Que sait on de l’ignorance

Que sait-on de l’ignorance? J’ai souri en écrivant cette pirouette. La réponse devrait être facile, me disais-je et ce sera une conférence expresse. Ignorance signifiant mot à mot ne pas savoir, la réponse sera qu’on ne sait rien de l’ignorance, puisqu’elle est non savoir. Et voilà, emballé c’est pesé, quel sera le sujet de la conférence suivante? Hélas, hélas, l’ignorance n’est pas si facilement emballable, car quelle est son étendue? Les anciens portaient sur les cartes et mappemondes un continent inconnu, dit terra incognita, dont les formes et la superficie ont varié selon les auteurs et les époques, car comment savoir ce que j’ignore? Où ça se trouve? Comment en connaître la superficie ? Et où est la source de l’ignorance ? Comment me positionner devant elle? Faut-il la diminuer? Et comment ? Pourquoi? Les contours sinon de cette terre, au moins de ma conférence se dessinaient doucement lorsque soudain, je m’avisai qu’en opposant l’ignorance au savoir, je glissais dans le faux-sens. Pourquoi? A cause de l’étymologie. Entrons donc avec elle dans le sujet.

Ignorance c’est un mot qui se décompose facilement. Au début, on trouve le préfixe in qui marque la négation, comme dans le mot “in-admissible”, par exemple, à la fin, on trouve le suffixe -ance/-ence qui marque l’état, comme dans le mot “espérance”: état d’espérer. Et au milieu, il y a ce Gnor. Et lui, il ne veut pas dire “savoir”, mais “connaître” – on pense au mot gnose, connaissance mystique –  car savoir vient du radical sci. C’est clair, la “sci-ence” c’est l’état de savoir, alors que l’ignorance c’est l’état de non connaissance. Mais voilà, comme le Français ne dispose pas du négatif de science, qui donnerait quelque chose comme inscience, l’ignorance fait coup double, elle ne sait rien et ne connaît rien. C’est dire sa vastitude!

J’ai croisé dans ma vie des messieurs qui disaient ne pas s’intéresser aux nourrissons qu’ils qualifiaient de “tubes digestifs” et d’ignares (de la même famille étymologique que “ignorant” mais avec une modification de la voyelle). C’est vrai que l’ignorance est la condition naturelle des bébés, une ignorance panoramique. Nous en souvenons-nous? Non! Quelle ignorance! Eh bien justement, nous étions dans l’ignorance totale de notre corps pour commencer. Bien sûr, nous sentions si nous étions à l’aise ou alors si la faim, le prout ou le rototo faisaient mal, mais c’était quelque part dans la conscience car nous ne connaissions pas encore notre corps, ce pied qui bougeait, était-ce le nôtre? Nous ignorions comment nous tenir droit, comment marcher, et que nous faisions pipi même! D’ailleurs la maîtrise des sphincters et la conscience du bon moment dépassent largement le premier âge. Et la coordination des mouvements, ce n’était pas encore ça, n’est-ce pas? Toutes nos mamans savaient qu’il fallait balayer sous notre chaise lorsque nous avons commencé à tenir la cuiller.

Nous ne possédions donc pas les éléments nécessaires à la connaissance du monde qui nous entoure. Ce monde n’existait tout simplement pas pour nous. Que connaissions-nous des arbres et des saisons, des dangers du feu, de la course des étoiles et de tout ce qui constitue l’univers naturel visible ? Quant aux constructions faites par l’homme, c’est encore plus flagrant. Que savions-nous de la société? De Macron, Mélenchon et Le Pen? Des élections, des clivages? Quelle était notre religion, quelle était notre patrie? Et même quel était notre nom? Nous étions ignorants de tout ce que les hommes ont inventé pour pouvoir vivre ensemble ou au besoin, s’entretuer. Nous étions ignorants d’une ignorance qui s’ignore et que l’on nomme innocence.

Cette ignorance est innocence donc, car l’enfant comme l’animal ne sait pas qu’il ne sait pas. Or un des corolaires de l’innocence est qu’elle ne cherche pas à nuire, c’est d’ailleurs le sens littéral du mot innocence: état qui ne provoque pas de nuisance. Si le bébé fait des bêtises, c’est comme on dit “en toute innocence”, juste parce qu’il apprend. S’il jette une assiette par terre, il découvre qu’elle se casse, c’est tout, ce n’est pas pour embêter quiconque, et si ça le fait rire, si ça l’intéresse, on a intérêt à pousser les autres assiettes loin de sa portée. Cet état d’innocente ignorance va de pair avec l’émerveillement, car quand on ne connait rien et qu’on découvre tout, c’est un antidote à l’ennui et un sésame de joie. Notons quand même que ce qui réjouit l’enfant n’est pas son ignorance, mais d’en sortir. C’est la base vierge d’où s’élève la compréhension de ce qui l’entoure.

