout dans notre vie jusqu’à presque notre menu du jour, et s’il est parfois dangereux pour nous, il est inévitable que l’humanité y ait opposé une réaction. Il y a les gens qui cherchent donc à jouer au plus fin avec lui, à le déjouer, il y a ceux qui cherchent à le percer, et ceux qui s’y soumettent, ceux qui l’épousent. Voyons.

On peut chercher à le déjouer par l’intelligence et la ruse, comme le fit Ulysse l’ingénieux. J’aime bien Ulysse. Il avait fait donner une parole légère un jour de sa jeunesse, parole qui liait plusieurs prétendants d’Hélène pour la ramener à son mari au cas où elle lui serait infidèle. Lorsqu’elle le devint, Ulysse était l’heureux papa d’un bébé joyeux, dodu et joufflu. Partir guerroyer dans ces circonstances n’avait aucun charme, d’ailleurs il ne se considérait pas lié par ce serment qu’il n’avait pas prêté lui-même. Lorsque ses pairs vinrent le chercher, il usa d’une ruse que de nombreux conscrits réutilisèrent par la suite pour éviter l’enrôlement, il simula la folie cultivant n’importe comment son champ et répondant de travers. Au moment où de guerre lasse si j’ose dire, ses compagnons se retiraient, frappa le destin. Pénélope la charmante apparut avec son petit. On le lui prend, on le pose devant le soc et Ulysse ne peut se résoudre à couper son fils en deux. Il est démasqué, il doit partir et ne retrouvera sa famille que vingt ans après. La ruse ne sert à rien contre le destin.

Une autre sorte de parade peut être de chercher à connaître l’avenir où le destin nous attend. Comme disent les proverbes, il vaut mieux prévenir que guérir, et un homme averti en vaut deux. Si on sait où est le radar, on ralentit, si on sait où est le danger, on l’évite. C’est une autre façon de chercher à déjouer le destin… Mais pour percer à l’avance les projets de ou des dieux, il faut une interface parce que nous sommes inhabiles aux conversations divines. C’est pourquoi les civilisations diverses ont établi toutes sortes truchements. Les chamanes écoutent le bruit du vent dans les feuilles, la direction d’un cours d’eau, la provenance d’un vol d’oiseau. C’est la science des présages. J’étais fascinée lors de mes études par le degré de précision de l’hépatoscopie, divination par le foie des animaux sacrifiés. On a même retrouvé des tablettes grecques marquées de foies cartographiés avec une signification précise à retenir selon l’endroit touché. L’époque moderne quant à elle a multiplié les mages, les jeux de cartes divinatoires, les interprétations astrologiques et tous les channellings.

Le principe de la divination est que nous sommes en correspondance avec tout l’univers et que quand on est ami avec lui, il répond amicalement à nos questions. Si on accepte ce postulat, il reste quand même une limite : c’est qu’on ne peut déchiffrer que ce que notre conscience est apte à comprendre. On sait maintenant que la pensée est faite d’agencements de mémoires… Aussi est-il absolument impossible pour le cerveau de penser un avenir entièrement neuf, il ne peut faire que du vieux, du faux neuf à la rigueur, comme un enfant qui avec quelques cubes tourne toujours autour du même type de construction. A titre de test immédiat, savons-nous même ce que sera notre prochaine pensée ? Non ? Voilà pourquoi l’homme est incapable de comprendre certains oracles : il faudrait que notre cerveau soit doté de cubes que nous n’avons pas. D’ailleurs Apollon, dieu solaire qu’on contactait à Delphes était aussi appelé l’Oblique en raison de l’obscurité de ses propos. Sur un trône aux premières loges, Artaxerxès partit regarder la débâcle et le massacre de son armée jusqu’au dernier soldat pour avoir mal interprété la pythie. Il en est d’ailleurs de même pour la Sybille romaine qui rendait fréquemment des oracles… sibyllins, mot qui signifie : « particulièrement obscur et incompréhensible » . Comme on dit familièrement : je me comprends !