Parfois au contraire, l’ignorance est un grand danger, car l’eau noie, le feu brûle, le loup est carnivore, et il faut l’apprendre sous peine de mort. L’ignorance peut être un sésame de joie, en aucun cas ce n’est pas un talisman. C’est un des rôles de l’éducation que d’enseigner cela. Pour autant, même avec une excellente éducation, ce type d’ignorance disparaît-il avec la fin de l’enfance? Hélas, ne pas savoir qu’on ne sait pas semble possible à tout âge. Quand elle n’est pas mortelle (ignorer que les hommes nous ont posé un guet-apens, que l’avalanche va nous ensevelir dans dix minutes) cette ignorance est la mère de la gaffe et elle produit des situations graves ou plus ou moins burlesques. Les auteurs de vaudeville aiment bien par exemple les dames qui se plaignent innocemment de leur amant auprès des épouses légitimes de ces messieurs. Normalement, c’est tordant.

Dans ce dernier exemple, nous approchons d’une deuxième forme d’ignorance, plus dangereuse nettement que la première, c’est l’ignorance qui croit savoir : la maîtresse plaintive croit savoir que son interlocutrice n’a aucun lien avec son amant. Il y a donc ce que les dictionnaires définissent comme un décalage entre la réalité qu’on ignore et ses propres croyances. En voici pour vous distraire deux petits exemples un peu littéraires donnés par une chèvre et un rat. La chèvre, c’est celle de monsieur Seguin qui croyait qu’elle était plus raisonnable que monsieur Seguin et plus forte que le loup. Et le rat? C’est le rat de Lafontaine dans le rat et l’huître. Sortant de son trou, il s’écria devant deux mottes de terre: “Voici les Apennins, et voici le Caucase.” Il se moquait bien de l’enseignement de son père avant de se taire définitivement dans le gosier d’une huître. Peut-être ne connaissez-vous pas cette fable, mais sa moralité vous dira quelque chose: “Tel est pris qui croyait prendre.” Cette torsion du réel par une croyance qui remplace et cache notre ignorance ne s’appelle plus innocence mais erreur. On la commet à titre personnel, comme le firent la chèvre et le rat, on la commet à titre collectif. Considérer que c’est de la femme que vient le malheur de l’homme depuis qu’elle a mangé une pomme a justifié des millénaires de sexisme, de misogynie et de patriarcat. Estimer que l’homme blanc est supérieur aux noirs, aux jaunes et aux rouges a conduit à l’irrespect et à l’esclavagisme. Vous vous rendez compte que pour vanter la colonisation il y a 80 ans, l’exposition universelle avait exhibé des kanaks comme des singes, enchainés dans un milieu naturel reconstitué pour le badaud, à qui il était précisé: “ne pas donner à manger” ? Enfin, pour prendre un dernier exemple, placer la terre au centre de l’univers a retardé toutes sortes de découvertes.

D’une façon générale, ne pas savoir et croire qu’on sait est pernicieux à bien des égards. D’abord, c’est dangereux, nous l’avons vu car la réalité ne se plie pas toujours à ce que nous en croyons. Je crois que ce lac est glacé, mais en fait la glace est peu épaisse et je me noie avec mes patins. Ensuite, c’est limitatif, car puisque mon ignorance est parée de mes croyances, je crois posséder assez de savoirs. Pourquoi me donner la peine de chercher?  Ensuite, plus que limitatif, c’est paralysant. Notre connaissance est conditionnée par notre âge, les circonstances, notre culture, notre époque et le lieu où nous sommes nés. Demandez à un pygmée ce qu’est le code civil, demandez à un new-yorkais de cuisiner une soupe au cobra si vous voulez vous en convaincre. C’est évident mais nous oublions facilement qu’il existe des choses intéressantes et différentes de nous tant nous sommes égocentrés, et  puisque nous l’oublions, nous ne cherchons pas à nous déplacer pour apprendre autre chose. Même en voyage, nous nous arrêtons aux sites de trip advisor et retrouvons le monde Ikéa… Nous restons enfermés dans notre tour comme des prisonniers satisfaits. Dommage.

Un des méfaits les plus graves de l’ignorance qui croit savoir, ce n’est pourtant aucun de ceux que nous venons de voir. Non, c’est autre chose encore, et qui pèse très lourdement sur notre bonheur. C’est qu’elle remplace ce qui est là par un mensonge, et qu’elle y tient à son mensonge, qu’elle est sourde et aveugle. L’ignorant qui croit qu’il sait croit donc qu’il a raison. Et ça c’est doublement ennuyeux, pour lui et pour les autres. Pour lui parce que cela signifie que s’il n’avait pas raison, il pourrait avoir tort. Et comme avoir raison est au moins plus confortable qu’avoir tort, voire vital à ses yeux, il se produit désormais un horrible glissement de la croyance qu’il a raison à l’obligation d’avoir raison. A partir de là, il est condamné à toutes les contorsions de la mauvaise foi pour continuer à avoir raison, et nous connaissons tous dans la vie quotidienne cette attitude, que nous partageons au besoin. Pire, si on explique son erreur à l’ignorant qui croit savoir, comme l’essayèrent monsieur Seguin et papa rat, il y a de grands risques qu’il ne le croie pas et qu’il en veuille à qui cherche à l’éclairer. Du coup il se condamneau fourvoiement et à l’erreur profonde, à l’entêtement et à l’orgueil. Et bien sûr, dans ce cas où l’on s’obstinerait à le contredire,il se sentirait mal, voire persécuté.

En un mot, il s’est condamné à la dualité, à la séparation des autres. Alors, dans un monde où tout le monde veut avoir raison, ce n’est plus seulement une obligation de confort, c’est un asservissement de tous les instants que cette obligation d’avoir raison. Avoir tort aux yeux de qui a raison, c’est risquer la mort dans certains cas, en tout cas le mépris ou le désamour.

Alors pour continuer à avoir raison, il faudra écarter tous les indices contraires, et jusqu’aux personnes qui portent une autre croyance. Il faudra les manipuler, les asservir, et pourquoi pas? les exterminer. Et si l’autre se défend, pensant lui aussi depuis sa tour personnelle qu’il a raison, que se passera-t-il? La guerre. Toutes les guerres de tous les temps jusqu’à aujourd’hui, tous les actes de terrorisme politique ou domestique sont commis par des gens qui croient qu’ils ont raison. Toutes les manipulations politiques ou religieuses ont cette source aussi dans le monde entier.

Dans la vie de tous les jours, ça donne des tyrans domestiques, des enfants aux caprices pathologiques, des patrons et collègues insupportables et quelques belles-mères dans les histoires drôles… Sur le plan politique et historique, les exemples fourmillent et on pourrait en donner de toutes les latitudes et de tous les temps jusqu’au jihadisme d’aujourd’hui. Il me vient à l’esprit une expression catholique sur laquelle des siècles se fondèrent. Elle a fait une partie de notre histoire et de notre culture et la face actuelle du monde lui doit beaucoup. Cette expression n’a toujours pas été démentie par l’église, bien que son interprétation soit adoucie aujourd’hui, c’est “Hors de l’église pas de salut”. L’idée était que hors de la rencontre intime du Christ, il n’y avait pas de salut de l’âme, et c’était une maxime d’ordre spirituel, mais c’est bien le mot église qui est employé. Une fois que ce fut dit, ce fut érigé en vérité temporelle, bien qu’aucune démonstration ne pût en être donnée, personne n’ayant témoigné de son âme outre-tombe. En d’autres termes, faute d’avoir une connaissance exacte des faits, l’adhésion à cette sentence nous place exactement dans la définition de la croyance. Et cela a plongé l’histoire dans une ignorance profonde de la richesse des autres. Ignorance du savoir d’herboristes qui finirent au bûcher plutôt qu’à la faculté, ignorance des savoirs de peuples entiers que les rois d’Europe on colonisés, écrasés et convertis à grands coups de canon et de missionnaires, en justifiant leur invasion par le salut des âmes au lieu de chercher à prier avec eux.