Lorsque certains éléments sont faux, ou lorsqu’il manque carrément trop d’informations compréhensibles à la pensée, la prophétie risque de ne servir à rien qu’à fourvoyer plus gravement encore. C’est ainsi qu’Œdipe tua son père et épousa sa mère en cherchant justement à éviter ce funeste destin qu’on lui avait prédit. Comme le dit Racine par la bouche d’Oreste dans Andromaque  :
« Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
 Me fait courir alors au piège que j’évite. »
L’oracle était vrai, certes, mais Œdipe ne pouvait le comprendre faute d’une information. Une information de taille : ceux qu’il croyait ses parents n’étaient pas ses vrais parents, et eût-il tué l’homme qui l’avait élevé qu’il n’aurait quand même pas tué son père… Par contre, en fuyant sur les chemins, il ouvrait les opportunités de les rencontrer, ce qui n’a pas manqué. On connaît aussi la fable de Samarcande. Un homme un jour aperçut la Faucheuse sur une route qu’il allait emprunter. Saisi de frayeur il partit à toutes jambes dans une autre direction, sur la route de Samarcande, tout en se félicitant de lui avoir faussé compagnie. Ici, entendons la mort en voix off : « Je me demande pourquoi il court si vite, alors que nous avons rendez-vous ce soir-même à Samarcande. » Bien sûr, l’homme l’ignorait.

Aussi, devant l’échec de beaucoup de parades, l’homme a souvent choisi la soumission, voire l’abdication devant le destin. C’est ce qu’on appelle le fatalisme. Les conséquences en sont diverses. La première est une sorte d’abattement, celui de la souris qui sait qu’il y aura toujours des chats, celui de l’enfant dans les mines qui sait qu’il y aura toujours des contremaîtres et assez de charbon pour une vie entière sous la terre, celui de qui dort dehors et qui sait que l’hiver, c’est tous les ans. La deuxième conséquence du fatalisme c’est le renoncement volontaire au libre arbitre : soumission, démission. Comme le déclare encore Oreste :
        « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne. »

Je me souviens d’un bambin en Algérie où nous étions allés. D’une pâleur extrême et chétif, il était fils d’une danseuse du cabaret où nous avions dîné. Alors que nous nous inquiétions plus tard avec elle de ce petit, elle répondit avec résignation : « C’est comme ça, il a l’habitude. » Le destin n’attend pas. Cette attitude de soumission fataliste pose encore plus que les autres la question de la liberté et de la dignité humaine : n’est-elle pas bien déresponsabilisante ? Sous prétexte du destin, il n’y aurait plus qu’à tout accepter, des couleuvres aux vipères de la vie, abdiquer toute créativité, toute entreprise, se coucher comme l’animal qui reconnaît sa défaite, il n’y a plus qu’à laisser grossir le chasseur. Se laisser aller, quoi, devenir paresseux, sachant que la paresse est l’un des sept péchés capitaux répertoriés par les catholiques. Oui, mais que faire d’autre puisque justement il n’y a rien à faire ?

Prendre acte de ce qui est, ne serait-ce pas au contraire une voie vers la sagesse ? Puisque le destin est inévitable, s’en offusquer et chercher à le combattre serait aussi déplacé que de se plaindre de la pesanteur ou de l’alternance du jour et de la nuit, ce serait de l’énergie perdue. Dans ces conditions, il ne reste qu’à chercher la sérénité et le bonheur dans l’espace que le destin nous laisse. S’il arrive une épreuve dans une famille, comme un suicide par exemple, le « C’était écrit » permet moins de culpabilité pour les proches : on ne peut pas davantage aller contre le destin des autres que contre le sien. Cette acceptation remet sur le chemin de la paix. Pour revenir à cette danseuse, sa résignation n’était-elle pas plutôt une preuve de sagesse puisqu’elle n’avait aucun autre choix ?