L’ignorant qui croit savoir peut donc s’arroger tous les droits sur les autres du fait même de sa croyance, il le doit même pour conserver cette croyance. Par conséquent, être libéré de cette forme d’ignorance déguisée en savoir permettrait aux hommes de vivre ensemble dans le respect et la paix. Ça vaudrait la peine! Oui, mais comment faire pour se débarrasser des savoirs erronés? Comment les débusquer lorsque c’est de bonne foi qu’on croit qu’on a raison ? C’est simple, il n’y a même pas besoin de sérier dans ce qu’on sait pour faire un tri, il faut renverser complètement la machine. Au lieu d’être des ignorants qui croient savoir, soyons des êtres sachant qu’ils sont ignorants.

Savoir qu’on est ignorant nous dispense d’un seul coup d’avoir raison et nous libère de l’obligation de nous enferrer dans l’erreur tout comme de celle de voir des ennemis en autrui. Dispensés d’orgueil, nous voici disponibles à l’apprentissage constant. Quel soulagement!! Jean Gabin chantait quand j’étais petite “Je sais, je sais qu’on ne sait jamais”. Il est bien possible qu’il ait piqué cette phrase à Socrate qui disait que la seule chose qu’il savait était qu’il ne savait rien. Oui, mais quand même, protestez-vous, il y a des choses qu’on sait! Voyons cela d’un peu plus près.

La nature nous a donné des outils de connaissance, les cinq sens auxquels les bouddhistes ont lié la conscience du sens, car que sert-il d’avoir les yeux ouverts si on ne sait pas qu’on voit? Puis ils ont ajouté le mental et sa faculté de penser, par exemple pour savoir comment utiliser les informations de nos sens. Ainsi nous entendons et nous savons que nous entendons, et cette conscience d’entendre permet à notre cerveau de traiter le son reçu. Devrons-nous fuir, nous cacher, attaquer? Ou au contraire chausser nos escarpins pour mieux danser? Mais eussions-nous l’ouïe d’une chauve-souris (qui je l’ai appris possède même un bouton de volume d’écoute pour baisser le son) eh bien, au-delà d’une certaine distance plus aucune information auditive ne nous parviendrait. Qu’entendons-nous de la musique des sphères ou du bruit du canon au loin ? Quand même, la connaissance que nous recevons de l’ouïe nous donne la conscience de ce que nous ne pouvons pas entendre en l’imaginant par analogie. Qui est né sourd complet ne peut se le figurer. On ne peut connaître son ignorance dans un domaine si on n’a pas déjà un début de connaissance.

On pourrait en dire autant de chacun des autres sens. Ne disons qu’un mot de la vue. L’aveugle ignore ce qu’il rate des couleurs et des formes et il ne sait qu’il les ignore que parce que les autres voient. S’il vivait dans un pays d’aveugles, personne ne saurait qu’il leur manque la vision. Mais pour qui voit, même l’œil du lynx trouve sa limite, même les jumelles, le télescope ou le satellite, parce qu’ils sont localisés. En effet, voir à partir d’un point de vue est forcément limitatif, non seulement notre vue est basse, mais on ne voit pas ce qu’on verrait depuis un autre poste. Nos informations sont donc si parcellaires qu’elles ont de grandes chances d’être erronées. Il existe une fable indienne qui met en scène un éléphant endormi rencontré par des souris qui le virent à différents endroits. L’une pensait voir une montagne, l’autre un tunnel, etc, aucune d’entre elles ne put concevoir qu’il s’agissait d’un éléphant. Pour aggraver la situation, remarquons qu’il est rare que nous nous contentions de percevoir sans ajouter de commentaires, c’est à dire de limitations personnelles. Tel goût est bon ou mauvais à notre palais, tel tableau est beau ou pas du tout, telle musique c’est le pied ou arrête-moi ça, tel type de matelas est excellent ou infâme et l’odeur de la fumée d’une pipe est délicieuse ou alors vite! ouvrons les fenêtres.

En ce qui concerne les connaissances de la pensée à partir de la pensée, il va de soi que nous ne pouvons penser clairement que ce qui appartient déjà au passé, dans la sphère du déjà connu car nous n’avons pas les outils neuronaux pour l’inconnu ni les mots pour le dire. Et ce n’est pas valable seulement pour la pensée. Ainsi les précurseurs de tous les bords ont-ils souffert de leurs contemporains. Musiciens – comme Beethoven ou scientifiques, comme cet ingénieur qui présenta à Napoléon un sous-marin que l’autre refusa d’un revers de main, la plupart des grands hommes peinent avec les neurones de la masse… Car les neurones se connectent avec l’expérience et l’apprentissage, c’est d’ailleurs tout l’intérêt d’être bébé et jeune enfant, d’aller à l’école, à l’université ou de suivre un maître. L’enseignement crée de nouvelles capacités cérébrales qu’on ne pourrait obtenir seul. A contrario, voyez comment les colombiens ont décrit les bateaux à voile. Ils ont vu des grands oiseaux blancs. Ils connaissaient les oiseaux, et pas ce genre de bateaux.