De grands penseurs ont été de cet avis, depuis Gide et son : « Où tu ne peux pas dire tant mieux, dis tant pis » jusqu’aux nouvelles approches thérapeutiques. Seule l’acceptation de ce qui est nous libère des émotions négatives que leur refus provoque. Car à quoi servent la révolte, la colère, l’amertume, la culpabilité, la résistance ? Juste à rajouter des perturbations aux épreuves de notre destinée. A quoi sert de vitupérer et ressasser contre l’usine qui nous employait si elle est définitivement délocalisée, sinon à nous accrocher à une situation disparue donc sans vie et à infliger un ulcère bien vivant à notre estomac ? L’acceptation – qui se nomme dans ce cas acceptance, est parfois la seule réaction adaptée parce qu’elle permet et d’ouvrir le regard et de nous ramener à notre présent. Et nous, un aspect de notre vie résonne-t-il avec le besoin d’acceptance, assez répandu puisque le destin est souvent contrariant ? En décrispant notre attitude, nous reprenons non seulement pied dans notre actualité, mais nous rendons aussi possible un avenir. Un proverbe arabe dit que quand Dieu ferme une porte il ouvre une fenêtre. Et comme celle-ci ne se trouve pas toujours là où on l’imagine, c’est une raison de plus pour rechercher la paix et le regard ouvert par l’acceptation.

L’acceptation de ce qui est donné par la vie est une grande composante du bouddhisme : il serait folie de croire qu’on pourrait traverser la vie sans souffrir : Bouddha fut persécuté, Jésus fut crucifié. Il est fatal que tout étant impermanent, des changements soient inévitables dans nos vies, mais nous, nous aimerions dès que ça va un peu bien, que rien ne change. Or comme nous sommes tous interdépendants, d’une part nous ne pouvons éviter le changement, et d’autres part, nous n’en sommes pas souvent les maîtres : trop de facteurs nous échappent, parce qu’ils viennent des actions des autres. Nous aurons beau saisir nos possessions, matérielles ou sentimentales, cela ne les empêchera pas d’être volatiles. La seule chose qui changera alors entre le sage et l’homme ordinaire, c’est notre façon de vivre ce destin. Si nous sommes agrippés à ce qui doit partir, cela sera un arrachement et nous nous créerons un destin encore plus douloureux. Si nous sommes lucides, nous verrons qu’il n’y a pas d’autre voie que d’apprendre la sagesse de l’acceptation.

Outre l’impermanence et l’interdépendance, les traditions orientales donnent une autre explication au destin, une justification rationnelle acceptable par notre intelligence. C’est ce qu’on nomme le karma. Nous savons que le karma est la loi de la cause et des effets. Chez les orientaux, elle s’exerce dans le cadre de réincarnations d’une vie sur l’autre, et cela explique l’incompréhensible : le bonheur ou le malheur des destinées. Si nous avons un beau destin dans une vie, c’est que lors d’une vie précédente nous avions gagné des points pour cela. Si nous ne faisons rien de beau ni d’utile de notre bonheur, nous usons notre capital sans le renouveler et la suite sera moins plaisante. Si nous sommes malheureux, nous payons notre dette envers l’univers et ceux à qui nous avions fait du tort. Je ne discuterai pas cette vision des choses même si elle est satisfaisante pour l’esprit, parce qu’elle est difficilement démontrable dans l’état actuel de nos connaissances. Mais la notion de l’enchaînement des causes et des effets s’exerce aussi à l’échelle d’une seule existence et ça c’est vérifiable, ancré dans la connaissance des peuples et chez nous aussi.

Dans les contes de fée, le prince qui sauve une grenouille s’en voit récompensé par un cadeau magique qui lui servira s’il se trouve en péril. Les vilaines filles qui refusentde puiser l’eau du puits pour une belle dame et qui l’insultent sont condamnées à cracher des crapauds à chaque syllabe tandis que la gentille au cœur d’or peut épouser le prince du pays tant il sort de pierres précieuses à chacun de ses mots. Et nous ? Les proverbes le disent : quand on crache en l’air ça vous retombe sur le nez, et comme on fait son lit on se couche. Il serait incohérent de faire la grimace en regardant sa couette en boule si c’est ainsi qu’on l’a abandonnée le matin n’est-ce pas ? Et si nous crachons en l’air sans changer de place, nous n’allons pas nous exclamer trois secondes plus tard d’un air dégoûté : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc-là ? » Ces conséquences ne sont pas à classer dans les coups du sort mais nous renvoient à notre unique responsabilité. Le karma dit qu’il en est ainsi de toutes nos actions : chacune est comme une semence qui donnera son fruit.