Pour notre cerveau, l’inconnu est donc peu ou prou l’inconnaissable, et les conséquences des découvertes qu’on pressent possibles restent sous le voile de l’ignorance. C’est particulièrement clair dans le domaine scientifique : les premières recherches sur l’atome étaient absolument déconnectées de la guerre atomique par exemple. Ignorer qu’on ignore le mal qui peut sortir de notre savoir a conduit l’homme à se comporter comme un insensé dans les domaines scientifiques et économiques en particulier. C’est pour contrebalancer cela qu’on a inventé le principe de précaution : savoir qu’on ignore nécessite des précautions, par principe. Je connais dans un autre ordre d’idée une personne qui est finalement restée célibataire au motif qu’elle ignorait ce que donnerait la suite de ses liaisons.

Les connaissances transmises par nos sens sont donc dénaturées, conditionnées par les savoirs hérités et donc sinon complètement faussés, au moins limités par les points de vue de notre poste physique d’observation, notre personne et des opinions de notre groupe de vie (société, clan, ancêtres, famille proche). Dès lors en même temps que la connaissance que nous apportent nos sens apparaît une nouvelle forme d’ignorance que j’appellerai l’ignorance ajoutée. Et plus grande sera la connaissance, plus grande sera l’ignorance, de la même manière plus grande est le côté face d’une pièce, plus grand est son envers. Heureusement ce diagnostic procure le remède: si l’erreur provient de ce qu’on a ajouté, il suffit de l’enlever. Le moyen n’en est pas très difficile non plus, il suffit de “revenir aux choses mêmes” selon la phrase d’Husserl.

Pour revenir aux choses, nous possédons un atout important, l’attention. Une attention neutre et sans jugement bien sûr, pas ce genre d’attention qui guette de quoi apporter de l’eau au moulin de nos préjugés et écarter le reste! Commençons par l’attention à ce que nos sens perçoivent des choses. Voici une pâquerette dans un gazon. Nous aurions peut-être tendance à y jeter un coup d’œil sans ralentir notre marche et conclure que c’est une pâquerette, et que nous savons exactement ce que c’est – ce qui la rend d’ailleurs parfaitement inintéressante. Mais l’avons-nous regardé en détail ? La pâquerette a des pétales qui ne sont pas monochromes, mais aussi un pistil, un cœur, sa tige se tient comme ci comme ça, elle est à une certaine hauteur. Avons-nous demandé le concours de nos autres sens? Qu’est-ce que ça sent, le nez dans l’herbe au niveau d’une pâquerette? Est-ce qu’elle est douce à toucher? Et si on en mange un bout, ça a quel goût et quel effet? Il ne manque pas de pâquerettes en ce moment, nous aurions tout le matériel nécessaire ! S’intéresser aux détails par une attention précise est un des moyens de découvrir les “choses-mêmes”.

S’intéresser aux détails est une des façons, il y en a un autre: l’attention ouverte. Quand nous y portons une attention bienveillamment ouverte, c’est à dire défocalisée, nous cessons de fixer la pâquerette comme une accusée, et notre vision s’élargit. Si nous y arrivons, nous verrons la pâquerette entre deux brins d’herbe, mais aussi ces brins d’herbe dans le gazon, le jardin, les arbres et leur verticalité, les oiseaux, nous sentirons les odeurs des fleurs voisines et le vent sur notre tête, le ciel éclairé de soleil. Notre conscience décrispée s’ouvrira tranquillement car personne ni même la conscience n’aime la crispation. Et vous savez pourquoi? parce que c’est fatigant.

Pourquoi n’agissons-nous pas de la façon la plus agréable? Parce que nous préférons la distraction. Nous sommes les enfants du zapping et du nulle part et la plupart de nos enfants encore davantage. Cette inattention nous enferme dans l’ignorance de ce qui nous entoure, jusqu’au feu rouge qu’on grille sans s’en apercevoir, ou au radar mille fois longé qu’on oublie, je vous en parle d’expérience, je viens de me faire flasher deux fois à un carrefour que je connais par cœur. Et ce qui la provoque, c’est ce que Castaneda appelle l’auto-contemplation et ce que les bouddhistes nomment conscience repliée sur elle-même, dans la pensée de notre personne et de ce qui lui arrive, de son histoire. En ce qui concerne le radar, c’est en effet ce qui se passait. Penser de la sorte est une grande perte d’énergie, et cette habitude de se saisir de son histoire et de la cristalliser est considérée comme une grande cause des souffrances humaines qui empêche la connaissance de la réalité.

Car la “personne” Berthe ou Alfred est une construction du mental, qui utilise la mémoire et la focalisation pour se recréer à chaque instant. On peut vivre sans, comme le montrent les bébés ou les amnésiques, qui vivent sans être la personne qu’ils furent, refusant même parfois de la reprendre si d’aventure ils la retrouvent. Et ne vous êtes-vous jamais réveillés un matin sans savoir qui et où vous étiez, tout en sachant que vous étiez en vie? Pourquoi cette panique ce “où suis-je et quelle heure est-il”, qui est aussi paraît-il la première question de ceux qui sortent du coma? Pourquoi cette addiction au mental qui étiquette?

Notre esprit est limité, il ne sait pas ce que sera sa prochaine pensée, ni quelle sera la prochaine voiture qui passera sur le boulevard. Il ne se souvient plus de ce qu’il pensait à la troisième bouchée de son petit déjeuner – enfin le mien au moins. Il ne sait pas grand chose de son propre fonctionnement, même pas comment appuyer sur off, parfois il nous fatigue, parfois il nous attriste et parfois il nous amuse, mais nous ne savons pas comment. C’est pourtant à lui que nous faisons confiance, ce sont ses enseignements que nous transmettons aux générations qui nous suivent. Le savoir fondé sur le mental est bien ignorant.

En agissant comme nous le faisons, nous observons le monde et nous nous construisons à partir de ce que Castaneda appelle notre “point d’assemblage”. De quel assemblage parle-t-il? Celui des divers éléments d’information et d’énergie qui déterminent ce qu’il nomme notre site et notre poste d’observation et de compréhension du monde. Ce point est bien sûr différent selon les espèces, de telle sorte que le ver de terre ne voit et n’interprète pas de la même façon le monde que l’aigle dans le ciel ou le poisson dans la rivière. En un mot notre perception et notre connaissance du monde dépend de notre point d’assemblage. Ceci entraine deux conséquences. La première c’est que si le monde diffère selon les points d’assemblage, il n’est pas si réel que ça, il est plutôt le résultat du traitement cérébral de chaque individu.  La deuxième, c’est que si on parvient à modifier le point d’assemblage, on découvrira d’autres mondes. A partir de là, Don Ruiz entrainera Castaneda dans des mondes qu’il ignorait.

Mais quels que soient les mondes visités et les points d’assemblage, si on reste dans une perception duelle entretenue par nos pensées, nos émotions et notre esprit : moi et eux, on reste dans une ignorance profonde, selon les bouddhistes et l’Advaita Vedanta hidouïste car il n’est pas possible de sortir de l’ignorance par le savoir, qui reste bloqué dans le deux, c’est à dire la vision séparatiste du monde: moi-le reste, mais par la connaissance qui ramène à l’unité profonde et véritable. Connaissance ou plus exactement co-naiss-ance: c’est à dire, élément par élément “état de naissance avec”, avec quoi, donc? Avec la totalité, le Un.

Pourtant jamais plus qu’aujourd’hui le savoir ne nous a menés si près des portes de la connaissance. L’intelligence des sciences nous apprend que l’univers n ‘est pas duel. Il n’y a pas de guerre entre le soleil et la lune, ou entre la voie lactée et une des 170 milliards de galaxies de l’univers visible. La structure des atomes est la même partout et le vide qui sépare les corps célestes n’est désormais ni vide, ni séparante. Au contraire, elle est lien d’information et elle unit les corps entre eux.