Ça se corse lorsqu’on sait que les pensées et les moindres gestes sont considérés comme des actions… Nous avons vu que nous sommes incapables de prédire notre prochaine pensée. Mais nous souvenons-nous de celle d’il y a dix minutes ? Si nous avons pensé du mal de quiconque ou de nous-mêmes, nous avons chargé la balance du côté d’un mauvais destin car selon ces traditions, tout est enregistré dans l’univers. Le fruit peut-être sera amer. Que nous l’ayons oublié n’y change rien. De fait, nous oublions beaucoup, et nous sommes même parfaitement inconscients de la plupart de nos actions, si bien que nous vivons en victimes ahuries des situations que nous avons créées nous-mêmes. Parfois notre inconscience est telle qu’elle couvre des éléments importants de nos existences, par exemple, nous nous surendettons sans voir la ruine au bout, nous fumons sans penser au cancer et nous tombons des nues quand ça arrive. Parfois, c’est bénin, juste un indice de notre inattention et assez commun. Ou alors je suis la seule à ne pas me souvenir d’où j’ai posé  mes lunettes ?

Le triste constat de notre absence à notre vie porte en soi sa solution et une piste de travail à emprunter dès maintenant si on veut. Car si c’est notre inconscience qui crée une partie de notre malheur, plus nous mettrons plus de conscience dans nos vies, moins nous vivrons de malheur. Avoir plus de conscience amènera plus de lucidité sur ce que nous faisons, sur nos mécanismes psychologiques, et cela ouvrira notre intelligence pour nous permettre une attitude plus juste devant la vie. C’est cette lucidité qui nous protègera des retours de bâton, comme on dit en Français pour parler du karma. C’est vrai aussi bien à titre personnel que collectif : nous prenons souvent pour l’expression du destin ce qui n’est qu’une répercussion d’un mécanisme que nous avons nous-mêmes mis en route sans y faire attention.

Ce qui se passe aujourd’hui sur terre est édifiant de ce point de vue. La somme des causes que nous lui avons infligées en partie en pleine inconscience a pour effet notre autodestruction programmée. Peut-on appeler cela un destin ? Oui sans doute pour des millions de personnes qui se sentent impuissantes dans cette situation, tandis que d’autres s’entêtent. Oui pour les victimes des tsunamis et des tempêtes aux noms d’anges, oui pour l’ours blanc qui dérive sur un morceau de glace, oui pour la forêt que la chaleur embrase, oui pour tous ces innocents que soufflent les bombes. Mais la vérité, c’est que notre terre est une unité et que même si nous paraissons étrangers les uns aux autres, nous sommes ensemble. Le cœur défaille pour un coup au pied, parce qu’en vérité le corps est une unité. De même par la faute de certains, d’autres meurent. Mais au fond nous sommes tous reliés et un jour les victimes comme la terre entière, notre unité, notre corps, crie grâce avec les tortionnaires.


Nous voyons bien que cela n’a rien d’un destin programmé par une quelconque vindicte divine, que c’est nous qui l’avons construit. Ne cherchons pas ailleurs le tireur des ficelles de notre malheur : le destin, c’est nous. Aujourd’hui, pas besoin de dieux dans l’Olympe qui se battent entre eux par Grecs et Troyens interposés, il suffit de pays riches qui déplacent ailleurs leurs conflits armés pour être tranquilles chez eux. Il suffit de vendeurs d’armes qui n’en voudraient pas l’usage chez eux. Il suffit d’une exploitation éhontée qui affame et assoiffe à quelques encablures de nos palaces. Nous sommes pour nous-mêmes les dieux les plus hostiles. Le petit garçon souffreteux de la danseuse du cabaret devait son malheur à la cupidité du propriétaire plus qu’aux arrêts d’Allah. Le père d’Œdipe avait voulu assassiner son fils avant d’en être la victime et n’avait échoué dans son projet que par la pitié de l’exécuteur. Quant à Ulysse, il avait proposé lui-même cette idée tordue de guerre en cas d’adultère d’Hélène…