Dès lors, considérer que le monde est duel c’est faire preuve d’une ignorance que Bouddha appelle l’ignorance fondamentale. Elle procède de l’oubli de notre origine une et sans forme, oubli qui conduit à notre identification à une forme. De là ce que Bouddha nomme la “propension fondamentale” que nous avons à nous construire un égo. Ensuite, tant que la dualité règne en maître dans notre esprit, se met en place une forme d’inquiétude qui amène notre mental, notre jugeote, dirait-on positivement, à gérer nos relations. Il va falloir ignorer ceux qui nous indiffèrent, mieux être avec ceux pour qui nous avons un mouvement d’attraction, mieux nous défendre des autres. C’est le troisième voile que Bouddha appelle “le voile des passions”. Enfin, le quatrième voile est celui du karma. L’ignorance fondamentale nous ayant conduit à nous prendre pour quelqu’un, à nous placer entre les autres entités dans des rapports polarisés et localisés, il s’ensuit naturellement des actes qui s’inscriront chez Google Dieu et dont nous n’échapperons pas aux conséquences… Notons que le tao fait correspondre à ces quatre voiles les quatre diaphragmes du corps.

Or nous savons que tout passe, et que tout passe par notre cerveau et notre corps, c’est pourquoi on dit que cela n’a pas d’existence propre, ce qui est différent de pas d’existence du tout. La représentation symbolique de cet aspect des choses, qu’on trouve aussi bien chez les Grecs et les Romains que chez les Chinois, est celle de la déesse se regardant dans le miroir. Le miroir existe, et l’image reflétée aussi. Mais ils n’ont pas d’existence propre et si Vénus s’éloigne que restera-t-il de l’image? Et qu’est-ce qu’un miroir qui ne reflèterait rien? L’image n’est pas rien, c’est seulement l’ombre de ce qui vit, et pour reprendre le vieux proverbe de l’ombre et de la proie, depuis des millénaires nous lâchons la proie pour l’ombre, sans voir la source et le maintien des choses.

Et donc, même quand notre cerveau a fait le travail de compréhension intellectuelle, nous restons ignorants. Au moins nous savons que nous sommes ignorants, et c’est déjà un pas énorme. Mais comme nous ne savons pas ce que c’est que cet état non duel, nous n’en connaissons pas l’accès non plus, parce que nous l’avons oublié.

L’oubli de cette totalité, que Bouddha nomme l’oubli de notre origine, et les chrétiens l’oubli de Dieu est la racine principale de l’ignorance. Se détourner de Dieu, de cette intelligence d’amour infinie est La racine du malheur, de tous les malheurs de nos vies. C’est la marque de l’ignorance même. Non seulement nous avons ignoré Dieu mais nous l’avons insulté, alors que reconnaître notre véritable filiation nous donnerait tout l’amour du monde, toute la puissance, y compris sur la mort, sur le temps et sur l’espace. De notre site charnel, nous sommes coincé dans le spatio-temporel, tous condamnés à mort. Même Jésus le disait dans Saint Jean, que par lui-même il ne savait rien: “Le Fils ne peut rien faire de sa propre initiative; il agit seulement d’après ce qu’il voit faire au Père.” Par contre, ajoutait-il: ” Tout ce que fait le Père, le Fils le fait également,  car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait.” Mais comment rencontrer le Père ? Les apôtres avaient répondu à Jésus avec un peu de mauvaise humeur quand celui ci leur avait dit qu’il leur préparait une place dans Son royaume, que ça leur faisait une belle jambe. Dans le texte ça donne plus exactement ceci: “Seigneur, nous ne savons pas où tu vas, comment saurions-nous comment y aller? “… La réponse pourtant a été donnée par toutes les traditions de tous les continents: se tenir tranquille et regarder dedans. Pourquoi? Parce que la porte est à l’intérieur.

Ce royaume, cette maison selon les bouddhistes qui prônent “le retour à la maison”, n’est donc pas celle des trois petits cochons, elle est encore plus ténue que la maison de paille, elle n’a rien, elle n’est pas une maison et pourtant c’est chez nous. Nous y étions avant de prendre corps dans le ventre maternel, nous y retournerons, et elle est toujours là car elle Est. Elle n’a ni lieu ni forme, pas plus que notre visage avant notre naissance. Ce que cherche l’ignorant conscient qu’il ignore la vérité, c’est cela, un visage sans visage et une maison sans maison, qui Est. En d’autres termes, le vide, un vide plein d’amour mais débarrassé de tout ce dont nous le remplissons. Catherine de Sienne s’est entendue dire: “Tu n’es rien je suis tout, fais-toi capacité”. Capacité, c’est-à-dire capacité d’accueil. Catherine avait à accueillir où? Dedans. Or pour accueillir que faut-il? il faut de la place, et la place, qu’est-ce que c’est? c’est du vide. Ce n’est donc pas vers l’extérieur que nous sortirons de cette ignorance maléfique, mais en apprenant à tourner notre regard vers l’intérieur où se trouvent cachés l’absolu de l’amour et de l’intelligence.