Prenons la mesure de notre responsabilité : ajoutons que les conséquences de nos actes se reportent aussi sur nos descendants, que si les parents boivent les enfants trinquent, et que cela se répercute sur plusieurs générations. Ce qui est vrai pour nos descendants fait de nous des êtres dépendants des actes des ancêtres qui sont ainsi les vecteurs de notre destin. S’ils ont été des gens de bien, c’est ce qu’ils ont transmis mais leurs conduites inappropriées pèsent aussi. On ne sait pas vraiment s’il était fatal qu’Eve mangeât la pomme et si elle était complètement libre de la refuser, en tout cas nous portons depuis ce jour fatidique le karma de son péché ! Si les conséquences sont si durables, comment espérer sortir de la roue du destin ?

Les chrétiens donnent une réponse depuis deux mille ans par Marie et Jésus. Ils appellent Marie la nouvelle Eve et le Christ le nouvel Adam, les nomment libérateurs des rigueurs de la loi (le destin) et venus apporter la grâce (la liberté). Qu’ont-ils fait ? On remarque d’abord que la vie de Marie et de Jésus est marquée par l’amour. En eux il n’y a que l’amour, un amour gratuit et universel qui transcende tout jusqu’à la mort. Ainsi ils ont entièrement embrassé, épousé les circonstances de leur vie qu’on appellerait destin. Cette embrassade ne leur est pas réservée, elle est proposée à tous. Cela n’a rien du fatalisme ni de la soumission, il n’y a aucune abdication : c’est un oui d’amour à tout ce qui se présente à vivre. Pour rester chez les chrétiens, Blandine caresse les lions dans l’arène, Saint François embrasse le lépreux, mais ces exemples sont universels et l’instituteur s’avance devant le soldat pour être fusillé à la place d’une jeune maman.

Les soucis moins violents de la vie sont aussi transformés bien sûr, non pas pour s’enfoncer dedans mais pour en sortir par et dans le Oui… Dans cet amour inconditionnel, dans cette foi dans l’amour comme base de notre monde, rien de ce qui passe n’a d’importance. Il n’y a plus de destinée, il y a des opportunités d’aimer. Tous ceux – d’où qu’ils viennent, qui vivent ces épousailles de la liberté et de l’amour absolu découvrent que l’adversité se métamorphose en tremplin. Ils découvrent que la fatalité n’est que l’écrin de la liberté. Tout fond dans le brasier de l’amour, même le destin. Et lorsqu’il ne s’agit pas d’embrasser la mort, on ne meurt pas, on décide la chance.

Décider la chance sans lutter contre le destin, c’est un brin provocateur pour notre impuissance ! Pourtant, dès lors que l’avenir est essentiellement la continuation de notre présent (hors les coups du sort) en changeant résolument notre présent, on agit donc sur l’avenir. Les neurosciences le démontrent sans difficulté : la tristesse chronique entraîne l’activation de certains types de neurones qui déclenchent par souci d’harmonisation, un équilibre chimique dans notre corps adapté à la tristesse. Nos épaules et notre regard se baissent, nous perdons l’enthousiasme, nous pataugeons dans la grisaille. A contrario, en décidant la joie, on modifie peu à peu les circuits neuronaux qui se mettent à sécréter d’autres hormones et à habituer le corps à un nouvel équilibre chimique. C’est ce qu’on fait par la méditation taoïste en particulier, avec le nettoyage des organes et du corps, le balayage interne du cerveau. Dès lors selon ce que tout le monde appelle maintenant la loi d’attraction, l’avenir ne sera plus déroulé comme un programme par défaut, autre façon de parler du destin : ce que nous émanerons de positif nous attirera du positif, quel que soit notre problème. Vous me direz que c’est épouvantablement difficile, et c’est vrai. Qu’est-ce qui bloque, donc ? Eh bien… nous, ou plus exactement le poids de nos habitudes et de notre passé en nous.