Toutes les traditions affirment que sortir de notre ignorance (aussi appelée cécité ou aveuglement) nous sortira du chagrin, nous donnera la vérité et la liberté, l’amour et la puissance. Alors comment battre en brèche cette ignorance, effilocher les voiles? Bouddha répond en disant que si l’esprit est un bon outil pour gérer les expériences duelles, il est fragile, inconstant, agité voire spasmé comme un poisson tiré de son eau. Osho conseillait aux amis de leur mental un court exercice: noter pendant dix minutes toutes les pensées qui les traversent. Autant qu’on pourrait, ajouterai-je en agitée du bocal, chez qui la sténo serait encore en échec tant les pensées dans mon esprit se superposent se télescopent et s’entrecroisent… Quand le diagnostic est enfin clair, le chemin est d’abord l’apaisement du mental, et les traditions convergent vers la méditation, ou l’oraison selon un terme chrétien. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire de chercher Dieu ou cette nouvelle forme de conscience délivrée pour avoir envie d’apaiser l’esprit. Ainsi les instructeurs de la pleine conscience, méthode de méditation particulièrement adaptée au calme de l’esprit, enseignent leurs pratiques dans les entreprises et les écoles plutôt que dans les temples et les ashrams.

Une fois le cerveau ralenti, on n’est pas encore arrivé car notre cœur fait des siennes. Il oublie la paix, il s’emporte de haine ou d’amour, se remplit de désirs et de regrets. Il est rare qu’il soit tranquillement détaché de tout et équanime, c’est à dire si vaste que tout a place également en lui, le bon et le mauvais, notre amoureux et… sa maîtresse, et les autres. D’ailleurs, nous ne savons pas ce que serait un tel état, si bien que nous avons tendance à être rétifs à l’injonction de détachement. Ne serait-ce pas immoral de ne plus aimer notre amoureux ou notre enfant comme nous en avons l’habitude par exemple ? A première vue oui, mais au fond, qu’en savons-nous puisque nous sommes ignorants de l’état qui le remplace ?

Et là peut-être s’éclaire ici une phrase du Christ que dans l’état de mon ignorance je n’ai pas comprise pendant des décennies. C’est celle-ci: “Qui ne renonce pas à lui-même ne peut pas me suivre. ” Mes neurones étant ce qu’ils sont j’en ai conclu que je devais me contraindre à plus d’altruisme et d’amour. Cela pourrait être pire, d’accord, mais cela reste à côté de la plaque. Car ce que j’ai construit c’est un autre moi-même un peu plus gentil que le premier moi-même. Donc, je suis toujours à la case départ. Il y a peu, j’ai compris qu’il fallait renoncer complètement à être quelqu’un : un gentil ou un méchant, qu’importe au fond… Lâcher prise. Jusqu’au bout. Par exemple, comme le conseille Bouddha, cesser l’identification de moi à ce que je vis, je pense, je sens. J’ai compassion pour quelqu’un? Non, il y a compassion. Je suis en colère? Non plus. Arnaud Desjardin parlait de lui à la troisième personne, comme Jules César d’ailleurs. C’est à se demander si Jules César n’était pas un être éveillé …

Bref. L’ampleur de la révolution que cela amènerait dans la façon de vivre et dans l’échelle des connaissances est indiscernable. Seul, on n’y arrive pas, et il est inutile de chercher à la savoir, ni à savoir quand et comment les voiles se déchireront, selon Bouddha, ou quand le maître de maison reviendra, selon le Christ. Mais au moins admettant que nous ne savons rien, nous redevenons disponibles à la connaissance comme des petits enfants, mais conscients du processus.  Conscients que toutes nos ignorances ne servent à rien d’autre qu’à nous accorder l’émerveillement d’apprendre. Et si explorant les terres de l’ignorance, d’ignorances en ignorances nous arrivons à la notion de la seule véritable ignorance, nous tiendrons un fil pour préparer la voie à la clarté qui transcende toute intelligence, la connaissance.

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