C’est pourquoi de leur côté, les spiritualités orientales nous rappellent que pour qu’il y ait un destin, il faut qu’il y ait quelqu’un pour le vivre. Jusque là, ça va, ça tombe sous le coin du bon-sens et La Palisse est de cet avis aussi. Mais elles tirent de cette affirmation facile à comprendre des conséquences qui le sont beaucoup moins et qui dénouent le sort. Elles disent que ce quelqu’un focalisé dans son petit corps au regard de l’univers, n’en est qu’une dimension, un peu rikiki même et très transitoire. Que si donc nous éloignions notre œil de la lorgnette par laquelle nous regardons et interprétons la vie, nous découvririons un champ beaucoup plus vaste, un réseau d’interactions à l’échelle de l’univers. Un autre œil s’ouvrirait et notre compréhension s’éclairerait. Tout cela sans qu’il y ait besoin d’aucune interprétation de notre pensée ou de notre émotion. Autrement dit, si nous lâchons l’obsession du commentaire et de l’émotivité, l’addiction à notre image et à notre quelqu’un, si nous renonçons à notre histoire, nous entrerons dans une dimension immédiate de nous. Dans cette dimension, que nous sommes depuis l’origine, nous serons libérés du destin. Pour revenir à la Genèse, le destin frappe Adam ou Eve, mais pas Christ ou Bouddha.

Pourquoi ? Parce que le destin qui bouleverse les choses se produit dans le monde des choses, mais que Christ ou Bouddha ont réalisé leur autre nature, véritable nature qui ne dépend pas de ce qui passe. Selon Bouddha en effet, « il y a un sans naissance, sans devenir, sans création, sans condition » qui permet d’échapper à la tyrannie de ce qui est né, conditionné, créé, ce qui devient et finalement meurt, c’est à dire aux contraintes de notre incarnation et de notre monde. Attention, je n’ai pas dit que cette dimension sans forme permettait d’échapper à ce monde, ce qui serait dommage à bien des égards, mais à sa tyrannie.

Christ et Bouddha avaient aussi un corps et des émotions, ils s’appelaient d’abord Jésus ou Gautama. La découverte de leur véritable nature n’a rien enlevé de leur existence charnelle mais a replacé celle-ci à sa bonne place : une place relative au temps et à l’espace. Bouddha et Christ ont donc réalisé qu’ils étaient à la fois dans le temps et le non-temps, dans la forme et dans cette vacuité que les sciences quantiques découvrent partout jusqu’à l’intérieur de ce qui paraît plein, comme notre corps par exemple. Nos corps sont constitués de 99,999999 % de vide, alors que nous ne le soupçonnons pas. Si on nous l’a appris, nous l’oublions. Les sciences parlent aujourd’hui d’énergie information pour ce vide que nous sommes sans le savoir, elles parlent d’une perfection de l’univers tandis que les traditions nous donnent les mot lumière et amour.

Or si nous sommes dans cette énergie de lumière et d’amour qui remplit la totalité de l’univers, comme elle n’a pas de forme ni de contour, nous ne sommes pas seulement dedans, nous sommes cela. Le Christ déclare donc « Le père (pure conscience et amour,) et moi (dans mon corps ici et maintenant et encore pour un moment) nous sommes Un ». Une telle puissance nous appartient que le destin n’est plus qu’un mot, nous sommes libres. Un espace infini de jeu se déploie, où le miracle n’est pas plus difficile et étonnant que le jeu d’un enfant.

Par conséquent les êtres qui ont découvert leur véritable nature sont tranquilles avant le temps tout en vivant dans leur époque et leur corps. « Avant qu’Abraham fût, je suis » dit Jésus à ses interlocuteurs interloqués. Bien sûr, il n’a dit pas qu’il serait vieux de plusieurs milliers d’années, d’ailleurs certains l’ont vu bébé. Il dit comme les bouddhistes que notre véritable nature est non née, que nous étions là avant le commencement. La Genèse nous donne de cette dimension un petit indice. Sa première ligne narre le Commencement, commencement de la manifestation, coup d’envoi du destin. Or cette ligne commence avec le mot Bereshit qui signifie : au commencement. Vous allez me dire « Eh ba quoi ? Qu’y a-t-il d’étrange à commencer par « au commencement » un récit sur le commencement ? » Pour un peuple comme le peuple hébreu si féru de guématrie, c’est à dire du sens profond des lettres et des chiffres qui leur correspondent, c’est impossible que le premier mot du Livre avec un grand L commence au petit bonheur la chance. Alors que remarque-t-on d’étrange dans ce mot Bereshit ? Il commence avec un B et pas un A, par le numéro 2 et pas le 1. A l’homme de chercher …

La logique voudrait que la découverte soit plus qu’aisée : évidente. Après tout il s’agit de trouver l’accès à ce qui nous remplit déjà et ce dans quoi nous sommes ! Hélas, ce n’est pas l’expérience générale, ou ça se saurait… alors comment faire ? En calmant ce qui bloque notre conscience dans un destin, notre personne. Nous n’irons pas dans le sans forme avec notre forme, nous n’irons pas avec notre lourde pensée dans l’immédiateté de la conscience, avec nos émotions mélangées dans le scintillement de l’amour. Et puis, il est important de nous souvenir que cette puissance, quand elle a bien voulu donner son nom s’est dite « Je Suis », au présent, ou “Soi” selon Krishamurti. Il n’y a donc d’autre lieu de rendez-vous que le présent. Dès lors, pour que les griffes du destin se desserrent, cultivons par tous les moyens possibles l’attention à l’instant. Cherchons à ressentir ce qui est, et si l’occasion s’en trouve, laissons-nous emporter, plongeons, sautons, que sais-je ! Changeons d’état, retrouvons-nous. Pour nous conduire au plongeoir, les chrétiens proposent la prière, les chamanes la communion avec la nature, les orientaux la méditation, les artistes, la pratique d’un art et la liste n’est pas exhaustive.


Abandonnés, immergés dans la splendeur, comme les grands témoins, nous aussi nous découvrirons la puissance de la liberté et le pouvoir de devenir co-créateurs. Pour prendre la comparaison du vase et du potier, nous ne serons plus seulement vase mais potier, plus seulement ce qui est fait (et pas toujours satisfaits) mais ce qui forme. Je connais plusieurs personnes dignes de confiance qui sont entrées un instant comme par inadvertance dans cette dimension d’où elles ont ramené un miracle qu’elles m’ont raconté. Voici celui d’un vieil ami décédé aujourd’hui. Alors qu’entré au fond de lui, il avait regretté d’avoir mal jugé son gendre et de le lui avoir dit, il a senti une chaleur dans sa bouche. En une fraction de seconde il a vu disparaître un cancer de la langue pour lequel on devait l’amputer le lendemain.

Il est dit qu’avec le stylo de feu de cette énergie, nous recevons le pouvoir d’écrire ou réécrire notre vie sur la terre. Le destin s’incline, il n’y a plus de fatalité, le sort ne peut plus s’acharner : leurs lois n’ont pas cours dans l’infini présent, elles ne s’appliquent qu’aux esclaves du temps. Le seul destin qui se dessine désormais est selon l’expression bouddhiste un destin de providence. Et si nous nous éveillons suffisamment pour retrouver cet espace en nous autrement que par accident, si nous pouvons garder bien en main ce stylo, nous n’aurons pas vécu un petit miracle seulement. Nous deviendrons co-auteurs de nos existences et non plus simples spectateurs ou acteurs d’un rôle pré-écrit. Même, si nous le voulions, dans le sein de la Conscience-Amour, nous pourrions modifier le destin de l’univers, rectifier la trajectoire d’une météore ou d’une galaxie, aider la terre. Victorieux, libres.